LA VIE DE L’APÔTRE
SAINT PAUL
Paul signifie bouche de trompette, ou bouche de ceux, ou élu admirable, ou miracle d’élection. Paul vient encore de pausa, qui veut dire repos en hébreu, et en latin modique. Par quoi l’on connaît les six prérogatives particulières à saint Paul.
La 1è est une langue fructueuse, car il prêcha l’Évangile depuis l’Illyrie jusqu’à Jérusalem, de là le nom de bouche de trompette.
La 2è est un amour de mère, qui lui fait dire : « Qui est faible, sans que je m’affaiblisse avec lui ? (II, Cor., XI) » C’est pour cela que son nom veut dire bouche de ceux, ou bouche de cœur, ainsi qu’il le dit lui-même (II, Cor., VI). « Ô Corinthiens, ma bouche s’ouvre, et mon cœur s’étend par l’affection que je vous porte. »
La 3è est une conversion miraculeuse, c’est pour cela qu’il est appelé élu admirable, parce qu’il fut élu et converti merveilleusement.
La 4è est le travail des mains, et voilà pourquoi il est nommé miracle d’élection : ce fut un grand miracle en lui que de préférer gagner ce qui lui était nécessaire pour vivre et prêcher sans cesse.
La 5è fut une contemplation délicieuse, parce qu’il fut élevé jusqu’au troisième ciel ; de là le nom de repos du Seigneur ; car dans la contemplation, repos d’esprit est requis.
La 6è est son humilité, de là le nom de modique.
Il y a trois opinions au sujet du nom de Paul. Origène
veut qu’il ait toujours eu deux noms et qu’il ait été indifféremment appelé
Saul et Paul ; Raban veut qu’avant sa conversion il eut le nom de Saul, du
roi orgueilleux Saül, mais qu’après il fut nommé Paul, qui veut dire petit en
esprit et en humilité : et il donne lui-même l’interprétation de son nom
quand il dit : « Je suis le plus petit des Apôtres. » Bède enfin
veut qu’il ait été appelé Paul, de Sergius Paulus, proconsul, converti par lui
à la foi. Le martyre de saint Paul fut écrit par saint Lin, pape.
Paul, Apôtre, après sa conversion, souffrit beaucoup de persécutions
énumérées en ces termes par saint Hilaire : « Paul est fouetté de
verges à Philippes ; il est mis en prison ; il est attaché par les
pieds à un poteau ; il est lapidé à Lystra ;
il est poursuivi d’Icone et de Thessalonique par les méchants ; à Éphèse,
il est livré aux bêtes ; à Damas, on le descend du haut d’un mur dans une
corbeille ; à Jérusalem, il est arrêté, battu, enchaîné, on lui tend des
embûches ; à Césarée, il est emprisonné et incriminé : Il est en
péril sur mer, dans son voyage en Italie ; arrivé à Rome, il est jugé et
meurt tué sous Néron. » Il reçut l’apostolat en faveur des gentils ;
il redressa un perclus à Lystra ; il ressuscita
un jeune homme qui, tombé d’une fenêtre, avait rendu le dernier soupir, et fit
grand nombre d’autres miracles. Dans l’île de Malte, une vipère lui saisit la
main, mais l’ayant secouée dans le feu, il n’en reçut aucune atteinte. On
rapporte que tous les descendants de celui qui donna l’hospitalité à saint Paul
ne ressentent aucun mal des bêtes venimeuses ; et quand ils viennent au
monde, le père met des serpents dans leur berceau pour s’assurer s’ils sont
vraiment sa lignée. On trouve encore quelquefois que saint Paul est tantôt
inférieur à saint Pierre, tantôt plus grand, tantôt égal ; mais en
réalité, il lui est inférieur en dignité, supérieur dans la prédication, et
égal en sainteté. Haymon rapporte que saint Paul se
livrait au travail des mains depuis le chant des poussins jusqu’à la cinquième
heure ; ensuite, il vaquait à la prédication, de telle sorte que le plus
souvent, il prolongeait son discours jusqu’à la nuit : le reste du temps
lui suffisait pour ses repas, son sommeil et son oraison. Quand il vint à Rome,
Néron, qui n’était point encore confirmé empereur, apprit qu’il s’était élevé
une dispute entre Paul et les Juifs au sujet de la loi judaïque et de la foi des
chrétiens : il ne s’en mit pas beaucoup en peine, de sorte que saint Paul
allait et prêchait librement où il voulait. Saint Jérôme, en son livre des Hommes
illustres, dit que « 25 ans après la Passion du Seigneur, c’est-à-dire
la 2e du règne de Néron, saint Paul fut envoyé à Rome chargé de
chaînes, et que pendant deux ans il demeura libre sous une garde, qu’il
disputait contre des Juifs, et que relâché ensuite par Néron, il prêcha l’Évangile
dans l’Occident. L’an 14 de Néron, il fut décapité la même année et le même
jour que saint Pierre fut crucifié. » Sa sagesse et sa religion étaient
partout en renom et on le regardait généralement comme un homme admirable. Il
se fit beaucoup d’amis dans la maison de l’empereur, et il les convertit à la
foi de JÉSUS-CHRIST. Quelques-uns de ses écrits furent lus devant César ; tout
le monde en fit grand éloge ; le Sénat lui-même avait beaucoup d’estime
pour sa personne. Une fois que saint Paul prêchait, vers le soir, sur une
terrasse, un jeune homme nommé Patrocle, échanson favori de Néron, monta à une
fenêtre pour entendre plus commodément le saint Apôtre, à cause de la foule, et,
s’y étant légèrement endormi, il tomba et se tua. Néron à cette nouvelle eut
beaucoup de chagrin de sa mort et aussitôt il pourvut à son remplacement. Mais
saint Paul, qui en fut instruit par révélation, dit aux assistants d’aller et
de lui rapporter le cadavre de Patrocle, l’ami du César. On le lui apporta et
saint Paul le ressuscita, ensuite il l’envoya à César avec ses compagnons.
Comme Néron se lamentait sur la perte de son favori, voilà qu’on lui annonce
que Patrocle vivant était à la porte. Néron informé que celui qu’il avait cru
mort tout à l’heure était en vie, fut extraordinairement effrayé et refusa de
le laisser entrer auprès de lui ; mais enfin, à la persuasion de ses amis,
il permit qu’on l’introduisît. Néron lui dit : « Patrocle ; tu
vis ? » Et Patrocle répondit : « César ; je vis. »
Et Néron dit « Qui t’a fait vivre ? » Patrocle reprit :
« C’est JÉSUS-CHRIST, le Roi de tous les siècles. » Néron se mit en
Colère et dit : « Alors celui-ci régnera sur les siècles et détruira
donc les royaumes du monde ? » Patrocle lui répliqua :
« Oui, César. » Néron lui donna un soufflet en disant : « Donc
tu es au service de ce roi ? » « Oui, répondit Patrocle, je suis
à son service, parce qu’il m’a ressuscité d’entre les morts. » Alors cinq
des officiers de l’empereur qui l’accompagnaient constamment lui dirent :
« Empereur, pourquoi frapper ce jeune homme plein de prudence et qui
répond la vérité ? Et nous aussi nous sommes au service de ce roi
invincible. » Néron, à ces mots, les fit enfermer en prison, afin de
tourmenter cruellement ceux qu’il avait aimés jusqu’alors extraordinairement.
Il fit en même temps rechercher tous les chrétiens et il les fit punir tous
sans forme de procès : Paul fut conduit, chargé de chaînes, avec les
autres, par devant Néron qui lui dit : « Ô homme, le serviteur du
grand Roi, mais cependant mon prisonnier, pourquoi m’enlèves-tu mes soldats et
les prends-tu pour toi ? » « Ce n’est pas seulement, répondit
saint Paul, dans le coin de la terre où tu vis que j’ai levé des soldats, mais
j’en ai enrôlé de l’univers entier : notre Roi leur accordera des
récompenses qui, loin de leur manquer jamais, les mettront à l’abri. du besoin.
Toi, si tu veux lui être soumis, tu seras sauvé. Sa puissance est si grande qu’il
viendra juger tous les hommes et qu’il dissoudra par le feu la figure de ce
monde. » Quand Néron, enflammé de colère, eut entendu dire à saint Paul
que le feu devait dissoudre la figure du monde, il ordonna qu’on fît brûler
tous les soldats de JÉSUS-CHRIST et de couper la tête à saint Paul, comme
coupable de lèse-majesté. Or, la foule de chrétiens qui furent tués était si
grande que le peuple romain se porta avec violence au palais et se disposait à
exciter une sédition contre Néron, en criant tout haut : « Arrête,
César, suspends le carnage et l’exécution de tes ordres. Ceux que tu fais périr
sont nos concitoyens ; ce sont les soutiens de l’empire romain. »
Néron eut peur et modifia son édit en ce sens que personne ne mettrait la main
sur les chrétiens qu’autant que l’empereur mieux informé les eût jugés. C’est
pourquoi Paul fut ramené et présenté de nouveau à Néron. Il ne l’eut pas plutôt
vu qu’il s’écria avec violence : « Emmenez ce malfaiteur, décapitez
cet imposteur ; ne laissez pas vivre ce criminel ; défaites-vous de
cet homme qui égare les intelligences ; ôtez de dessus la terre ce
séducteur des esprits. » Saint Paul lui dit : « Néron, je
souffrirai l’espace d’un instant, mais je vivrai éternellement en
Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST » Néron dit : « Tranchez-lui la tête
afin qu’il apprenne que je suis plus puissant que son roi, moi qui l’ai vaincu ;
et nous verrons s’il pourra toujours vivre. » Saint Paul reprit :
« Afin que tu saches qu’après la mort de mon corps, je vis éternellement,
quand ma tête aura été coupée, je t’apparaîtrai vivant, et tu pourras connaître
alors que JÉSUS-CHRIST est le Dieu de la vie et non de la mort. » Ayant
parlé ainsi, il fut mené au lieu du supplice. Dans le trajet, trois soldats qui
le conduisaient lui dirent : « Dis-nous, Paul, quel est celui que tu
appelles votre Roi, que vous aimez au point de préférer mourir pour lui plutôt
que de vivre ; et quelle récompense vous recevrez de tout cela ? »
Alors saint Paul leur parla du Royaume de Dieu et des peines de l’enfer de
manière qu’il les convertit à la foi. Ils le prièrent d’aller en liberté où il
voudrait, mais il leur dit : « À Dieu ne plaise, mes frères, que je
prenne la fuite ; je ne suis pas un transfuge, mais un véritable soldat de
JÉSUS-CHRIST, car je sais que cette vie qui passe me conduira à une vie
éternelle ; tout à l’heure, quand j’aurai été décapité, des hommes fidèles
enlèveront mon corps. Quant à vous, remarquez bien la place, et venez-y demain
matin, vous trouverez auprès de mon sépulcre deux hommes en prières, ce sera
Tite et Luc ; quand vous leur aurez dit pour quel motif je vous ai
adressés à eux, ils vous baptiseront et vous feront participants et héritiers
du Royaume du Ciel. » Il parlait encore quand Néron envoya deux soldats
pour voir s’il n’était pas encore exécuté, et comme saint Paul voulait les
convertir, ils dirent : « Lorsque tu seras mort et ressuscité, alors
nous croirons ce que tu dis ; pour le moment viens vite et reçois ce que
tu as mérité. » Amené au lieu du supplice, à la porte d’Ostie, il
rencontra une matrone nommée Plantille ou Lémobie, d’après saint Denys (peut-être avait-elle deux
noms). Cette dame se mit à pleurer et à se recommander aux prières de saint
Paul qui lui dit : « Va, Plantille, fille
du salut éternel, porte-moi le voile dont tu te couvres la tête, je m’en
banderai les yeux et ensuite je te le remettrai. » Et comme elle le lui
donnait, les bourreaux se moquaient d’elle en disant : « Qu’as-tu
besoin de donner à cet imposteur et à ce magicien un voile si précieux que tu
perdras ? » Paul étant donc venu au lieu de l’exécution, se tourna
vers l’Orient et pria très longtemps dans sa langue maternelle, les mains
étendues vers le ciel et en versant des larmes, il rendît grâce. Ensuite, ayant
dit adieu aux frères, il se banda les yeux avec le voile de Plantille ;
puis ayant fléchi les deux genoux à terre, il présenta le cou et fut ainsi
décollé. Au moment où sa tête fut détachée du corps, il prononça distinctement
en hébreu : « JÉSUS-CHRIST » ; nom qui avait été d’une grande
douceur pour lui dans sa vie et qu’il avait répété si souvent. On dit en effet
que dans ses Épîtres, il répéta CHRIST, ou JÉSUS, ou l’un et l’autre ensemble
cinq cents fois. Du lait jaillit du corps mutilé jusque sur les habits d’un
soldat(1) ; ensuite le sang coula : une lumière immense brilla dans l’air
et une odeur des plus suaves émana de son corps.
Saint
Denys dans son épître à Timothée s’exprime ainsi sur la mort de saint Paul :
« À cette heure pleine de tristesse, mon frère chéri, quand le bourreau
dit à saint Paul : « Prépare ton cou », alors le bienheureux Apôtre
leva les. yeux au ciel, se munit le front et la poitrine du signe de la Croix
et dit : « Mon Seigneur JÉSUS-CHRIST, je remets mon esprit entre vos
mains. » : et alors, sans tristesse et sans contrainte, il présenta
le cou et reçut la couronne. » Au moment où le bourreau frappait et
tranchait la tête de Paul, ce bienheureux, en recevant le coup, détacha le
voile, et reçut son propre sang dans ce voile, le lia, le plia et le rendit à
cette femme. Et quand le bourreau fut revenu, Lémobie
lui dit : « Où as-tu laissé mon maître Paul ? » Le soldat
répondit : « Il est étendu là-bas avec son compagnon, dans la vallée
du Pugilat, hors de la ville ; et sa figure est couverte de ton
voile. » Or, Lémobie répondit : « Voici
que Pierre et Paul viennent d’entrer à l’instant, revêtus d’habits éclatants,
portant sur la tête des couronnes brillantes et rayonnantes de lumière. »
Alors, elle leur montra le voile tout ensanglanté : ce qui donna lieu à
plusieurs de croire au Seigneur et de se faire chrétiens (saint Denys). Néron,
ayant appris ce qui était arrivé, eut une violente peur et s’entretint de tout
cela avec les philosophes et avec ses favoris. Or, pendant la conversation
saint Paul vint les portes fermées ; et, debout devant César, il lui dit :
« César, voici Paul, le soldat du Roi éternel et invincible ; crois
au moins maintenant que je ne suis pas mort, mais que je vis, et toi,
misérable, tu mourras d’une mort éternelle, parce que tu tues injustement les
saints de Dieu. » Ayant parlé ainsi, il disparut. Alors Néron devint comme
fou tant il avait été effrayé ; il ne savait ce qu’il faisait. Par le
conseil de ses amis, il délivra Patrocle et Barnabé avec les autres chrétiens
et leur permit d’aller librement où ils voudraient. Quant aux soldats qui
avaient conduit Paul au supplice, à savoir Longin, chef des soldats, et Acceste, ils vinrent le matin au tombeau de saint Paul et
ils y virent deux hommes, Tite et Luc en prière, et Paul debout au milieu d’eux.
Tite et Luc, en voyant les soldats, furent fort effrayés et prirent la fuite ;
alors Paul disparut. Mais Longin et Acceste leur
crièrent : « Non, ce n’est pas vous que nous poursuivons, ainsi que
vous le paraissez croire, mais nous voulons recevoir le baptême de vos mains,
comme nous l’a dit Paul que nous venons de voir prier avec vous. » À ces
mots, Tite et Luc revinrent et les baptisèrent avec grande joie. Or, la tête de
Paul fut jetée dans une vallée, et comme il y en avait beaucoup qui avaient été
tués et qu’on avait jetés au même endroit, on ne put la retrouver. Mais on lit
dans la même épître de saint Denys, qu’un jour où l’on curait une fosse, on
jeta la tête de saint Paul avec les autres immondices. Un berger la prit avec
sa houlette et l’attacha sur la bergerie. Pendant trois nuits consécutives, son
maître et lui virent une lumière ineffable sur cette tête ; on en fit part
à l’évêque, et on dit : « Vraiment, c’est la tête de saint
Paul. » L’évêque vint avec toute l’assemblée des fidèles ; ils prirent
cette tête, l’emportèrent et ils la mirent sur une table d’or, ensuite ils
essayaient de la réunir au corps. Le patriarche leur dit : « Nous
savons que beaucoup de fidèles ont été tués et que leurs têtes furent
dispersées ; c’est pourquoi je n’oserais mettre celle-ci sur le corps de
saint Paul ; mais plaçons-la aux pieds du corps et demandons au Dieu
Tout-Puissant, que si c’est sa tête, le corps se tourne et se joigne à la
tête. » Du consentement général, on plaça cette même tête aux pieds du
corps de saint Paul, et comme tout le monde était en prière, on fut saisi de
voir le corps se tourner et se joindre exactement à la tête. Alors on bénit
Dieu et on connut que c’était bien là véritablement le chef de saint Paul
(saint Denys). »
(1) Ce fait est
rapporté par Grégoire de Tours.
Saint
Grégoire de Tours, qui vécut du temps de Justin le jeune, rapporte(2) qu’un
homme au désespoir préparait un lacet pour se pendre, sans pourtant cesser d’invoquer
le nom de saint Paul, en disant : « Venez à mon secours, saint
Paul. » Alors, lui apparut une ombre dégoûtante qui l’encourageait en
disant : « Allons, bonhomme, fais ce que tu as à faire, ne perds pas
de temps. » Mais il disait toujours, en apprêtant son lacet : « Bienheureux
Paul, venez à mon secours. » Quand le lacet fut achevé, une autre ombre
lui apparut ; elle avait une forme humaine, et elle dit à l’ombre qui
encourageait cet homme : « Fuis, misérable, car il a appelé saint
Paul et le voilà qui vient. » Alors l’ombre dégoûtante s’évanouit et le
malheureux, rentrant en lui-même, jeta son lacet et fit une pénitence
convenable. » Il se fait grand nombre de miracles avec les chaînes de
saint Paul, et quand beaucoup de personnes en demandent un peu de limaille, un
prêtre en détache avec une lime quelques parcelles, si vite, que cela est fait
à l’instant. Cependant, il arrive que d’autres personnes, qui en demandent, n’en
peuvent obtenir, car c’est inutilement que l’on passe la lime, elle n’en peut
rien détacher.
(2) Mirac., lib. I, c. XXIX ; - Vincent de
B., Hist., l, X, c. XXI.
Dans la même épître citée plus haut, saint Denys pleure la mort de saint
Paul, son maître, avec des expressions touchantes : « Qui donnera de
l’eau à mes yeux, et à mes paupières une fontaine de larmes afin de pleurer, le
jour et la nuit, la lumière des Églises qui vient de s’éteindre ? Qui
est-ce qui ne pleurera et ne gémira pas ? Quel est celui qui ne prendra
pas des habits de deuil et ne restera pas muet d’effroi ? Voici en effet
que Pierre, le fondement des Églises, la gloire des saints Apôtres, s’est
retiré de nous et nous a laissés orphelins ; Paul aussi, cet ami des
gentils, le consolateur des pauvres, nous fait défaut, et il a disparu pour
toujours celui qui fut le père des pères, le docteur des docteurs, le pasteur
des pasteurs. Cet abîme de sagesse, cette trompette retentissante, ce
prédicateur infatigable de la vérité, en un mot, c’est de Paul le plus illustre
des Apôtres que je parle. Cet ange de la terre, cet homme du Ciel, cette image
de la divinité, cet esprit divin nous a délaissés tous, vous dis-je, misérables
et indignes, au milieu de ce monde qui ne mérite que mépris et qui est rempli
de malice. Il est avec Dieu son maître et son ami hélas ! Mon frère
Timothée, le chéri de mon cœur, où est ton père, ton maître et ton ami ?
Il ne t’adressera donc plus de salut ? Voilà que tu es devenu orphelin, et
que tu es resté seul ; il ne t’écrira plus, de sa très sainte main, ces
douces paroles : « Très cher fils, viens, mon frère Timothée. »
Que s’est-il passé ici de triste, d’affreux, de pernicieux pour que nous soyons
devenus orphelins ? Tu ne recevras plus de ses lettres où tu pouvais lire
ces paroles : « Paul, petit serviteur de JÉSUS-CHRIST ». Il n’écrira
plus désormais de toi aux cités « Recevez mon fils chéri. Ferme, mon
frère, les livres des prophètes, mets-y un sceau, parce que nous n’avons plus
personne pour nous en expliquer les paraboles, les comparaisons et le texte ».
Le prophète David pleurait son fils en s’écriant : « Malheur à moi,
mon fils, malheur à moi ! » Et moi je m’écrie : « Malheur à
moi, mon maître, oui, malheur à moi ! Depuis lors a cessé tout à fait
cette affluence de tes disciples qui venaient à Rome et qui demandaient à nous
voir. Personne ne dira plus : Allons trouver, nos docteurs, et
interrogeons-les sur la direction à imprimer aux Églises qui nous sont
confiées, et ils nous expliqueront les Paroles de Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST
et celles des Prophètes. Malheur, malheur à ces enfants, mon frère, parce qu’ils
sont privés de leurs pères spirituels, parce que le troupeau est abandonné !
Malheur à nous aussi, frère, parce que nous sommes privés de nos maîtres
spirituels qui possédaient l’intelligence et la science de l’ancienne et de la
nouvelle loi fondues dans leurs épîtres ! Où sont les courses de Paul et
les vestiges de ses saints pieds ? où est cette bouche éloquente, cette
langue qui donnait des avis si prudents, cet esprit toujours en paix avec son
Dieu ? Qui est-ce qui ne pleurera pas et ne fera pas retentir l’air de
cris ? Car ceux qui ont mérité de recevoir de Dieu gloire et honneur sont
traînés à la mort comme des malfaiteurs. Malheur à moi qui ai vu à cette heure
ce corps saint tout couvert d’un sang innocent ! Ah ! quel malheur
pour moi ! Mon père, mon maître et mon docteur, vous ne méritiez pas de
mourir ainsi. Et maintenant donc, où irai-je vous chercher, vous la gloire des
chrétiens, l’honneur des fidèles ? qui a fait taire votre voix, vous qui
faisiez entendre dans les Églises des paroles qui avaient la douceur de la
flûte, et la sonorité d’un instrument à dix cordes ? Voilà que vous êtes
auprès du Seigneur votre Dieu que vous avez désiré de posséder et après lequel
vous avez soupiré de tout votre cœur. Jérusalem et Rome, vous vous êtes
associées et unies pour faire le mal, Jérusalem a crucifié Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST,
et Rome a tué ses Apôtres. Cependant, Jérusalem a obéi à celui qu’elle avait
crucifié, comme Rome a établi une solennité pour glorifier celui qu’elle a tué.
Et maintenant, mon frère Timothée, ceux que vous aimiez et que vous regrettiez
de tout cœur, je parle du roi Saul, et de Jonathan, ils n’ont été séparés, ni
dans la vie ni dans la mort, et moi je ne fus séparé de mon seigneur et maître
que quand des hommes aussi méchants qu’injustes nous ont séparés. Or, l’heure
de cette séparation n’aura qu’un temps, son âme connaît ses amis, sans que
ceux-ci lui parlent, et bien qu’ils soient loin d’elle, mais au jour de la
résurrection, ce serait un bien grand dommage d’en être séparé. » Saint
Jean Chrysostome, dans son livre de l’Éloge de saint Paul, ne tarit pas quand
il parle de ce glorieux Apôtre. Voici ses paroles : « Celui-là ne s’est
pas trompé qui a appelé l’âme de saint Paul un champ magnifique de vertus et un
paradis spirituel. Où trouver une langue digne de le louer, lui dont l’âme
possède à elle seule tous les biens qui se peuvent rencontrer dans tous les
hommes, et qui réunit non seulement chacune des vertus humaines, mais, ce qui
vaut mieux encore, les vertus angéliques ? Loin de nous arrêter, cette
considération nous encourage à parler. C’est faire le plus grand éloge d’un
héros que d’avouer que sa vertu et sa grandeur sont au-dessus de tout ce qu’on
peut en dire. Il est glorieux pour un vainqueur d’être ainsi vaincu. Par quoi
donc pouvons-nous mieux commencer ce discours qu’en disant qu’il a possédé tous
les biens ? »
On loue Abel d’un sacrifice qu’il a offert à Dieu mais, si nous montrons
toutes les victimes de Paul, il l’emportera de toute la hauteur qui sépare le Ciel
de la terre, puisque chaque jour il s’immolait lui-même par un double
sacrifice, celui de la mortification du cœur et celui du corps. Ce n’étaient ni
des brebis, ni des bœufs qu’il offrait, c’était lui-même qui s’immolait
doublement. Ce n’est pas encore assez au gré de ses désirs, il voulut offrir l’univers
en holocauste, la terre, la mer, les Grecs, les barbares, tous les pays
éclairés par le soleil, qu’il parcourt avec la rapidité du vol, où il trouve
des hommes, ou, pour mieux dire, des démons, qu’il élève à la dignité des
anges. Où rencontrer une hostie comparable à celle que Paul a immolée avec le
glaive de l’Esprit-Saint, et qu’il a offerte sur un autel placé au-dessus du Ciel ?
Abel a péri sous les coups d’un frère, Paul a été tué par ceux qu’il souhaitait
arracher à d’innombrables maux. Voulez-vous que je vous compte tous les genres
de morts de Paul ? Autant vaut compter les jours qu’il a vécu. Noé se
sauva dans l’arche lui et ses enfants ; saint Paul construisit une arche
pour sauver d’un déluge bien autrement affreux, non pas en assemblant des
pièces de bois, mais, en composant ses épîtres, il a délivré le monde en danger
au milieu des flots. Or, cette arche n’est pas portée sur des vagues qui
battent un seul rivage, elle va sur tout le globe. Ses tablettes ne sont
enduites ni de poix ni de bitume, elles sont imprégnées du parfum du
Saint-Esprit. Il les écrit, et par elles, de ceux qui étaient, pour ainsi dire,
plus insensés que les êtres sans raison, il en fait les imitateurs des anges.
Il l’emporte encore sur l’arche qui reçut le corbeau et ne rendit que le
corbeau, qui avait renfermé le loup sans lui faire perdre son naturel farouche,
tandis que Paul prend les vautours et les milans pour en faire des colombes,
pour inoculer la mansuétude de l’Esprit dans des cœurs féroces. On admire
Abraham qui, par l’ordre de Dieu, abandonna sa patrie et ses parents ;
mais comment l’égaler à Paul. Il n’a pas seulement quitté son pays, ses
parents, c’est le monde lui-même, c’est plus encore, c’est le ciel, le ciel des
Cieux ; il méprise tout cela afin de servir JÉSUS-CHRIST, ne se réservant
à la place, qu’une seule chose, la charité de JÉSUS. « Ni les choses
présentes, dit-il, ni celles qui sont à venir, ni tout ce qu’il y a de plus
haut ou de plus profond, nulle créature enfin ne pourra jamais me séparer de l’Amour
de Dieu qui est fondé en JÉSUS-CHRIST N.-S. » Abraham s’expose au danger
pour délivrer de ses ennemis le fils de son frère, mais Paul, afin d’arracher l’univers
à la puissance des démons, a affronté des périls sans nombre et a mérité aux
autres une pleine sécurité par la mort qu’il souffrait tous les jours. Abraham
encore a voulu immoler son fils. Paul s’est immolé lui-même des milliers de
fois. Il s’en trouve qui admirent la patience d’Isaac laissant combler le puits
creusé par ses mains ; mais ce n’étaient pas des puits que Paul laissait
couvrir de pierres, c’était son corps à lui, et ceux qui l’écrasaient, il
cherchait à les élever jusqu’au Ciel. Et plus cette fontaine était comblée,
plus haut elle jaillissait, plus elle débordait, au point de donner naissance à
plusieurs fleuves. L’Écriture parle avec admiration de la longanimité et de la
patience de Jacob ; eh bien ! trouvez une âme à la trempe de diamant
qui atteigne à la patience de Paul. Ce n’est pas pendant sept ans, mais toute
sa vie qu’il s’enchaîne à l’esclavage pour l’épouse de JÉSUS-CHRIST. Ce n’est
pas seulement la chaleur du jour ni le froid des nuits. Ce sont mille épreuves
qui l’assaillent. Tantôt battu de verges, tantôt accablé et broyé sous une
grêle de pierres, toujours il se relève pour arracher les brebis de la gueule
des démons. Joseph est illustre par sa pureté, mais j’aurais à craindre de
tomber ici dans le ridicule en voulant louer saint Paul, lui qui se crucifiait
lui-même, voyait toute la beauté du corps humain et tout ce qui paraît brillant
du même œil que nous regardons de la fumée et de la cendre, semblable à un mort
qui reste immobile à côté d’un cadavre. Tout le monde est effrayé de la
conduite de Job. C’était en effet un merveilleux athlète. Mais Paul n’eut pas à
soutenir des combats de quelques mois, son agonie dure des années. Sans être
réduit à racler ses plaies avec des morceaux de vase, il sort éclatant de la
gueule du lion qui, dans la personne de Néron, s’est jeté sur lui coup sur coup :
et après des combats et des épreuves innombrables, il avait l’éclat de la
pierre la mieux polie. Ce n’était pas de trois ou quatre amis, mais de tous les
infidèles, de ses frères même, qu’il eut à endurer les opprobres ; il fut
conspué et maudit de tous. Il exerçait cependant largement l’hospitalité, il
était plein de sollicitude à l’égard des pauvres, mais l’intérêt qu’il portait
aux infirmes, il l’étendait aux âmes souffrantes. La maison de Job était
ouverte à tout venant, l’âme de Paul renfermait le monde. Job possédait d’immenses
troupeaux de bœufs et de brebis, il était libéral envers les indigents, Paul ne
possède rien que son corps et il se partage en faveur des pauvres. « Ces
mains, dit-il ; ont pourvu à mes besoins propres, comme aux besoins de
ceux qui étaient avec moi. » Job, rongé par les vers souffrait d’atroces
douleurs. Frères, comptez les coups reçus par Paul, calculez à quelles
angoisses l’ont réduit la faim, les chaînes et les périls qu’il a subis de la
part de ses familiers, comme des étrangers, de l’univers entier, en un mot :
voyez la sollicitude qui le dévore pour toutes les Églises, le feu qui le brûle
quand il sait quelqu’un scandalisé, et vous comprendrez que son âme était plus
dure que la pierre, plus forte que le fer et le diamant.
Ce que Job souffrait dans ses membres, Paul le souffrit en son âme. Les
chutes de chacun de ses frères lui causaient des chagrins plus vifs que toutes
les douleurs, aussi coulaient-il de ses yeux, le jour comme la nuit, des
fontaines de larmes. C’étaient les étreintes d’une femme en travail : « Vivez
petits enfants, s’écriait-il, je sens de nouveau pour vous les douleurs de l’enfantement. »
Moïse, pour le salut des Juifs, s’offrit à être effacé du livre de vie. Moïse
donc s’offrit à mourir avec les autres, mais Paul voulait mourir pour les
autres, non pas avec ceux qui devaient périr, mais, pour obtenir le salut d’autrui,
il engageait son salut éternel. Moïse résistait à Pharaon, Paul luttait tous
les jours avec le démon ; le premier combattait pour une nation, le second
pour l’univers, non pas jusqu’à la sueur de son front, mais jusqu’à donner son
sang. Jean se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage, Paul au milieu du
tourbillon du monde comme le précurseur au milieu du désert, n’avait pas même
de sauterelles ni de miel. Il se contentait de mets moins recherchés encore. Sa
nourriture était le feu de la prédication. Toutefois devant Néron, Jean fit
preuve d’un grand courage, mais ce ne fut pas un, ni deux, ni trois, mais des
tyrans sans nombre, aussi haut placés et plus cruels encore que Paul eut à
reprendre.
Il me reste à comparer Paul avec les anges ; sa part n’est pas
moins brillante, puisqu’il n’eut souci que d’obéir à Dieu. Quand David s’écriait
transporté d’admiration : « Bénissez le Seigneur, vous tous qui êtes
ses anges, qui êtes puissants et remplis de force pour faire ce qu’il vous dit,
pour obéir à sa voix et à ses ordres. Mon Dieu, dit-il ailleurs, vous rendez
vos anges légers comme le vent et vos ministres actifs comme des flammes
ardentes. » Mais nous pouvons trouver ces qualités dans Paul. Semblable à
la flamme et au vent, il a parcouru l’univers, et, dans sa course, il l’a
purifié. Toutefois, il n’était pas encore participant de la béatitude céleste,
et c’est là le prodige qu’il ait tant fait n’étant encore revêtu que d’une
chair mortelle. Quel sujet de condamnation pour nous de n’avoir point à cœur d’imiter
la moindre des qualités qui se trouvent réunies dans un seul homme ! Sans
avoir reçu ni une autre nature ni une autre âme que nous, sans avoir habité un
autre monde, mais placé sur la même terre et dans les mêmes régions, élevé sous
l’empire des mêmes lois et des mêmes usages, il a surpassé tous les hommes de
son siècle et ceux du siècle à venir. Ce que je trouve d’admirable en lui, c’est
que non seulement, dans l’ardeur de son zèle, il ne sentait pas les peines qu’il
essuyait pour la vertu, mais qu’il embrassa ce noble parti sans attendre aucune
récompense. L’attrait d’une rétribution ne nous engage point à entrer dans la
lice où saint Paul courait avec empressement, sans qu’aucun prix vînt animer
son courage et son amour, et il acquérait chaque jour plus de force, il
montrait une ardeur toujours nouvelle au milieu des périls. Menacé de la mort,
il invitait les peuples à partager la joie dont il était pénétré : « Réjouissez-vous,
leur disait-il, et félicitez-moi. » Il courait au-devant des affronts et
des outrages que lui attirait la prédication, beaucoup plus que nous ne
cherchons la gloire et les honneurs ; il désirait la mort beaucoup plus
que nous n’aimons la vie ; il chérissait beaucoup plus la pauvreté que
nous n’ambitionnons les richesses ; il embrassait les travaux et les
peines avec beaucoup plus d’ardeur que nous ne désirons les voluptés et le
repos après les fatigues ; il s’affligeait plus volontiers que les autres
ne se réjouissent ; il priait pour ses ennemis avec plus de zèle que les
autres ne s’emportent contre eux en imprécations. La seule chose devant
laquelle il reculait avec horreur, c’était d’offenser Dieu ; mais ce qu’il
désirait surtout, c’était de Lui plaire. Aucun des biens présents, je dis même
aucun des biens futurs, ne lui semblait désirable, car ne me parlez pas de
villes, de nations, d’armées, de provinces, de richesses, de puissante, tout
cela n’était à ses yeux que des toiles d’araignée ; mais considérez le
bonheur qui nous est promis dans le Ciel, et alors vous verrez tout l’excès de
son amour pour JÉSUS. La dignité des anges et des archanges, toute la splendeur
céleste n’étaient rien pour lui en comparaison de la douceur de cet amour ;
l’amour de JÉSUS était pour lui plus que tout le reste. Avec cet amour, il se
regardait comme le plus heureux de tous les êtres ; il n’aurait pas voulu,
sans cet amour, habiter au milieu des Trônes et des Dominations, il aurait
mieux aimé, avec la charité de JÉSUS, être le dernier de la nature, se voir
condamné aux plus grandes peines, que, sans elle, en être le premier et obtenir
les plus magnifiques récompenses. Être privé de cette charité était pour lui le
seul supplice, le seul tourment, le seul enfer, le comble de tous les maux ;
posséder cette même charité était pour lui la seule jouissance ; c’était
la vie, le monde, les anges, les choses présentes et futures, c’était le
royaume, c’étaient les promesses, c’était le comble de tous les biens ;
tous les objets visibles, il les méprisait comme une herbe desséchée. Les
tyrans, les peuples furieux, ne lui paraissaient que des insectes importuns ;
la mort, les supplices, tous les tourments imaginables, ne lui semblaient que
des jeux d’enfants, à moins qu’il ne fallût les souffrir pour l’amour de JÉSUS-CHRIST,
car alors il les embrassait avec joie, et il se glorifiait de ses chaînes plus
que Néron du diadème qui décorait son front. Sa prison, c’était pour lui le Ciel
même ; les coups de fouet et les blessures lui semblaient préférables à la
couronne de l’athlète vainqueur. Il ne chérissait pas moins la récompense que
le travail qu’il regardait comme une récompense, aussi l’appelait-il, une grâce,
puisque ce qui cause en nous de la tristesse lui procurait une satisfaction
abondante. Il gémissait sous le poids d’une peine continuelle, et il disait :
« Qui est scandalisé, sans que je brille ? » À moins qu’on ne
dise que cette peine était assaisonnée d’un certain plaisir. Ainsi, blessée du
coup qui a tué son fils, une mère éprouve quelque consolation à se trouver
seule avec sa douleur, tandis que son cœur est plus oppressé lorsqu’elle ne
peut donner un libre cours à ses larmes. De même, saint Paul recevait un
soulagement de pleurer nuit et jour, car jamais personne ne déplora ses propres
maux aussi vivement que cet Apôtre déplorait les maux d’autrui. Quelle était,
croyez-vous, sa douleur en voyant que c’en était fait des Juifs, lui qui
demandait d’être déchu de la gloire céleste, pourvu qu’ils fussent sauvés ?
À quoi donc pourrait-on le comparer ? à quelle nature de fer ? à
quelle nature de diamant ? de quoi dirons-nous qu’était composée son âme ?
de diamant ou d’or ? elle était plus ferme que le plus dur diamant, plus
précieuse que l’or et que les pierreries du plus grand prix. À quoi donc pourra-t-on
comparer cette âme ? à rien de ce qui existe. Il y aurait peut-être une
comparaison possible, si, par une heureuse alliance, on donnait à l’or la force
du diamant ou au diamant l’éclat de l’or. Mais pourquoi le comparer à l’or et
au diamant ? Mettez le monde entier dans la balance, et vous verrez que l’âme
de Paul l’emportera. Le monde et tout ce qu’il y a dans le monde ne valent pas
Paul. Mais si le monde ne le vaut pas, qu’est-ce qui le vaudra ? peut-être
le Ciel. Mais le ciel lui-même n’est rien en comparaison de Paul, car s’il a
préféré lui-même l’amour de Dieu au Ciel et à tout ce qu’il renferme, comment
le Seigneur, dont la bonté surpasse autant celle de Paul que la bonté même
surpasse la malice, ne le préférerait-il pas à tous les cieux ? Dieu, oui,
Dieu nous aime bien plus que nous ne l’aimons, et son Amour surpasse le nôtre
plus qu’il n’est possible de l’exprimer. Il l’a ravi dans le Paradis, jusqu’au
troisième ciel : Et cette faveur lui était due, puisqu’il marchait sur la
terre comme s’il eût conversé avec les anges, puisque, enchaîné à un corps
mortel, il imitait leur pureté, puisque, sujet à mille besoins et à mille
faiblesses, il s’efforçait de ne pas se montrer inférieur aux puissances
célestes. Il a parcouru toute la terre comme s’il eût des ailes ; il était
au-dessus des travaux et des périls, comme si déjà il eût pris possession du Ciel ;
il était éveillé et attentif comme s’il n’eût point eu de corps ; et
méprisait les choses de la terre comme s’il eût habité au milieu des puissances
incorporelles. Des nations diverses ont été souvent confiées au soin des anges,
mais aucun d’eux n’a dirigé la nation remise à sa garde comme Paul a dirigé
toute la terre. Comme un père, qui voyant son enfant égaré par la frénésie,
serait d’autant plus touché de son état, et verserait d’autant plus de larmes
que dans les violences de ses transports, il lui épargnerait moins les outrages
et les coups ; ainsi le grand Apôtre prodiguait à ceux qui le
maltraitaient tous les soins d’une piété ardente. Souvent il gémissait sur le
sort de ceux qui l’avaient battu de verges cinq fois, qui étaient altérés de
son sang, il s’affligeait et priait pour eux en disant : « Il est
vrai, mes frères, que je sens dans mon cœur une grande affection pour le salut
d’Israël, et que je le demande à Dieu par mes prières. » En voyant leur
réprobation, il était pénétré d’une douleur excessive. Et comme le fer jeté
dans le feu devient feu tout entier, de même Paul, enflammé du feu de la
charité, était devenu tout charité. Comme s’il eût été le père commun de toute
la terre, il imita, ou plutôt il surpassa tous les pères, quels qu’ils fussent,
pour les soins temporels et spirituels. Car c’était chacun des hommes qu’il
souhaitait présenter à Dieu, comme si lui seul eût engendré le monde entier, de
telle sorte qu’il avait hâte d’en introduire tous les habitants dans le Royaume
de Dieu, se donnant corps et âme pour eux qu’il chérissait. Cet homme ignoble,
cet artisan qui préparait des peaux, acquit un tel courage qu’en trente ans à
peine, il soumit au joug de la vérité les Romains et les Perses, les Parthes
avec les Mèdes, les Indiens et les Scythes, les Éthiopiens et les Sarmates, les
Sarrasins, enfin toutes les races humaines, et semblable à du feu jeté dans la
paille et le foin, il dévorait toutes les œuvres des démons. Au son de sa voix,
tout disparaissait comme dans le plus violent incendie, tout cédait, et culte
des idoles, et menaces des tyrans, et embûches des faux frères. Comme au
premier rayon du soleil les ténèbres fuient, les adultères et les voleurs
disparaissent, les homicides se cachent dans les antres, le grand jour brille,
tout est éclairé de l’éclat de sa présence, de même et mieux encore, partout où
Paul sème la bonne nouvelle, l’erreur était chassée, la vérité renaissait, les
adultères et autres abominations disparaissaient, ainsi que la paille jetée au
feu. Brillante comme la flamme, la vérité s’élevait resplendissante jusqu’à la
hauteur des Cieux, soulevée, pour ainsi dire, par ceux qui semblaient l’étouffer ;
les périls et les violences ne savent en arrêter la marche. Telle est l’erreur
qui, si elle ne rencontre pas d’obstacles, s’use ou disparaît insensiblement,
telle au contraire est la vérité, qui, sous les attaques de nombreux
adversaires, renaît et s’étend. Or, puisque Dieu nous a tellement ennoblis que
par nos efforts nous pouvons parvenir à devenir semblables à Lui, afin de nous
ôter le prétexte que pourrait suggérer notre faiblesse, nous avons en commun
avec lui le corps, l’âme, les aliments, le même Créateur, et de plus son Dieu c’est
notre Dieu. Voulez-vous connaître les dons que le Seigneur lui a départis ?
Ses vêtements étaient la terreur des démons. Un prodige plus merveilleux
encore, c’est que, quand il bravait les périls, on ne pouvait le taxer de
témérité, ni lui reprocher de la timidité lorsqu’ils surgissaient. C’était pour
avoir le temps d’instruire qu’il aimait la vie présente, tandis qu’elle ne
restait qu’un sujet de mépris dès lors que par la sagesse il l’éclairait, il
entrevoyait combien le monde est vil. Enfin voyez-vous Paul s’échapper au péril ?
Gardez-vous de l’en admirer moins que quand il a le plaisir de s’y exposer.
Cette conduite annonce autant de fermeté d’une part, que de sagesse de l’autre.
L’entendez-vous parler de lui avec quelque satisfaction ? Vous pouvez l’admirer
autant que lorsque vous le voyez se mépriser. Ici c’est de la grandeur d’âme,
là de l’humilité. C’était un plus grand mérite à lui de parler de soi que de
taire ses louanges, car s’il ne les avait dites, il eût été plus coupable que ceux
qui se vantent à tout propos ; en effet, s’il n’eût pas été glorifié, il
eût entraîné dans la ruine ceux qui lui avaient été confiés, tandis qu’en s’humiliant,
il les élevait. Paul a mérité plus en se glorifiant qu’un autre qui aurait
caché ce qui le distingue ; celui-ci, par l’humilité qui lui fait cacher
ses mérites, gagne moins que celui-là en les manifestant. C’est un grand défaut
de se vanter, c’est le fait d’un extravagant de vouloir accaparer les louanges
dès lors qu’il n’y a aucune nécessité. Il est évident que Dieu n’est pas là et
que c’est folie ; quand bien même on l’aurait gagnée à la sueur de son
front, on perd sa récompense. S’élever au-dessus des autres dans ses propos, se
vanter avec ostentation n’appartient qu’à un arrogant ; mais rapporter ce
qui est d’essentielle nécessité, c’est le propre d’un homme qui aime le bien,
qui cherche à se rendre utile. Telle fut la conduite de Paul, qui, pris pour un
fourbe, se crut obligé de donner des preuves manifestes de sa dignité ;
toutefois, il s’abstient de dévoiler bien des choses et de celles qui étaient
de nature à l’honorer le plus. « J’en viendrai maintenant, dit-il, aux
visions et aux révélations du Seigneur », et il ajoute : « Mais
je me retiens. » Pas un prophète, pas un Apôtre n’eut aussi souvent que
Paul des entretiens avec Dieu, et c’est ce qui le fait s’humilier davantage. Il
parut redouter les coups, afin de vous apprendre qu’il y avait en lui deux
éléments, sa volonté ne l’élevait pas seulement au-dessus du commun des hommes,
mais elle en faisait un ange. Redouter les coups n’est pas un crime, c’est de
commettre une indignité par la peur qu’ils inspirent. Dès lors qu’en les
craignant, il sort victorieux de la lutte, il est bien autrement admirable que
celui que la peur n’atteint pas, comme ce n’est pas une faute de se plaindre
mais de dire ou de faire par faiblesse ce qui déplaît à Dieu. Nous voyons par-là
ce que fut Paul : avec les infirmités de la nature, il s’éleva au-dessus
de la nature, et, s’il redouta la mort, il ne refusa pas de la subir. Être l’esclave
des infirmités, c’est un crime, mais ce n’est pas d’être revêtu d’une nature
qui y est sujette, de telle sorte que c’est un titre de gloire pour lui d’avoir,
par force de volonté, surmonté la faiblesse de la nature ; ainsi il se
laissa enlever Paul surnommé Marc. Ce fut ce qui l’anima dans tout le cours de
sa prédication, car ce ministère ne s’exerce pas avec mollesse et irrésolution,
mais bien avec une force et un courage constamment égaux ; qui s’engage
dans cette fonction sublime, doit être disposé à s’offrir mille fois à la mort
et aux dangers. S’il n’est pas animé par cette pensée, son exemple perdra un
bien grand nombre de fidèles ; mieux vaudrait qu’il s’abstînt et qu’il s’occupât
uniquement de lui-même. Un pilote, un gladiateur, un homme qui combat les bêtes
féroces, personne enfin n’est obligé d’avoir le cœur disposé au danger et à la
mort, comme celui qui s’est chargé d’annoncer la Parole de Dieu, car celui-ci a
à courir de bien plus grands périls, et il doit combattre des adversaires plus
violents et d’une toute autre condition : c’est avoir le ciel pour
récompense ou l’enfer pour son supplice. Si entre deux, il surgit une
contestation, ne regardez pas cela comme un crime, il n’y a faute que quand la
querelle est sans prétexte et sans juste motif. Il faut y voir l’action de la
Providence qui veut réveiller, de l’engourdissement et de l’inertie, les âmes
endormies et découragées. Comme l’épée a son tranchant, l’âme aussi a reçu le
tranchant de la colère dont elle doit user au besoin. La douceur est bonne en
tout temps, cependant il faut l’employer selon les circonstances, autrement
elle devient un défaut. Aussi, Paul l’a mise en pratique, et dans sa colère, il
valait mieux que ceux dont le langage ne respirait pas la modestie. Le merveilleux
en lui était que, chargé de chaînes, couvert de coups et de blessures, il fut
plus brillant que ceux qui sont ornés de l’éclat de la pourpre et du diadème.
Alors qu’il était traîné chargé de chaînes à travers des mers immenses, sa joie
était aussi vive que si on l’eût mené prendre possession d’un grand royaume. À
peine est-il entré dans Rome qu’il cherche à en sortir pour parcourir l’Espagne.
Il ne prend pas même un jour de repos ; le feu est moins actif que son
zèle à évangéliser ; les périls, il les brave, les moqueries, il ne sait
en rougir.
Ce qui met le comble à mon admiration, c’est qu’avec une pareille
audace, quand il était constamment armé pour le combat, lorsqu’il ne respirait
qu’une ardeur toute guerrière, il restait calme et prêt à tout. Il vient de
sévir, ou plutôt sa colère vient d’éclater quand on lui commande d’aller à Tarse, et il y va. On lui dit qu’il faut descendre par la muraille dans une corbeille,
il se laisse faire. Et pourquoi ? pour évangéliser encore et traîner à sa
suite vers JÉSUS-CHRIST une multitude de croyants. Il ne redoutait qu’un malheur, c’était
de quitter la terre et de ne pas avoir sauvé le plus grand nombre. Quand des
soldats voient leur général couvert de blessures, ruisselant de sang, sans que
toutefois il cesse de tenir tête a l’ennemi, mais que toujours il brandit sa
lance, jonche le sol des cadavres qui sont tombés sous ses coups, et qu’il ne
compte pour rien sa propre douleur, un pareil sang-froid les électrise. Il en
advint ainsi à Paul. Quand on le voyait chargé de chaînes et prêchant néanmoins
dans sa prison, quand on le voyait blessé et convertissant ceux qui le
frappaient, il y avait certes de quoi puiser une grande confiance. Il veut le
faire entendre, alors qu’il dit que plusieurs de ses frères en Notre-Seigneur,
se rassurant par cet heureux succès de ses liens, ont conçu une hardiesse
nouvelle pour annoncer la Parole de Dieu sans aucune crainte. Il en concevait
lui-même une joie plus ferme, et son courage contre ses adversaires s’en
augmentait d’autant. Comme du feu tombant sur une grande sorte de matière se
nourrit et s’étend, de même le langage de Paul attire tous ceux qui l’écoutent.
Ses adversaires deviennent la pâture de ce feu, puisque, par eux, la flamme de
l’Évangile augmentait de plus en plus (saint Jean Chrysostome).
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