LA VIE DE SAINT MATTHIAS, APÔTRE
Matthias est
un nom hébreu qui signifie donné par Dieu, ou donation du Seigneur, ou humble,
petit, car il fut donné par le Seigneur quand il le choisit et le sépara du
monde, et en fit un des soixante-douze disciples. Il fut donation du Seigneur
quand, ayant été choisi par le sort, il mérita d’être du nombre des Apôtres. Il
fut petit, car toujours il garda une véritable humilité. Il y a trois sortes d’humilité,
dit saint Ambroise :
- la première d’affliction quand quelqu’un est
humilié,
- la seconde de considération qui vient de la
considération de soi,
- la troisième de dévotion qui procède
de la connaissance du Créateur. Saint Matthias eut la première en souffrant le
martyre, la seconde en se méprisant lui-même, la troisième en admirant la Majesté
de Dieu. Matthias vient encore de manu, qui veut dire bon, et thésis, qui
signifie placement. De là Matthias, le bon à la place du méchant, savoir de
Judas. Sa vie, qu’on lit dans les Églises, est attribuée à Bède.
Matthias
remplaça Judas dans l’apostolat. Mais voyons d’abord en peu de mots la
naissance et l’origine de ce Judas, le traître. On lit donc dans une histoire
(toutefois elle est apocryphe), qu’il y eut à Jérusalem un homme du nom de
Ruben, appelé autrement Simon, de la tribu de Dam, ou d’après saint Jérôme, de
la tribu d’Issachar, qui eut pour femme Cyborée. Or,
une nuit qu’ils s’étaient mutuellement rendus le devoir, Cyborée
s’endormit et eut un songe dont elle fut effrayée et qu’elle raconta comme il
suit à son mari avec sanglots et soupirs : « Il me semblait enfanter
un fils souillé de vices qui devait être la cause de la ruine de toute notre
nation. » Ruben lui dit : « Tu racontes là une chose affreuse qu’on
ne devrait jamais réciter, et tu as, je pense, été le jouet d’un esprit python. »
Elle lui répondit : « Si je m’aperçois que j’ai conçu, et si je mets
au monde un fils, il n’y aura certainement pas là d’esprit python ; dès
lors la révélation devient évidente. ». Or, son temps expiré, elle enfanta
un fils ; ses parents furent dans une grande angoisse et réfléchirent sur
ce qu’ils feraient de cet enfant ; comme ils avaient horreur de le tuer,
et qu’ils ne voulaient pas élever le destructeur de leur race, ils le placèrent
dans un panier de jonc qu’ils exposèrent sur la mer dont les flots le jetèrent
sur une île appelée Scarioth. Judas a donc pris de cette île son nom d’Iscarioth. Or, la reine de ce pays n’avait point d’enfant. Étant
allée se promener sur le bord de la mer, et voyant cette corbeille ballottée
par les flots, elle l’ouvrit. En trouvant cet enfant qui était de forme
élégante, elle dit avec un soupir : « Oh ! que n’ai-je la
consolation d’avoir un si grand enfant pour ne pas laisser mon royaume sans
successeur ! » Elle fit donc nourrir l’enfant en cachette, simula une
grossesse, enfin elle déclara mensongèrement avoir mis au monde un fils, et
cette grande nouvelle fut répandue par tout le royaume. Le prince fut dans l’ivresse
d’avoir un fils et le peuple en conçut une grande joie. L’enfant fut élevé avec
une magnificence royale. Mais peu de temps après la reine conçut du roi et elle
enfanta un fils à son terme. Les enfants avaient déjà grandi un peu, fort
souvent ils jouaient ensemble, et Judas tourmentait l’enfant du roi par de
fréquentes taquineries et par des injures, au point de le faire souvent
pleurer. Or, la reine, qui le souffrait avec chagrin, et qui savait que Judas
ne lui était de rien, le frappait souvent. Mais cela ne corrigea pas Judas de
molester l’enfant. Enfin le fait est divulgué, et Judas déclaré n’être pas le
vrai fils de la reine, mais un enfant trouvé. Après cette découverte, Judas
tout honteux tua, sans qu’on le vit, son frère putatif, le fils du roi.
Craignant d’être condamné à perdre la tête pour ce crime, il s’enfuit à
Jérusalem avec ceux qui étaient soumis au tribut, et se mit au service de la
cour de Pilate pour lors gouverneur, et comme qui se ressemble se rassemble, Pilate
trouva que Judas lui convenait et conçut pour lui une grande affection. Judas
est donc mis à la tête de la cour de Pilate, et tout se fait d’après ses
ordres. Un jour que Pilate regardait de son palais dans un verger enclos, il
fut pris d’une telle envie d’avoir des pommes qui s’y trouvaient qu’il faillit
presque tomber faible. Or, ce jardin appartenait à Ruben, le père de Judas,
mais Judas ne connaissait pas son père, ni Ruben ne connaissait son fils, parce
que, d’abord, Ruben pensait que son fils avait péri dans la mer, et ensuite que
Judas ignorait complètement qui était son père et quelle était sa patrie.
Pilate fit donc mander Judas et lui dit : « J’ai un si grand désir de
ces fruits que si j’en suis privé j’en mourrai. » Alors Judas s’empressa
de sauter dans l’enclos et cueillit des pommes au plus vite. Sur ces
entrefaites, arrive Ruben qui trouve Judas cueillant ses pommes. Alors voilà
une vive dispute qui s’engage : ils se disent des injures ; après les
injures, viennent les coups, et ils se font beaucoup de mal ; enfin Judas
frappe Ruben avec une pierre à la jointure du cou, et le tue ; il prend
ses pommes et vient raconter à Pilate l’accident qui lui est arrivé. C’était au
déclin du jour, et la nuit approchait, quand on trouva Ruben mort. On croit qu’il
est la victime d’une mort subite. Pilate concéda alors à Judas tous les biens
de Ruben, de plus, il lui, donna pour femme l’épouse de ce même Ruben. Or, un
jour que Ciborée poussait de profonds soupirs et que Judas son mari lui
demandait avec intérêt ce qui l’agitait, elle répondit : « hélas !
je suis la plus misérable des femmes, j’ai noyé mon petit enfant dans la mer et
j’ai trouvé mon mari mort avant le temps mais, de plus, voici que Pilate a
ajouté malheureusement une douleur à ma douleur, en me faisant marier au milieu
de la plus grande tristesse, et en m’unissant à toi contre ma volonté. »
Quand elle lui eut raconté tout ce qui avait trait au petit enfant, et que
Judas lui eut rapporté tous ses malheurs, il fut reconnu que Judas avait épousé
sa mère et qu’il avait tué son père. Touché de repentir, il alla, par le
conseil de Ciborée, trouver N. S. JÉSUS-CHRIST et lui demanda pardon de ses
péchés. Jusqu’ici c’est le récit de l’histoire apocryphe qui est laissée à l’appréciation
du lecteur, quoiqu’elle soit plutôt à rejeter qu’à admettre. Or, le Seigneur le
fit son disciple ; de disciple il l’élut Apôtre, et il l’eut en telle
confiance et amitié qu’il fit son procureur de celui que peu de temps après il
supporta comme traditeur : en effet, il portait la bourse et il volait ce
qu’on donnait à JÉSUS-CHRIST. Il fut marri, au temps de la Passion du Seigneur,
que le parfum, qui valait trois cents deniers, n’eût pas été vendu, pour les
pouvoir encore ravir. Alors il alla vendre son maître trente deniers, dont un
valait dix des deniers courants, et il se compensa ainsi de la perte des trois
cents deniers du parfum, ou bien, d’après le rapport de quelques personnes, il
volait la dixième partie de tout ce qu’on donnait pour JÉSUS-CHRIST, et pour la
dixième partie qu’il avait perdue du parfum, c’est-à-dire pour trente deniers,
il vendit le Seigneur. Il est vrai que touché de repentir il les rapporta et qu’il
alla se pendre avec un lacet, et s’étant pendu il a crevé par le milieu du
ventre et toutes ses entrailles se sont répandues, et il ne rejeta rien par la
bouche car il n’était pas convenable qu’elle fût souillée d’une façon si ignominieuse
après avoir été touchée par la glorieuse bouche de JÉSUS-CHRIST. Il était
encore convenable que les entrailles qui avaient conçu la trahison fussent
déchirées et répandues, et que la gorge par où la parole de trahison avait
passé fût étranglée avec un lacet. Il mourut en l’air, afin qu’ayant offensé
les anges dans le ciel et les hommes sur la terre, il fût placé ailleurs que
dans l’habitation des anges et des hommes, et qu’il fût associé avec les démons
dans l’air(1).
(1) Papias, évêque d’Hiérapolis, disciple de saint Jean,
affirme que Judas survécut à sa pendaison, mais que, devenu affreusement
hydropique, il fut écrasé par un char. Théophylacte
et Euthyme l’assurent aussi. - Après avoir rendu les
30 deniers, il passa chez Marie, la Mère de Jésus qui lui dit : ne fait
pas ce que tu as préparé, mon Fils te pardonnera. Mais lui ne voulant rien
entendre, il alla se pendre. Jésus commente : "Si
Judas s'était jeté aux pieds de la Mère en disant : "Pitié", la
Mère de la Pitié l'aurait recueilli comme un blessé." (Tome 9, chapitre 25).
Comme,
entre l’Ascension et la Pentecôte, les Apôtres étaient réunis pour la première
fois dans le Cénacle, Pierre voyant que le nombre des douze Apôtres était
diminué, nombre que le Seigneur avait choisi lui-même pour annoncer la Trinité
dans les quatre parties du monde, il se leva au milieu des frères et dit :
« Mes Frères, il faut que nous mettions quelqu’un à la place de Judas,
pour qu’il témoigne avec nous de la Résurrection de JÉSUS-CHRIST qui nous a dit :
« Vous me serez des témoins à Jérusalem, en toute la Judée, en Samarie, et
jusqu’aux extrémités de la terre ; et parce qu’un témoin ne peut rendre
témoignage que de ce qu’il a vu, il nous faut choisir un de ces hommes qui ont
toujours été avec nous, qui ont vu les miracles du Seigneur, et qui ont ouï sa
doctrine. » Et ils présentèrent deux des soixante-douze disciples, Joseph,
qui, pour sa sainteté, fut surnommé le Juste, frère de Jacques-Alphée, et Matthias,
dont on ne fait pas l’éloge. Il suffit, en effet, pour le louer, de dire qu’il
a été choisi comme Apôtre. Et s’étant mis en prières, ils dirent : « Seigneur,
vous qui connaissez les cœurs de tous les hommes, montrez lequel de ces deux
vous avez choisi pour remplir ce ministère et pour entrer dans l’apostolat que
Judas a perdu. » Ils les tirèrent au sort et le sort tombant sur Matthias,
celui-ci fut associé aux onze Apôtres. Il faut faire attention, dit saint
Jérôme, que l’on ne peut pas se servir de cet exemple pour tirer au sort, car
les privilèges dont jouissent quelques personnes ne font pas la loi commune. En
outre, dit Bède, jusqu’à la venue de la vérité, il fut permis de se servir des
figures, car la véritable Hostie fut immolée à la Passion, mais elle fut
consommée à la Pentecôte, et, dans l’élection de saint Matthias, on eut recours
au sort pour ne pas déroger à la loi qui ordonnait de chercher par le sort quel
serait le grand prêtre. Mais après la Pentecôte, la vérité ayant été proclamée,
les sept diacres furent ordonnés, non par la voie du sort, mais par l’élection
des disciples, par la prière des Apôtres et par l’imposition des mains. Quel
fut le sort qu’on employa ? Il y a là-dessus deux sentiments parmi les
saints Pères. Saint Jérôme et Bède veulent que ce sort fût de ceux dont il
gavait un très fréquent usage sous l’ancienne loi. Mais saint Denys, qui fut le
disciple de saint Paul, pense que c’est, chose irréligieuse de penser ainsi, et
il affirme que ce sort ne fut rien autre chose qu’une splendeur et un rayon de
la divine lumière qui descendit sur saint Matthias, comme un signe visible
indiquant qu’il fallait le prendre pour Apôtre. Voici ses paroles dans le livre
de la Hiérarchie ecclésiastique : Par rapport au sort divin qui
échut du ciel à Matthias, quelques-uns ont avancé, à mon avis, des propositions
qui ne sont pas conformes à l’esprit de la religion. Voici mon opinion : « Je
crois donc que les Saintes Lettrés ont nommé sort en cet endroit quelque
céleste indice par lequel fut manifesté au collège apostolique celui qu’avait
adopté l’élection divine. » Saint Matthias Apôtre eut en partage la Judée,
où il se livra avec ardeur à la prédication, et où, après avoir fait beaucoup de
miracles, il reposa en paix. On lit dans quelques manuscrits qu’il endura le
supplice de la croix, et que c’est après avoir été couronné par ce genre de
martyre, qu’il monta au ciel. Son corps a été, dit-on, enseveli à Rome en l’Église
de Sainte-Marie-Majeure, dans une pierre de porphyre, et dans le même lieu, on
montre sa tête au peuple. Voici ce qu’on lit dans une légende(2)
conservée à Trèves. Matthias de la tribu de Juda naquit à Bethléem d’une
famille illustre. Dans les écoles, il apprit en peu de temps la science de la
loi et des prophètes, et comme il avait en horreur la volupté, il triompha, par
la maturité de ses mœurs, des séductions de la jeunesse. Il formait son cœur à
la vertu, pour devenir apte à concevoir, enclin à la miséricorde, simple dans la
prospérité, constant et intrépide dans l’adversité. Il s’attachait à pratiquer
ce qu’il avait lui-même commandé, et à prouver par ses œuvres la doctrine qu’il
annonçait. Alors qu’il prêchait en Judée, il rendait la vue aux aveugles,
guérissait les lépreux, chassait les démons, restituait aux boiteux le marcher,
aux sourds l’ouïe, et la vie aux morts. Ayant été accusé devant le pontife, il
se contenta de répondre : « Vous me reprochez des crimes : je n’ai
que peu de mots à dire, ce n’est pas un crime d’être chrétien, c’est un titre
de gloire. » Le pontife lui dit : « Si on t’accordait un délai,
voudrais-tu te repentir ? » Tant s’en faut, répondit-il, que je m’écarte
par l’apostasie de la vérité que j’ai une fois trouvée. » Matthias était
donc très instruit dans la loi, pur de cœur, prudent d’esprit, subtil à
résoudre les questions d’Écriture Sainte, prudent dans ses conseils, et habile à
parler. Quand il prêchait la Parole de Dieu en Judée, il opérait un grand
nombre de conversions par ses miracles et ses prodiges. De là naquit l’envie
des juifs qui le traduisirent devant le Conseil. Alors, deux faux témoins qui l’avaient
accusé jetèrent sur lui les premières pierres, et le saint demanda qu’on
ensevelît ces pierres avec lui pour servir de témoignage contre eux. Pendant qu’on
le lapidait, il fut frappé de la hache, selon la coutume des Romains, et après
avoir levé les mains au ciel, il rendit l’esprit à Dieu. Cette légende ajoute
que son corps fut transféré de Judée à Rome et de Rome à Trèves.
(2) Cette légende n’est autre que la traduction faite au XIIe
siècle des Actes de saint Matthias extraits d’un ouvrage écrit en hébreu et
intitulé : Livre des condamnés. Elle est attribuée à saint Euchaire de Trèves, par le P. Henschénius des
Bollandistes.
On dit dans une autre légende que quand Matthias vint en Macédoine
prêcher la foi de JÉSUS-CHRIST, on lui donna une potion empoisonnée qui faisait
perdre la vue ; il la but au Nom de JÉSUS-CHRIST, et il n’en ressentit
aucun mal. Et comme on avait aveuglé plus de 250 personnes avec cette
potion, il leur rendit la vue à toutes en leur imposant les mains. Le diable
cependant leur apparut sous les traits d’un enfant et conseilla de tuer Matthias
qui détruisait leur culte ; quoique le saint fût resté au milieu d’eux,
ils ne le trouvèrent pas même après trois jours de recherche. Mais le troisième
jour, il se manifesta à eux et leur dit : « Je suis celui qui a eu
les mains liées derrière le dos, auquel on a mis une corde au cou, que l’on à
cruellement traité, et qui fut mis en prison. » Alors furent vus des
diables qui grinçaient des dents contre lui, sans pouvoir l’approcher. Mais le
Seigneur vint le trouver avec une grande lumière, le leva de terre, le
débarrassa de ses liens, et lui ouvrit la porte du cachot en le fortifiant par
de douces paroles. Il ne fut pas plutôt sorti, qu’il prêcha la Parole de Dieu.
Comme plusieurs restaient endurcis, il leur dit : « Je vous préviens
que vous descendrez vivants en enfer. » Et à l’instant la terre s’entrouvrit
et les engloutit tous, les autres se convertirent au Seigneur.
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