QUI CONNAÎT ENCORE JEHANNE D’ARC ?

Dans la noirceur du quinzième siècle, en cette fin du Moyen-Âge que la prise de Constantinople par les Turcs, quelques années plus tard, allait faire basculer, l’histoire de la petite jeune fille de Domrémy reste une énigme. Une illuminée miraculeuse ? Un instrument dans la stratégie de Yolande d’Aragon, belle-mère du « soi-disant Dauphin », pour contrer l’OPA du roi d’Angleterre sur le royaume de France (en 1420 par le traité de Troyes et non en 1415...) ? Quoi qu’il en soit, une de ces étrangetés que généra un Moyen-Âge beaucoup plus complexe que notre imagerie moderne ne veut bien le croire. Et comment imaginer ces milliers d’hommes retrouvant soudain l’espérance derrière l’étendard d’une gamine habitée par ses voix ? Comment comprendre ce que fut l’épopée de la petite Lorraine dont l’école autrefois nous transmettait les images d’Épinal ?

Peu importe, après tout, car le Roman National qu’écrivit le XIXème siècle en a fait, avec Clovis, Roland et Charlemagne, l’incarnation d’une France en voie de se constituer, d’une France dont les racines gallo-romaines, les longs siècles chrétiens et le présent républicain n’étaient qu’un même fil se dévidant peu à peu. Que le Président de la République célèbre, en un discours imprégné des mots de Malraux, les 600 ans de la naissance de Jeanne d’Arc devrait être une évidence, dans un pays que l’histoire a modelé, plus encore que la géographie. Visées électoralistes ? Détour vers les électeurs du Front National ? Quel intérêt à ce genre de polémique, sinon de renforcer ce sentiment qui a déjà fait tant de mal, que seule l’extrême droite saurait encore parler aux Français de ce que fut leur pays ?

Ayant enseigné pendant dix ans la « culture générale » (entendez l’histoire, la littérature, la philosophie…) à des jeunes bacheliers issus de terminales ES et STG, j’ai pu constater que pas un ne savait qui était Charles VII (l’un d’eux hasarda un jour d’une voix mal assurée : « Roi d’Angleterre ? »), pas un ne pouvait situer l’histoire de Jeanne d’Arc, ni la résumer même brièvement. Jeanne d’Arc, comme les diverses figures qui racontaient le passé commun des Français, qu’ils fussent Picards, Lorrains, Auvergnats ou fils d’immigrés Italiens, a disparu dans les limbes, victime de la détestation de l’État-Nation et de l’abandon des grands récits.

Se souvenir, pour son 600ème anniversaire, que Jeanne d’Arc est notre patrimoine commun, parce qu’un pays qui n’a pas de passé construit difficilement son avenir, et que les mythes sont ce qui nous rassemble et nous habite, voilà qui est louable. Mais le serait encore plus la décision de réinvestir ces mythes, à l’école comme dans l’ensemble de l’espace public, plutôt que de les abandonner et de s’étonner ensuite que d’autres s’en saisissent.

Il serait appréciable que la redéfinition d’un roman national qui ne soit pas, certes, le récit simpliste d’autrefois, mais qui nous nourrisse à nouveau de nos épopées communes, soit une des missions d’une institution scolaire qui arrêterait de se gargariser de mots grandiloquents et s’attèlerait à structurer l’esprit des enfants pour préparer leur émancipation future. Les réformes de structure qui transforment depuis plusieurs années l’école républicaine, et que le consensus des penseurs de l’éducation, chantres des compétences et de l’employabilité, rendent inéluctables, semblent furieusement l’ignorer. La constitution d’une communauté nationale apaisée et sûre d’elle -même est le cadet de leurs soucis.

Natacha Polony

Le 6 janvier 2012

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