LAVIE DE L’APÔTRE SAINT JACQUES (LE
MINEUR)
Jacques veut dire, qui renverse, qui supplante celui qui
se hâte, qui prépare. Ou bien il se tire de ia,
qui signifie Dieu, et cobar, charge, poids. Ou
bien Jacques vient de jaculum, javelot, et tope,
coupure, coupé par des javelots. Or, on le dit qui renverse parce qu’il
renversa le monde par le mépris qu’il en fit : il supplanta le démon qui
est toujours hâtif : il prépara son corps à toutes sortes de bonnes œuvres.
Les mauvaises passions résident en nous par trois causes, ainsi que le dit
saint Grégoire de Nysse : par mauvaise
éducation, ou conversation, par mauvaise habitude du corps, ou par vice d’ignorance.
Elles se guérissent, ajoute le même auteur, par la bonne habitude, par le bon
exercice, et par l’étude de bonne doctrine. Ce fut ainsi que saint Jacques se
guérit et qu’il eut son corps préparé à toutes sortes de bonnes œuvres. Il fut
un poids divin par la gravité de ses mœurs ; il fut coupé par le fer, en
souffrant le martyre.
Saint Jacques, Apôtre, est appelé Jacques d’Alphée, c’est-à-dire fils d’Alphée,
frère du Seigneur, Jacques le mineur, et Jacques le Juste. On l’appelle Jacques
d’Alphée, non seulement selon la chair, mais encore selon l’interprétation du
nom : car Alphée veut dire docte, document, fugitif, ou bien millième. Il
est nommé Jacques d’Alphée, parce qu’il fut docte, par inspiration de science ;
document, par l’instruction des autres ; fugitif, du monde, qu’il méprisa;
et millième, par sa réputation d’humilité. On le nomme frère du Seigneur, parce
qu’il lui ressemblait au point que beaucoup les prenaient l’un pour l’autre en
les voyant. Ce fut pour cela que lorsque les Juifs vinrent se saisir de JÉSUS-CHRIST,
de peur de prendre Jacques à sa place, Judas qui, vivant avec eux, savait les
distinguer, leur donna pour signal le baiser. C’est encore le témoignage de
saint Ignace en son épître saint Jean l’évangéliste, où il dit : « Si
cela m’est possible, je veux vous aller joindre à Jérusalem, pour voir ce
vénérable Jacques, surnommé le juste, qu’on dit ressembler à JÉSUS-CHRIST de
figure, de vie, et de manière d’être, comme s’ils avaient été deux jumeaux de
la même mère, ce Jacques dont on dit : « si je le vois, je vois en
même temps JÉSUS-CHRIST dans chacun de ses membres. » On l’appelle encore
frère du Seigneur, parce que JÉSUS-CHRIST et Jacques, qui descendaient de deux sœurs,
descendaient aussi, prétendait-on, de deux frères, Joseph et Cléophas, car on
ne le nomme pas frère du Seigneur parce qu’il aurait été le fils de Joseph, l’époux
de Marie, mais d’une autre femme, d’après certains témoignages, mais parce qu’il
était fils de Marie, fille de Cléophas : Et ce Cléophas fut bien le frère
de Joseph, époux de Marie, quoique maître Jean Beleth (ch. CXXIV) dise que
Alphée, père de Jacques dont nous parlons, fut frère de Joseph, époux de Marie.
Ce que personne ne croit. Or, les Juifs appelaient frères ceux qui étaient
parents des deux souches. Ou bien encore on l’appelle frère du Seigneur en
raison de la prérogative et de l’excellence de sa sainteté pour laquelle, de
préférence aux autres Apôtres, il fut ordonné évêque de Jérusalem. On l’appelle
encore Jacques le mineur, pour le distinguer de Jacques le majeur, fils de
Zébédée ; car, quoique Jacques de Zébédée eût été plus âgé, il fut cependant
appelé après lui. De là vient la coutume qui s’observe dans la plupart des
maisons religieuses, que celui qui vient le premier s’appelle major, et
celui qui vient le dernier s’appelle minor,
quand bien même celui-ci serait plus ancien d’âge ou plus digne par sa sainteté.
On l’appelle aussi Jacques le Juste, à cause du mérite de son excellentissime
sainteté : car, d’après saint Jérôme, il fut en telle révérence et
sainteté au peuple, que c’était à qui pourrait toucher le bord de son vêtement.
En parlant de sa sainteté, Hégésippe, qui vivait peu de temps après les Apôtres,
écrit, selon les Histoires ecclésiastiques : « Jacques, le
frère du Seigneur, généralement surnommé le Juste, fut chargé du soin de l’Église
depuis JÉSUS-CHRIST jusqu’à nos jours. Il fut saint dès le sein de sa mère ;
il ne but ni vin, ni bière ; il ne mangea jamais de viande ; le fer
ne toucha pas sa tête ; il n’usa jamais d’huile, ni de bain ; il
était toujours couvert d’une robe de lin. Il s’agenouillait tant de fois pour
prier que la peau de ses genoux était endurcie comme la plante des pieds. En
raison de cet état de justice extraordinaire et constante, il fut appelé juste
et abba, qui veut dire défense du peuple et justice.
Seul de tous les Apôtres, à cause de cette éminente sainteté, il avait la
permission d’entrer dans le saint des saints. » (Hégésippe). On dit encore
que ce fut le premier des Apôtres qui célébra la messe ; car, pour l’excellence
de sa sainteté, les Apôtres lui firent cet honneur de célébrer, 1er premier d’entre
eux, la messe à Jérusalem, après l’Ascension du Seigneur, même avant d’avoir
été élevé à l’épiscopat, puisqu’il est dit, dans les Actes, qu’avant son
ordination, les disciples persévéraient dans la doctrine enseignée par les Apôtres,
et dans la communion de la fraction du pain, ce qui s’entend de la célébration
de la messe : ou bien peut-être, dit-on qu’il a célébré le premier en
habits pontificaux, comme plus tard saint Pierre célébra la messe le premier à
Antioche, et envoya Marc à Alexandrie. Sa virginité fut perpétuelle, au
témoignage de saint Jérôme en son livre contre Jovinien.
Selon que le rapportent Josèphe et saint Jérôme, en son livre des Hommes
illustres, le Seigneur étant mort la veille du sabbat, saint Jacques fit vœu
de ne point manger avant de l’avoir vu ressuscité d’entre les morts ; et
le jour de la Résurrection, comme il n’avait pris jusque-là aucune nourriture,
le Seigneur lui apparut ainsi qu’à ceux qui étaient avec lui, et dit :
« Mettez la table et du pain. » Puis prenant le pain, il le bénit et
le donna à Jacques le Juste en disant : « Lève-toi, mon frère, mange,
car le Fils de l’homme est ressuscité des morts. » La septième année de
son épiscopat, les Apôtres s’étant réunis à Jérusalem, saint Jacques leur
demanda quelles merveilles le Seigneur avait opérées par eux devant le peuple ;
ils les lui racontèrent. Saint Jacques et les autres Apôtres prêchèrent,
pendant sept jours, dans le temple, en présence de Caïphe et de quelques autres
Juifs qui étaient sur le point de consentir à recevoir le baptême, lorsque tout
à coup un homme entra dans le temple et se mit à crier : « Ô
Israélites, que faites-vous ? Pourquoi vous laissez-vous tromper par ces
magiciens ? » Or, il émut si grandement le peuple, qu’on voulait
lapider les Apôtres. Alors il monta sur les degrés d’où prêchait saint Jacques,
et le renversa par terre, depuis ce temps-là il boita beaucoup. Ceci arriva à
saint Jacques la septième année après l’Ascension du Seigneur.
La trentième année de son épiscopat, les Juifs n’ayant pu tuer saint
Paul, parce qu’il en avait appelé à César et qu’il avait été envoyé à Rome,
tournèrent contre saint Jacques leur tyrannie et leur persécution. Hégésippe,
contemporain des Apôtres, raconte, et on le trouve aussi dans l’Histoire
ecclésiastique(1), que les juifs cherchant
l’occasion de le faire mourir, allèrent le trouver et lui dire :
« Vous t’en prions, détrompe le peuple de la fausse opinion où il est que JÉSUS
est le CHRIST. Vous te conjurons de dissuader, au sujet de JÉSUS, tous ceux qui
se rassembleront le jour de Pâques. Tous nous obtempérerons à ce que tu diras,
et nous, comme le peuple, nous rendrons de toi ce témoignage que tu es juste et
que tu ne fais acception de personne. » Ils le firent donc monter sur la
plate-forme du temple et lui dirent en criant à haute voix : « Ô, le
plus juste des hommes auquel nous devons tous obéir, puisque le peuple se
trompe au sujet de JÉSUS qui a été crucifié, expose-nous ce qu’il t’en
semble. » Alors? saint Jacques répondit d’une voix forte : « Pourquoi
m’interrogez-vous touchant le Fils de l’homme, voici qu’il est assis dans les
cieux, à la droite de la puissance souveraine, et qu’il doit venir pour juger
les vivants et les morts. » En entendant ces paroles, les chrétiens furent
remplis d’une grande joie et écoutèrent l’Apôtre volontiers, mais les
Pharisiens et les Scribes dirent : « Nous avons mal fait en
provoquant ce témoignage de JÉSUS, montons donc et nous le précipiterons du
haut en bas, afin que les autres effrayés n’aient pas la présomption de le
croire. » Et tous à la fois s’écrièrent avec force : « Oh !
oh ! le juste est aussi dans l’erreur. » Ils montèrent et le jetèrent
en bas, après quoi, ils l’accablèrent sous une grêle de pierres en disant :
« Lapidons Jacques le Juste. » Il ne fut cependant pas tué de sa
chute, mais il se releva et se mettant sur ses genoux, il dit : « Je
vous en prie, Seigneur, pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’ils font. »
Alors un des prêtres, qui était des enfants de Rahab,
s’écria : « Arrêtez, je vous prie, que faites-vous ? C’est pour
vous que prie ce juste, et vous le lapidez ! » Or, l’un d’entre eux
prit une perche de foulon, lui en asséna un violent coup sur la tête et lui fit
sauter la cervelle. C’est ce que raconte Hégésippe. Et saint Jacques trépassa
au Seigneur par ce martyre sous Néron qui régna l’an 57 ; il fut
enseveli au même lieu auprès du temple. Or, comme le peuple voulait venger sa
mort, prendre et punir ses meurtriers, ceux-ci s’enfuirent aussitôt.
- Josèphe
rapporte (liv. VII) que ce fut en punition du péché de la mort de Jacques
le Juste qu’arrivèrent la ruine de Jérusalem et la dispersion des Juifs ;
mais ce ne fut pas seulement pour la mort de saint Jacques, mais principalement
pour la mort du Seigneur qu’advint cette destruction, selon ce qu’avait dit le
Sauveur : « Ils ne te laisseront pas pierre sur pierre, parce que tu
n’as pas connu le temps auquel Dieu t’a visitée. » Mais parce que le
Seigneur ne veut pas la mort du pécheur, et afin que les Juifs n’eussent point
d’excuses, pendant 40 ans, il attendit qu’ils fissent pénitence, et par
les Apôtres, particulièrement par saint Jacques, frère du Seigneur, qui
prêchait continuellement au milieu d’eux, il les rappelait au repentir. Or,
comme il ne pouvait les rallier par ses avertissements, il voulut, du moins les
effrayer par des prodiges : car, dans ces 40 ans qui leur furent
accordés pour faire pénitence, on vit des monstruosités et des prodiges.
Josèphe les raconte ainsi : Une étoile extraordinairement brillante, qui
avait une ressemblance frappante avec une épée, paraissait menacer la ville qu’elle
éclaira d’une lumière fatale pendant une année entière. À une fête des Azymes,
sur la neuvième heure de la nuit, une lueur si éclatante entoura l’autel et le
temple que l’on pensait qu’il fit grand jour. À la même fête, une brebis que l’on
menait pour l’immoler mit au monde un agneau, au moment où elle était entre les
mains des ministres. Quelques jours après, vers le coucher du soleil, on vit
des chars et des quadriges portés dans toute la région de l’air, et des
cohortes de gens armés s’entrechoquant dans les nuages et cernant la ville de
bataillons improvisés. En un autre jour de fête, qu’on appelle Pentecôte, les
prêtres, étant la nuit dans le temple intérieur pour remplir le service
ordinaire, ressentirent des mouvements et un certain tumulte ; en même
temps, ils entendirent des voix qui criaient : « Sortons de ces
demeures. » Quatre ans avant la guerre, un homme nommé Jésus, fils d’Ananias, venu à là fête des tabernacles, se mit tout à coup
à crier : « Voix du côté de l’orient, voix du côté de l’occident,
voix du côté des quatre vents, voix contre Jérusalem et contre le temple, voix
contre les époux et les épouses, voix contre tout le peuple. » Cet homme
est pris, battu, fouetté, mais il ne savait dire autre chose, et, plus on le
frappait, plus haut il criait. On le conduit alors au juge qui l’accable de
cruels tourments, il le fait déchirer au point qu’on voyait ses os, mais il n’eut
ni une prière ni une larme ; à chaque coup qu’on lui assénait, il poussait
les mêmes cris avec un certain hurlement ; à la fin il ajouta :
« Malheur ! malheur à Jérusalem ! » (Récit de Josèphe.)
(1) Eusèbe,
livre II, ch. XXIII - Lib. II, R. DCCCXX, p. 546. (Migne).
Or, comme les Juifs n’étaient pas convertis par ces avertissements, et
qu’ils ne s’épouvantaient point de ces prodiges, quarante ans après, le
Seigneur amena à Jérusalem Vespasien et Tite qui détruisirent la ville de fond
en comble. Et voici ce qui les fit venir à Jérusalem ; on le trouve dans
une histoire apocryphe : Pilate, voyant qu’il avait condamné JÉSUS
innocent, redouta la colère de l’empereur Tibère, et lui dépêcha, pour porter
ses excuses, un courrier du nom d’Albin : or, à la même époque, Vespasien
avait le gouvernement de la Galatie au nom de Tibère-César. Le courrier fut
poussé en Galatie par les vents contraires et amené à Vespasien. C’était une
coutume du pays que quiconque faisait naufrage appartenait corps et biens au
gouverneur. Vespasien s’informa qui il était, d’où il venait, et où il allait.
« Je suis, lui répondit-il, habitant de Jérusalem, je viens de ce pays et
j’allais à Rome. » Vespasien lui dit : « Tu viens de la terre
des sages, tu connais la science de la médecine, tu es médecin, tu dois me
guérir. » En effet Vespasien, dès son enfance, avait une espèce de ver
dans le nez. De là son nom de Vespasien. Cet homme lui répondit : « Seigneur,
je ne me connais pas en médecine, aussi ne te puis-je guérir. » Vespasien
lui dit : « Si tu ne me guéris, tu mourras. » Albin répondit :
« Celui qui a rendu la vue aux aveugles, chassé les démons, ressuscité les
morts, celui-là sait que j’ignore l’art de guérir. » « Et quel est,
répliqua Vespasien, cet homme dont tu racontes ces merveilles ? »
Albin lui dit : « C’est JÉSUS de Nazareth que les Juifs ont tué par
jalousie ; si tu crois en lui, tu obtiendras ta guérison. » Et
Vespasien dit : « Je crois, car puisqu’il a ressuscité les morts, il
pourra aussi me délivrer de cette infirmité. » Et comme il parlait ainsi,
des vers lui tombèrent du nez et tout aussitôt il recouvra la santé. Alors Vespasien,
au comble de la joie, dit : « Je suis certain qu’il fut le Fils de
Dieu celui qui a pu me guérir. Eh bien ! J’en demanderai l’autorisation à
César : j’irai à main armée à Jérusalem anéantir tous les traîtres et les
meurtriers de JÉSUS. » Puis il dit à Albin, le messager de Pilate :
« Avec ma permission, tu peux retourner chez toi, ta vie et tes biens
saufs. » Vespasien alla donc à Rome et obtint de Tibère-César la
permission de détruire la Judée et Jérusalem. Alors, pendant plusieurs années,
il leva plusieurs corps de troupes ; c’était au temps de l’empereur Néron,
quand les Juifs se furent révoltés contre l’empire. Ce qui prouve, d’après les
chroniques, qu’il ne le fit pas par zèle pour JÉSUS-CHRIST, mais parce que les
Juifs avaient secoué la domination des Romains. Vespasien arriva donc à
Jérusalem avec une nombreuse armée, et au jour de Pâques, il investit la ville
de toutes parts, et y enferma une multitude infinie de Juifs venus pour
célébrer la fête.
Pendant un certain espace de temps, avant l’arrivée de Vespasien à
Jérusalem, les fidèles qui s’y trouvaient, avertis par le Saint-Esprit de s’en
aller, se retirèrent dans une ville nommée Pella, au-delà du Jourdain, afin que
les hommes saints ayant quitté la cité, la justice divine pût exercer sa vengeance
sur ce pays sacrilège, et sur ce peuple maudit. La première ville de la Judée
attaquée fut celle de Jonapatam, dont Josèphe était
le commandant et le chef, mais Josèphe opposa avec ses hommes une vigoureuse
résistance. Cependant, comme il voyait la ruine prochaine de cette place, il
prit onze Juifs avec lesquels il s’enferma dans un souterrain où, après avoir
éprouvé pendant quatre jours les horreurs de la faim, ces Juifs, malgré
Josèphe, aimèrent mieux mourir que de se soumettre au joug de Vespasien :
ils préféraient se tuer les uns les autres et offrir leur sang en sacrifice à
Dieu. Or, parce que Josèphe était le plus élevé en dignité parmi eux, ils
voulaient le tuer le premier, afin que Dieu fût plus vite apaisé par l’effusion
de son sang, ou bien ils voulaient se tuer mutuellement (c’est ce qu’on voit dans
une chronique), afin de ne pas se rendre aux Romains. Mais Josèphe, en homme de
prudence qui ne voulait pas mourir, s’établit juge de la mort et dit sacrifice,
et ordonna qu’on tirerait au sort deux par deux, à qui serait tué le premier
par l’autre. On tira donc le sort qui livra à la mort tantôt l’un, tantôt l’autre,
jusqu’au dernier avec lequel Josèphe avait à tirer lui-même. Alors Josèphe, qui
était fort et adroit, lui enleva son épée et lui demanda de choisir la vie ou
la mort en lui intimant l’ordre de se prononcer sur-le-champ. Cet homme effrayé
répondit : « Je ne refuse pas de vivre, si, grâce à vous, je puis
conserver la vie. » Alors Josèphe parla en secret à un des familiers de
Vespasien, que lui-même connaissait bien aussi, et demanda qu’on lui laissât la
vie. Et ce qu’il demanda, il l’obtint. Or, quand Josèphe eut été amené devant
Vespasien, celui-ci lui dit : « Tu aurais mérité la mort, si tu n’avais
été délivré par les sollicitations de cet homme. » « S’il y a eu
quelque chose de mal fait, répondit Josèphe, on peut le tourner à bien. »
Vespasien reprit : « Un vaincu, que peut-il faire ? »
Josèphe lui dit : « Je puis faire quelque chose, si je sais me faire
écouter favorablement. » Vespasien répondit : « Soit, parle
convenablement, et si tu dis quelque chose de bon, on t’écoutera
tranquillement. » Josèphe reprit : « L’empereur romain est mort,
et le Sénat t’a fait empereur. » « Puisque tu es prophète, dit
Vespasien, pourquoi n’as-tu pas prédit à cette ville qu’elle devait tomber en
mon pouvoir ? » « Je le lui ai prédit pendant quarante
jours », répondit Josèphe. En même temps arrivent les députés romains,
proclamant que Vespasien est élevé à l’empire, et ils le conduisent à Rome.
Eusèbe en sa chronique témoigne aussi que Josèphe prédit à Vespasien, et la
mort de l’empereur, et son élévation. Alors Vespasien laissa Tite, son fils, au
siège de Jérusalem. Or, celui-ci, apprenant que son frère avait été proclamé
empereur (c’est ce qu’on lit dans la même histoire apocryphe), fut rempli d’un
tel transport de joie qu’une contraction nerveuse le saisit à la suite d’une
fraîcheur et qu’il fut paralysé d’une jambe. Josèphe apprenant que Tite était
paralysé, rechercha avec un soin extrême la cause et les circonstances de cette
maladie. La cause, il ne la put découvrir, ni on ne put lui dire de quelle
nature était la maladie ; pour le temps où elle s’est déclarée, il apprend
que c’est en entendant annoncer que son frère était élu empereur. En homme prévoyant
et sage Josèphe, avec ce peu de renseignements, se livra à des conjectures qui
lui firent trouver la nature de la maladie, par la circonstance où elle s’était
déclarée, à savoir : que sa position était le résultat d’un excès de joie
et d’allégresse. Or, ayant remarqué que les contraires se guérissent par les
contraires, sachant encore que ce qui est occasionné par l’amour se détruit
souvent par la douleur, il se mit à chercher s’il ne se trouvait personne en
butte à l’inimitié de ce prince. Il y avait un esclave tellement à charge à
Tite qu’il lui suffisait de le regarder pour être tout bouleversé ; son
nom, il ne le pouvait même entendre prononcer. Josèphe dit alors à Tite :
« Si tu souhaites être guéri, accueille bien tous ceux qui seront de ma
compagnie. » Tite répondit : « Quiconque viendra en ta compagnie
peut être certain d’être bien reçu. » Aussitôt Josèphe fit préparer un
festin, plaça sa table vis-à-vis de celle de Tite, et fit mettre l’esclave à sa
droite. En le voyant, Tite contrarié frémit de mécontentement, et, comme la
joie l’avait refroidi, la fureur où il se mit le réchauffa. Ses nerfs se
détendirent et il fut guéri. Après quoi Tite rendit ses bonnes grâces à son
esclave, et accorda son amitié à Josèphe. Peut-on s’en rapporter à cette histoire,
apocryphe ? Est-elle ou non digne de récit ? J’en laisse l’appréciation
au lecteur.
Or, le siège de Jérusalem dura deux ans. Au nombre des maux qui firent
le plus souffrir les assiégés, il faut tenir compte d’une famine si affreuse
que les parents arrachaient leur nourriture à leurs enfants, les maris à leurs
femmes, et les femmes à leurs maris, non seulement d’entre les mains, mais même
d’entre les dents ; les jeunes gens les plus robustes par l’âge,
semblables à des spectres errant par les rues, tombaient d’inanition tant ils
étaient pressés par la faim. Ceux qui ensevelissaient les morts tombaient
souvent morts sur les morts eux-mêmes. Comme on ne pouvait soutenir la puanteur
des cadavres, on les fit ensevelir au dépens du trésor public. Et quand le
trésor fut épuisé, on jeta au-dessus des murs les cadavres qui s’amoncelaient.
Tite, en faisant le tour de la place, vit les fossés remplis de corps morts
dont la puanteur infectait le pays ; alors il leva les mains au ciel en
pleurant, et il dit : « Ô Dieu, tu le vois, ce n’est pas moi qui en
suis l’auteur. » Car la famine était si grande dans Jérusalem qu’on y
mangeait les chaussures et les courroies. Pour comble d’horreur, une dame de
noble race et riche, ainsi qu’on le lit dans l’Histoire ecclésiastique,
avait été dépouillée de tout par des brigands qui se jetèrent sur sa maison, et
ne lui laissèrent absolument rien à manger. Elle prit dans ses bras son fils
encore à la mamelle, et lui dit : « Ô fils, plus malheureux encore
que ta malheureuse mère ! à quoi te réserverai-je ? sera-ce à la
guerre ou à la faim, ou encore au carnage ? Viens donc à cette heure, ô
mon enfant, sois la nourriture de ta mère, le scandale des brigands, et l’entretien
des siècles. » Après avoir dit ces mots, elle égorgea son fils, le fit
cuire, en mangea une moitié et cacha l’autre. Et voici que les brigands, qui
sentaient l’odeur de la viande cuite, se ruent incontinent dans la maison, et
menacent cette femme de mort, si elle ne leur donne la viande. Alors, elle
découvrit les membres de l’enfant : « Voici, dit-elle, à vous a été
réservée la meilleure part. » Mais ils furent saisis d’une horreur telle
qu’ils ne purent parler. « C’est mon fils, ajouta-t-elle, c’est moi qui ai
commis le crime ; mangez sans crainte, j’ai mangé la première de l’enfant
que j’ai mis au monde ; n’ayez garde d’être plus religieux qu’une mère et
plus délicats que des femmes ; si la pitié vous domine, et si vous
éprouvez de l’horreur, je mangerai tout entier ce dont j’ai déjà mangé une
moitié. » Les brigands se retirèrent tout tremblants et effrayés. Enfin,
la seconde année de l’empire de Vespasien, Tite prit Jérusalem, la ruina,
détruisit le temple jusque dans ses fondements, et de même que les Juifs
avaient acheté JÉSUS-CHRIST trente deniers, de même Tite fit vendre trente
Juifs pour un denier. D’après le récit de Josèphe, quatre-vingt-dix-sept mille
Juifs furent vendus, et onze cent mille périrent par la faim et par l’épée.
On lit encore que Tite, en entrant dans Jérusalem, vit un mur d’une
grande épaisseur, et le fit creuser. Quand on y eut percé un trou, on y trouva
dans l’intérieur un vieillard vénérable par son aspect et ses cheveux blancs.
Interrogé qui il était, il répondit qu’il était Joseph, de la ville de Judée
nommée Arimathie, qu’il avait été enfermé et muré là pour avoir enseveli JÉSUS-CHRIST ;
et il ajouta que depuis ce moment, il avait été nourri d’un aliment céleste, et
fortifié par une lumière divine. Pourtant l’évangile de Nicodème dit que les
Juifs ayant reclus Joseph, JÉSUS-CHRIST en ressuscitant le tira de là et le
conduisît à Arimathie. On peut dire alors qu’après sa délivrance, Josèphe ne
cessa de prêcher JÉSUS-CHRIST et qu’il fut reclus une seconde fois. L’empereur
Vespasien étant mort, Tite, son fils, lui succéda à l’empire. Ce fut un prince
rempli de clémence, d’une générosité et d’une bonté telles que, selon le dire d’Eusèbe
dans sa chronique et le témoignage de saint Jérôme, un jour qu’il n’avait pas
fait une bonne action, ou qu’il n’avait rien donné, il dit : « Mes
amis, j’ai perdu ma journée. » Longtemps après, des Juifs voulurent
réédifier Jérusalem ; étant sortis de bon matin, ils trouvèrent plusieurs
croix tracées par la rosée, et ils s’enfuirent effrayés. Le lendemain matin,
dit Milet dans sa chronique, chacun d’eux trouva des croix de sang empreintes
sur ses vêtements. Plus effrayés encore, ils prirent de nouveau la fuite, mais
étant revenus le troisième jour, ils furent consumés par une vapeur enflammée
sortie des entrailles de la terre.
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