NE NOUS LAISSE PAS ENTRER EN TENTATION
À partir du 22 novembre prochain, sera publiée une nouvelle
traduction officielle de la Bible pour la liturgie francophone. Dans cette
nouvelle traduction se trouve notamment une révision de la prière du Notre
Père, dont la très controversée sixième demande ne sera plus « Et ne
nous soumets pas à la tentation » mais « Et ne
nous laisse pas entrer en tentation ».
En vue de valider cette
modification, nos évêques français ont eu en mains un volumineux document de
travail, dont Monseigneur Hervé Giraud, évêque de Soissons, Laon et
Saint-Quentin, avait fait un résumé
publié sur le site de son diocèse en juin 2011.
I. Rappel historique.
Le 29 décembre 1965, le
président la Conférence
des Évêques de France annonce
solennellement l’adoption d’une nouvelle traduction en français du Pater. Le 4 janvier 1966,
dans un communiqué commun avec les représentants des chrétiens orthodoxes et
réformés, est redite cette adoption d’une nouvelle traduction, précisant
qu’elle sera commune aux trois confessions chrétiennes, dans un esprit d’unité.
Cette nouvelle traduction du Pater est celle que nous utilisons
ordinairement aujourd’hui. Elle se rapproche beaucoup plus de la version
utilisée jusqu’alors par les réformés et implique une modification importante
de la sixième demande qui était formulée ainsi : « ne
nous laisse pas succomber à la tentation ». La documentation
catholique de l’époque rappelle que d’anciennes versions françaises utilisaient
une traduction littérale du grec et du latin : « Ne
nous induis pas en tentation », mais que le sens du verbe
« induire » n’est plus suffisamment
« courant » pour être d’un usage clair.
Par ailleurs, cette même
documentation explique que « la variante < ne nous laisse pas
succomber à la tentation >
est particulièrement défectueuse. Elle laisse à penser que la tentation n’est
qu’un mal moral auquel il faut résister. Or, la tentation biblique est aussi
une mise à l’épreuve voulue par Dieu. Nous le prions donc de ne pas nous placer
dans une situation telle que notre fidélité envers lui soit en péril – ce qui
implique de nous garder de tout péché » (1).
En 1969, l’abbé Jean Carmignac publie sa thèse « Recherches
sur le Notre Père », qui reste une référence majeure sur
l’exégèse de la prière enseignée par Jésus. Lorsqu’en parallèle il tente de
s’opposer frontalement à certains points de la traduction du nouveau
lectionnaire français, son analyse de la sixième demande du Pater sera la
première à faire suspecter un caractère blasphématoire dans la traduction
œcuménique de 1966. Pour lui, soumettre l’homme à la tentation, c’est déjà l’y
faire succomber. Carmignac en appelle à l’analogie de
la foi : une telle chose n’a pu être enseignée par Jésus.
Pour lui, nous sommes
victimes d’incompréhension quant à une formule causative (2), propre à
l’hébreu, qu’amplifierait le grec au point d’induire une confusion. Il fonde
l’essentiel de sa thèse sur ses travaux précédents, consistant en une relecture
des Évangiles via une rétroversion du grec vers l’hébreu. Carmignac venait
alors de découvrir le caractère fortement hébraïsant de la grammaire et de la
syntaxe évangélique, et pouvait dès lors apporter des arguments solides sur le
plan philologique, pour justifier de s’affranchir d’une traduction trop
littérale du texte grec, prêtant à confusion. Il propose en définitive de
simplement déplacer la négation : « Fais que nous n’entrions
pas dans la tentation ».
Pendant les années qui
suivirent, et jusqu’à nos jours, l’argumentation philologique et théologique de
Carmignac sera le fer de lance des mouvements
traditionalistes réclamant un retour à l’ancienne version. Étant entendu que
pour les partisans de Carmignac, entrer en tentation
signifie y succomber.
Dans un article de 1966
que les évêques français ont eu entre les mains pour étudier la nouvelle
traduction (3), l’exégète Jean Delorme est
tenté de trouver un consensus, pour réconcilier tout le monde. Il propose alors
sa définition dans les termes suivants (4) :
Il semble, dit-il, que le français nous
offre une tournure capable de traduire la formule grecque en respectant les
diverses interprétations dont elle est susceptible : « Ne
nous laisse pas entrer en tentation. » Ce n’est pas
transformer un impératif (« ne nous introduis pas ») en un
simple permissif (« ne permets pas… »). Car si en
français « laisser faire » veut dire « ne pas empêcher »,
« ne pas laisser faire » a le sens très positif
d’« empêcher ». Donc nous demandons à Dieu d’intervenir en notre
faveur pour écarter de notre route un danger si redoutable. Et cette formule
laisse entière la possibilité de l’interprétation plus stricte de l’abbé Carmignac, ou de la formule traditionnelle : « ne
nous laissez pas succomber à la tentation. » [...].
À sa suite, et plus
récemment en 1995, le professeur de l’école biblique de Jérusalem, Raymond-Jacques Tournay, publie
un article en faveur de la même traduction, synthétisant toute cette
argumentation. Pour lui, l’origine araméenne de la prière permet de
s’affranchir de la forme factitive (faire faire) du grec, et d’adopter la
forme permissive (laisser
faire) plus courante dans le texte araméen.
C’est finalement cette
traduction, solidement argumentée, qui est aujourd’hui adoptée par la
Conférence des Évêques de France. Nous ne savons pas, à l’heure actuelle, si
cette nouvelle traduction aura également un caractère œcuménique ou non.
II. Explication théologique
Dieu ne tente personne. En cas de doute, l’épître de saint Jacques le rappelle vigoureusement : Que nul, quand il est tenté, ne dise: « Ma
tentation vient de Dieu. ». Car Dieu ne peut être tenté de faire le mal et
ne tente personne (Jc 1,13). Dans ce sens, Dieu ne peut donc nous
« soumettre » à la tentation, dans le sens littéral. Il y aurait
confusion entre Dieu et le tentateur, Satan. D’où l’accusation de blasphème
concernant la traduction courante.
Mais éprouver n’est pas nécessairement tenter. Même si en grec, le même
mot, ou la même racine est utilisée. Et l’on comprend, comme d’ailleurs la
tradition le rappelle, qu’il nous faut passer par l’épreuve. Aussi
tressaillez-vous d’allégresse même s’il faut que, pour un peu de temps, vous
soyez affligés par diverses épreuves, afin que, bien éprouvée, votre foi, plus
précieuse que l’or périssable que l’on vérifie par le feu, devienne un sujet de
louange, de gloire et d’honneur, lors de la Révélation de Jésus-Christ.
(1P 1, 6-7).
Sainte Thérèse d’Avila enseignait d’ailleurs que
« Ceux qui arrivent à la perfection ne demandent pas à Dieu d’être
délivrés des souffrances, des tentations, des persécutions ni des combats.
[...]. Car, je le répète, ils désirent plutôt les épreuves, ils les demandent
et les aiment. Ils ressemblent aux soldats, qui sont d’autant plus contents
qu’ils ont plus d’occasions de se battre, parce qu’ils espèrent un butin plus
copieux ; s’ils n’ont pas ces occasions, ils doivent se contenter de leur
solde, mais ils voient que par là ils ne peuvent pas s’enrichir beaucoup.
Croyez-moi, mes sœurs, les soldats du Christ, c’est-à-dire ceux qui sont élevés
à la contemplation et qui vivent dans la prière, ne voient jamais arriver assez
tôt l’heure de combattre » (5).
Dans le même sens, aller vers ne signifie pas entre dans. Comme le rappelait déjà Delorme, et comme l’ont retenu les évêques
français, cette notion de « lieu » est importante. Nous comprenons
que si Dieu nous conduit au désert pour que nous y soyons éprouvés, il ne nous
éprouve pas Lui-même. Cette métaphore du mouvement vers un lieu, restitué dans
la nouvelle traduction, permet donc de se rapprocher des textes les plus
anciens, sans introduire le verbe « succomber ». Mgr Giraud le rappelait
dans sa synthèse de juin 2011 :
Le verbe eisphérô signifie
étymologiquement « porter dans », « faire
entrer ». La tentation est vue comme un lieu dans lequel Dieu
nous introduirait. Mais Dieu pourrait-il nous « introduire »
en tentation ? Ce verbe exprime un mouvement local vers un lieu où l’on
pénètre. Il fait penser à Jésus, alors qu’il est conduit par l’Esprit au désert
pour y être tenté (Mt 4,11), ou encore à Gethsémani : « Priez pour ne
pas entrer en tentation » (Mt 26,41).
Dieu doit donc bien nous conduire vers,
mais Il ne peut pas nous introduire dans.
Nous ne pouvons donc pas demander à ne pas être conduit vers (ce qui
supposerait que nous refusons une bonne chose), ni à ne pas être introduit dans
(ce qui supposerait que cela soit possible). Demander à Dieu de ne pas faire
une chose qu’Il serait par ailleurs susceptible de faire est donc absurde :
Dieu ne peut faire que le Bien et nous ne pouvons pas prier qu’Il ne le fasse
pas.
Enfin, la métaphore du lieu est indispensable pour comprendre de quelle
nature est la tentation en question. Le mot utilisé est une allusion directe au lieu
appelé Tentation, Massa en hébreu, nommé ainsi parce que durant l’Exode, au
cours de leur station à Refidim, les fils d’Israël
ont mis le Seigneur à l’épreuve : « Il donna à ce lieu le
nom de Massa (Tentation) et Meriba (Querelle), parce
que les Israélites cherchèrent querelle et parce qu’ils mirent YHVH à l’épreuve
en disant : YHVH est-il au milieu de nous, ou non ? »
(Ex 17,7). C’est cette même tentation qui fait dire à Jésus au désert : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu (Mt 4,7 ; Lc
4, 12 citant Dt 6,16). Jésus est le Seigneur, et
comme à Réfidim, c’est Lui qui est tenté, mis à
l’épreuve.
Demander de ne pas entrer en Tentation, c’est donc demander à ne pas
douter de la présence de Dieu au milieu de nous. C’est en ce sens que Jésus dit à ses disciples, à Gethsémani : priez pour ne pas entrer en Tentation (Mt 26,41 ; Mc 14,38 ; Lc 22,40.46). Car bientôt ils seront amené à douter qu’il
est vraiment Dieu. L’esprit
est ardent, mais la chair est faible ! (Ibid.). Il est si
simple de douter, de quitter ensuite Jérusalem l’espoir en berne, en se disant :
« Nous espérions, nous, que c'était lui qui allait délivrer Israël »
(Lc 24,21). Alors c’est là le sens profond de
cette demande : Seigneur,
gardes-nous de douter de Toi ! (6)
Notes :
Cf. Jean-Claude Lemyze, Maranatha,
Février 1999, citant La
documentation catholique, N°1442, 21 février 1965, p. 384
1.
Voix verbale
qui sert à transcrire une action que le sujet fait exécuter par un autre
élément que lui-même. En français, il s’exprime sous la forme faire + verbe.
(Source Wiktionnaire)
2.
Merci à Mgr
Hervé Giraud de m’en avoir communiqué la substance.
3.
Citation
aimablement fournie par Mgr Hervé Giraud.
4.
Sainte
Thérèse d’Avila, Le
chemin de la perfection, Seuil, 1961. Chap. 40
5.
Joachim Jeremias, Théologie
du nouveau testament, Tome I.
La prédication de Jésus, éd. Cerf, Paris, 1973. p.253 citant H. Schürmann, La
prière du Seigneur, Paris, 1965.
6.
Joël Sprung est l’auteur de Notre Père, cet inconnu, éd. Grégoriennes, 2013.
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