L’ASCENSION
Tout ce qu’est le Christ, il l’est pour nous. Tout ce qui
arrive à l’humanité du Christ, lui arrive pour nous. C’est en vue de l’homme,
en effet, et non de lui-même, que Dieu envoie son Fils dans la chair. C’est
encore en vue de l’homme que cette chair est crucifiée, que cette chair meurt,
ressuscite et retourne dans la gloire auprès du Père. « Dieu est pour nous »,
disait l’apôtre (Rm 8,31). Non seulement Dieu agit pour nous, mais Dieu
est pour nous. Comment comprendre cela ?
Prenons l’image du miroir. L’homme à
la recherche de son visage trouve la réponse à ses angoisses, non dans le
reflet trompeur et superficiel d’un verre dépoli, mais dans le Miroir véritable
qu’est le visage du Christ Jésus. Lire l’homme ne va pas sans lire Dieu. Parce
que Dieu s’est, une fois pour toutes, mêlé à la chair de l’homme, parce qu’il
s’y est trouvé jeté comme le levain dans la pâte, le sens de l’homme est
désormais lié au sens de Dieu. L’homme se découvre en Dieu. Il n’y a que le
Christ qui dise vraiment à l’homme qui il est, ce pour quoi il est fait, le
pourquoi de ses larmes et de ses désirs les plus profonds.
Et ce qui nous pousse à prendre Dieu au
sérieux, c’est son engagement dans notre histoire. Car Dieu aussi se laisse
lire à travers le destin de l’homme. Nous n’aurions que faire d’un Dieu
lointain, impassible, qui, d’un premier coup de baguette aurait créé, à partir
de la boue, notre monde, et, d’un deuxième, l’aurait purifié de sa souillure.
Mais le Dieu que nous révèle
Mais « celui qui est descendu, c’est
le même qui est aussi monté au-dessus de tous les cieux afin de remplir toutes
choses » (Ep 4,10). Non seulement Dieu nous rejoint là où nous sommes
— ce qui serait déjà la preuve d’un très grand amour, mais qui ne changerait
rien à notre condition de finitude — mais il prétend encore nous offrir
d’accéder à sa gloire. Ce qu’il veut, c’est que la gloire de son Fils soit la
nôtre ; ou plutôt, faudrait-il dire : la gloire du Fils ne sera
pleine que lorsqu’elle sera partagée par toute la création.
Et ce partage est déjà commencé. Du côté de
Dieu, quand il est venu dans la chair, à l’incarnation. Mais du côté de la
chair aussi, quand le Christ ressuscité, remontant dans la gloire auprès de son
Père, est « entré dans le ciel lui-même » (He 9,24), où « il
s’est assis, à la droite de
Les nombreux tableaux de maîtres
représentant l’ascension ont imprimé dans notre esprit des images plus ou moins
porteuses de justesse théologique. Ils nous montrent à l’envie un Jésus aérien
et presque déjà invisible, à l’exception, notable, de ses doigts de pieds
reposant délicatement sur un petit nuage floconneux, planant au-dessus de
disciples gravement menacés par un torticolis. Un théologien s’en est même
exclamé — et l’on aurait peut-être envie de le rejoindre : « L’ascension
n’est pas un envol qui ferait de Jésus le premier astronaute » [1] !
Mais alors où trouver le sens et la portée de cette remontée dans les cieux ?
Faut-il n’y voir qu’une manière imagée de traduire une réalité spirituelle ?
Considérant l’ensemble des textes bibliques évoquant l’ascension, on s’aperçoit
rapidement qu’il faut non pas nier mais ne pas se contenter d’une lecture trop
factuelle.
L’ascension n’est pas un prodige de plus,
mais l’achèvement d’une œuvre : celle du Christ rédempteur. « Je suis
sorti d’auprès du Père et venu dans le monde. À présent je quitte le monde et
je vais vers le Père » (Jn 16,28). Achèvement, c’est-à-dire
séparation, éloignement. Et c’est bien ce que constatent les disciples, tandis
qu’« une nuée le dérobait à leurs yeux » (Ac 1,9), comme Jésus
l’avait lui-même annoncé : « Encore un peu et vous ne me verrez plus »
(Jn 16,16). Absence : c’est ainsi que nous aussi, nous pourrions
interpréter ou ressentir le mystère de l’ascension, après les quarante jours
pendant lesquels la liturgie nous a maintenus en compagnie du Ressuscité. Il
n’est plus là. Et l’on comprend les disciples — et leur torticolis. Mais un
ange intervient : « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous ainsi à
regarder le ciel ? Celui qui vous a été enlevé, ce même Jésus, viendra
comme cela, de la même manière dont vous l’avez vu s’en aller vers le ciel »
(Ac 1,11). Ce n’est donc pas de la fin d’une histoire qu’il s’agit, mais
de son accomplissement dans une dimension nouvelle qui est à la fois rupture —
il « a été enlevé » — et continuité — c’est le « même Jésus »
qui reviendra.
L’ascension n’est pas la sortie de Jésus de
la scène de notre histoire. Elle s’intègre dans l’œuvre de la rédemption. Elle
en est le fruit. On ne peut la comprendre qu’en la plaçant dans la perspective
de la mort et de la résurrection du Christ. « Celui qui a été abaissé un
moment au dessous des anges, Jésus, nous le voyons couronné de gloire et
d’honneur parce qu’il a souffert la mort » (He 2,9). Autrement dit
par Paul : c’est parce qu’il « s’est humilié jusqu’à la mort sur une
Croix » que « Dieu l’a exalté et lui a donné le Nom qui est au-dessus
de tout nom » (Ph 2,8-9). Dire que Jésus monte au ciel, ce n’est pas
autre chose que de dire qu’il recouvre « le rang qui l’égalait à Dieu »
(2,6). Ce qui se traduit par les termes de couronnement, d’exaltation, de
glorification. Le ciel et la gloire se confondent en une seule et même réalité,
acquise au prix « du Sang du Christ qui, par un Esprit éternel, s’est offert
lui-même sans tache à Dieu » (He 9,14).
Plus qu’une destination, le ciel où il
s’élève est, pour l’homme Jésus et pour tous ceux qu’il entraîne à sa suite,
une destinée. La destinée glorieuse de l’humanité telle que Dieu l’avait
inventée pour l’homme dès sa création et telle qu’elle se réalise en Jésus
comme en un précurseur. Car là est la nouveauté. Le Christ ne remonte pas au
ciel comme l’ouvrier, au soir d’une journée de travail, rentre à la maison. Il
ne dépose pas son vêtement de travail au vestiaire pour reprendre la « tenue
du Ciel ». Non, il fait au contraire de son vêtement de chair la robe de
sa gloire. Cette gloire qu’il présente à son Père en même temps qu’il la reçoit
de lui, frère aîné d’une multitude de prodigues pardonnés, desquels il reste
pour toujours solidaire. « Ce n’est pas, en effet, dans un sanctuaire fait
de main d’homme, dans une image de l’authentique, que le Christ est entré, mais
dans le ciel lui-même, afin de paraître maintenant devant la face de Dieu en
notre faveur » (He 9,24). Jésus paraît devant son Père et c’est
l’homme qui est transformé.
L’histoire de l’impatience de l’homme et de
son orgueil — qui est aussi l’histoire de sa liberté — avait mal tourné. Un
arbre, un fruit, un serpent... et c’est la catastrophe. De sa propre initiative
— Dieu ne fait que constater les conséquences de son acte —, l’homme se
retrouve banni du jardin d’Eden, devant lequel sont postés « les chérubins
et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l’arbre de vie »
(Gn 3,24). C’est la première rupture entre l’homme et Dieu, qui trouve
aussitôt une amère postérité dans les relations entre l’homme et son frère :
« Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua » (Gn 4,8), avant de
s’étendre à la création tout entière : « Dieu vit la terre ;
elle était pervertie car toute chair avait une conduite perverse sur la terre »
(Gn 6,12). La brisure semble consommée.
Mais cette brisure, Dieu n’a pas voulu,
même au nom de la liberté de l’homme, qu’elle demeure irrémédiable. Il ne s’est
pas résigné à la perte de l’homme. Son dessein n’a pas changé, mais la manière
dont il s’accomplirait. La faille était béante où l’homme se serait
définitivement perdu si le Fils n’était venu la remplir de sa présence,
épousant par sa propre distance d’avec le Père, l’éloignement coupable du monde
par rapport à Dieu, et consentant à l’éprouver jusqu’en sa chair : « Éli,
Éli, lema sabachtani ? Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? »
(Ps 22,2 ; Mt 27,46). Mais parce qu’il se tient dans cette
faille, elle n’est plus abîme mais passage, Pâque où il entraîne toute
l’humanité dans une filiation renouvelée : « Va dire à mes frères que
je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu »
(Jn 20,17). Ce qu’est le Fils, il l’est pour nous : son Père est
notre Père ; sa victoire est notre victoire. « Portes, levez vos
frontons, qu’il entre le Roi de gloire ! » (Ps 24,7.9). « Me
voici, moi et les enfants que Dieu m’a donnés » (Is 8,18). « Par
lui, en effet, nous avons libre accès auprès du Père » (Ep 2,18).
Non, la route n’est pas fatale. « En
s’élevant au-dessus des nuées, il donne l’espérance aux croyants, dit saint
Ambroise. Il leur ouvre ce paradis que nos premiers parents avaient fermé. »
Victoire sur la rupture du péché, l’ascension, fruit de
Et ce qui est « passé au Ciel »
(1 P 3,22), ce n’est pas seulement le Verbe éternel retournant au
Père, mais c’est bien l’homme Jésus dans sa chair, c’est-à-dire dans sa réalité
de vulnérabilité, de caducité, qui reçoit la participation au Dieu invincible
et éternel. « C’est comme pour la mer : si quelqu’un verse une goutte
de vinaigre dans la mer, la goutte devient mer ; car elle est changée,
acquérant les qualités de l’eau de mer ; de même (...) la chair, étant
chair selon sa nature propre, a été transformée selon l’océan de
l’incorruptibilité, comme le dit l’apôtre : ‘Ce qui est mortel a été absorbé
par la vie’ (2 Co 5,4) » [2]. Une « absorption » qu’il
ne faudrait pas lire comme une sorte de fusion dans un « grand tout »,
réalité totalement étrangère au christianisme, mais plutôt comme une
assomption. Dieu nous appelle tout entiers. Jusque dans notre chair avec son
histoire, ses blessures, ses pesanteurs et ses dons. Jusque dans notre corps
fait « pour le Seigneur, comme le Seigneur est pour le corps. Et Dieu qui
a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera, nous aussi, par sa puissance »
(1 Co 6,13-14). Même notre chair est faite pour le Ciel ! « Ou
bien ne savez-vous pas que votre corps est un temple du Saint Esprit ? »
(6,19). Non pas cette enveloppe dont nous aurions, coûte que coûte, à nous
défaire ; non pas cette parure idolâtrée qui, parfois, empêche de voir le
cœur ; mais la promesse que, de « corps de misère », il
deviendra « corps de gloire » (Ph 3,21), « quand cet être
corruptible aura revêtu l’incorruptibilité » (1 Co 15,54).
Il s’agit bien d’entrer « par notre
plénitude dans toute la plénitude de Dieu » (Ep 3,20), et non de
parcourir à force de volonté ascétique une route de purification visant à
séparer la chair de l’esprit, l’esprit seul pouvant être jugé digne de
participer à la vie divine. Le christianisme est étranger à tout dualisme. La
route qu’il propose est une route d’unification, placée sous le double signe de
la réconciliation et de la miséricorde, conformément à l’œuvre du Christ venu « non
pour juger le monde mais pour que le monde soit sauvé par lui » (Jn 3,17)
et « réconcilier tous les êtres pour Dieu aussi bien sur la terre que dans
les Cieux, en faisant la Paix par le Sang de sa Croix » (Ep 1,20).
Réconciliation ne veut pas dire pour autant
passivité et encore moins médiocrité. Ce qui nous est proposé — et que la
petite Thérèse avait si bien compris — c’est de prendre « l’ascenseur »
de Dieu. Consentir à ce que nous sommes quand bien même nous nous rêverions
bien meilleurs, et tout remettre à Dieu. Cela s’appelle l’humilité. Et cela ne
tolère pas les demi-mesures. « Humiliez-vous donc sous la puissante main
de Dieu, pour qu’il vous élève au bon moment » (1 P 5,6).
Descendre avec lui, pour remonter en lui.
Mourir avec lui, pour revivre en lui.
Nous perdre avec lui, pour être trouvés en lui.
Nous oublier, pour découvrir en lui notre vrai visage.
Tout ce qu’est le Christ, il l’est pour nous. « Si quelqu’un
est dans le Christ, c’est une création nouvelle »
(2 Co 5,17).
Sœur Moïsa
[1] Gustave Martelet,
Résurrection, eucharistie et genèse de l’homme, chemins théologiques d’un
renouveau chrétien, Paris, Desclée, 1972, p. 99.
[2] S.Grégoire de Nysse,
Antirrhétique III, 1, 201 ; PG 45, 1221.
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