LE CHÂTEAU INTÉRIEUR OU LES DEMEURES
JHS
Ce traité, appelé Le Château
Intérieur, Thérèse de Jésus, moniale de Notre-Dame du Carmel, l’a écrit
pour ses sœurs et filles, les religieuses Carmélites Déchaussées.
Le Château intérieur
JHS
1 - L’obéissance m’a
ordonné peu de choses qui m’aient semblé plus difficiles que celle d’écrire
maintenant sur l’oraison : en premier lieu, parce qu’il ne me semble pas
que le Seigneur m’ait donne l’inspiration, ni le désir de le faire ; et
puis, depuis trois mois, ma tête est si faible et si pleine de bruit que j’ai
peine a écrire, même pour les affaires indispensables. Mais, sachant que la
force de l’obéissance peut aplanir des choses qui semblent impossibles, ma
volonté s’y décide de bien bon gré, malgré que la nature semble beaucoup s’en
affliger ; car le Seigneur ne m’a pas douée d assez de vertu pour lutter
contre des maladies continuelles et des occupations multiples
Plaise à Celui qui a accompli des
choses plus difficiles en ma faveur de faire le nécessaire, je me fie à sa
miséricorde.
2 - Je crois que Je ne
saurai guère dire plus que je ne l’ai déjà fait en d’autres choses qu’on m’a
commandé d’écrire, je crains plutôt de toujours me répéter ; car je suis,
à la lettre, comme les oiseaux à qui on apprend à parler : ils ne savent
que ce qu’on leur enseigne ou ce qu’ils entendent, et le répètent souvent. Si
le Seigneur veut que je dise du nouveau, Sa Majesté me le donnera, ou Elle me
rappellera ce que j’ai déjà dit, je m’en contenterai, car j’ai si mauvaise
mémoire que je me réjouirais, au cas où elles se seraient perdues, de retrouver
certaines choses qu’on estimait bonnes. Si le Seigneur ne me donnait même pas
cela, je tirerais bénéfice du seul fait de me fatiguer et d’aggraver mon mal de
tête par obéissance, même si ce que je dis n’est utile a personne.
3 - Je commence donc à
tenir ma promesse aujourd’hui, fête de la Très Sainte Trinité, en l’an 1577 (2 juin)
en ce monastère de Saint-Joseph du Carmel de Tolède où je suis présentement, m’en
rapportant pour tout ce que je dirai au jugement de ceux qui m’ont commandé d’écrire,
personnes fort doctes. Si quoi que ce soit n’était pas conforme à ce qu’enseigne
la sainte Église Catholique Romaine, ce sera, de ma part, ignorance, et non
malignité. Cela, on peut le tenir pour certain, car je lui suis fidèle et le
serai toujours, comme je l’ai toujours été, avec la grâce de Dieu. Qu’Il soit
béni à jamais, amen, et glorifié !
4 - Celui qui m’a
commandé d’écrire m’a dit que les religieuses de ces monastères de Notre-Dame
du Carmel ont besoin qu’on leur explique quelques points indécis d’oraison :
il lui semble qu’elles comprendront mieux le langage d’une autre femme, et que
l’amour qu’elles me portent les rendra plus sensibles à ce que je leur dirai ;
pour cette raison, il y attribue une certaine importance, si je parviens à dire
quelque chose ; je m’adresserai donc à elles en écrivant, et puis, il
semble insensé de songer que cela puisse convenir à d’autres personnes :
Notre-Seigneur me fera déjà une grande grâce si cet écrit aide quelques-unes d’entre
elles à le louer un petit peu plus. Sa Majesté sait bien que je ne prétends à
rien d’autre, et il est clair que lorsque je réussirai à dire quelque chose
elles comprendront que cela ne vient pas de moi, rien ne peut le leur faire croire,
sauf si elles manquaient d’intelligence autant que je manque d’aptitudes pour
des choses semblables, lorsque la miséricorde du Seigneur ne m’en donne point.
PREMIÈRES DEMEURES
CHAPITRE PREMIER
De la beauté et de la dignité de
nos âmes : une comparaison nous aide à le comprendre. Des avantage qu’il y
a à reconnaître les faveurs que nous recevons de Dieu. De l’oraison, la porte
de ce Château.
1 - Aujourd’hui, comme
je suppliais le Seigneur de parler à ma place, puisque je ne trouvais rien à
dire, ni comment entamer cet acte d’obéissance, s’offrit à moi ce qui sera, dès
le début, la base de cet écrit : considérer notre âme comme un château
fait tout entier d’un seul diamant ou d’un très clair cristal, où il y a
beaucoup de chambres, de même qu’il y a beaucoup de demeures au ciel. Car à
bien y songer, mes sœurs, l’âme du juste n’est rien d’autre qu’un paradis où Il
dit trouver ses délices. Donc, comment vous représentez-vous la chambre où un
Roi si puissant, si sage, si pur, si empli de tous les biens, se délecte ?
Je ne vois rien qu’on puisse comparer à la grande beauté d’une âme et à sa
vaste capacité. Vraiment, c’est à peine si notre intelligence, si aiguë
soit-elle, peut arriver a le comprendre, de même qu’elle ne peut arriver à
considérer Dieu, puisqu’il dit lui-même qu’il nous a créés à son image et à sa
ressemblance. Or, s’il en est ainsi, et c’est un fait, nous n’avons aucune
raison de nous fatiguer à chercher à comprendre la beauté de ce château ;
il y a entre lui et Dieu la même différence qu’entre le Créateur et la
créature, puisqu’il est sa créature ; il suffit donc que Sa Majesté dise
que l’âme est faite à son image pour qu’il nous soit difficile de concevoir sa
grande dignité et sa beauté.
2 - Il est bien
regrettable et confondant que, par notre faute, nous ne nous comprenions pas
nous-mêmes, et ne sachions pas qui nous sommes. Celui à qui on demanderait, mes
filles, qui il est, et qui ne se connaîtrait point, qui ne saurait pas qui fut
son père, ni sa mère, ni son pays, ne prouverait-il pas une grande ignorance ?
Ce serait d’une grande bêtise, mais la nôtre est plus grande, sans comparaison,
quand nous ne cherchons pas à savoir ce que nous sommes, nous bornant à notre
corps, et, en gros, a savoir que nous avons une âme, parce que nous en avons
entendu parler et que la foi nous le dit. Mais les biens que peut contenir
cette âme ; qui habite en cette âme, ou quel est son grand prix, nous n y
songeons que rarement ; c’est pourquoi on a si peu soin de lui conserver
sa beauté. Nous faisons passer avant tout sa grossière sertissure, ou l’enceinte
de ce château, qui est notre corps.
3 - Considérons donc
que ce château a, comme je l’ai dit, nombre de demeures, les unes en haut, les
autres en bas, les autres sur les côtés ; et au centre, au milieu de toutes,
se trouve la principale, où se passent les choses les plus secrètes entre Dieu
et l’âme. Il faut que vous soyez attentives à cette comparaison. Peut-être, par
ce moyen, Dieu consentira-t-il à vous faire comprendre quelques-unes des
faveurs que Dieu veut bien accorder aux âmes, et, dans la mesure du possible,
les différences qu’il y a entre elles ; car personne ne peut les
comprendre toutes, tant elles sont nombreuses : d’autant moins une
misérable comme moi ! Si le Seigneur vous les accorde, vous aurez le :
grand réconfort de savoir que cela est possible ; sinon, vous louerez sa
grande bonté. Car si la considération des choses qui sont au ciel, et dont
jouissent les bienheureux, ne nous fait aucun tort et nous réjouit plutôt, de
même, lorsque nous cherchons à obtenir ce dont ils jouissent, il ne peut nous
nuire de voir qu’un si grand Dieu peut se communiquer en cet exil à des vers de
terre si malodorants, et d’aimer une bonté si bonne, une miséricorde si
démesurée. Je tiens pour certain que celui qui souffrirait de savoir que Dieu
peut nous faire cette faveur en cet exil n’a guère d’humilité ni d’amour du
prochain ; car si ce n’était de cela, comment ne pas nous réjouir que Dieu
accorde ces grâces à l’un de nos frères sans que cela l’empêche de nous l’accorder
à nous aussi, et de voir que Sa Majesté manifeste ses grandeurs en quiconque ?
Ce sera, parfois, dans le seul but de les manifester, comme le Seigneur l’a dit
lui-même à propos de l’aveugle à qui il à rendu la vue, lorsque les Apôtres lui
ont demandé s’il était aveugle à cause de ses péchés ou par la faute de ses
parents. Il arrive, ainsi, que celui à qui il fait ces faveurs ne soit pas plus
saint que celui à qui il ne les fait point, il veut seulement qu’on reconnaisse
sa grandeur, comme nous le voyons dans saint Paul et la Madeleine, et pour que
nous le louions en ses créatures.
4 - On pourra dire que
ces choses semblent impossibles, et qu’il est bon de ne pas scandaliser les
faibles. Leur incrédulité est une moindre perte, si ceux à qui Dieu les accorde
ne manquent pas d’en profiter ; ils s’en régaleront, un plus grand amour s’éveillera
en eux pour Celui qui montre tant de miséricorde, et dont le pouvoir et la
majesté sont si grands. D’autant plus que je sais que celles à qui je parle ne
courent pas ce danger elles savent et croient que Dieu donne de bien plus
grandes preuves d’amour. Je sais que ceux qui n’y croiraient point n’en auront
pas l’expérience, car Dieu tient beaucoup à ce qu’on ne limite pas ses œuvres ;
donc, mes sœurs, que ce ne soit jamais le cas de celles d’entre vous que le
Seigneur ne conduirait pas par cette voie.
5 - Donc, pour revenir
à notre bel et délicieux château, nous devons voir comment nous pourrons y
pénétrer. J’ai l’air de dire une sottise : puisque ce château est l’âme,
il est clair qu’elle n’a pas à y pénétrer, puisqu’il est elle-même ; tout
comme il semblerait insensé de dire à quelqu’un d’entrer dans une pièce où il
serait déjà. Mais vous devez comprendre qu’il y a bien des manières différentes
d’y être ; de nombreuses âmes sont sur le chemin de ronde du château, où
se tiennent ceux qui le gardent, peu leur importe de pénétrer l’intérieur,
elles ne savent pas ce qu’on trouve en un lieu si précieux, ni qui l’habite, ni
les salles qu’il comporte. Vous avez sans doute déjà vu certains livres d’oraison
conseiller à l’âme d’entrer en elle-même ; or, c’est précisément ce dont
il s’agit.
6 - Un homme fort docte
me disait récemment que les âmes qui ne font pas oraison sont semblables à un
corps paralysé ou perclus, qui bien qu’il ait des pieds et des mains, ne peut
les commander ; ainsi, il est des âmes si malades, si accoutumées à s’arrêter
aux choses extérieures, que c’est sans remède, elle ne semblent pas pouvoir
entrer en elles-mêmes ; elles ont une telle habitude de n’avoir de
rapports qu’avec la vermine et les bêtes qui vivent autour du château qu’elles
leur ressemblent déjà beaucoup ; et bien qu’elles soient, par nature, très
riches, capables de converser avec rien de moins que Dieu, c’est sans remède.
Si ces âmes ne cherchent pas à connaître leur grande misère et à y porter
remède, elles resteront transformées en statues de sel faute de tourner la tête
vers elles-mêmes, comme il advint de la femme de Loth pour l’avoir tournée
(Gn. 19,26).
7 - Car autant que je
puis le comprendre, la porte d’entrée de ce château est l’oraison et la
considération ; je ne dis pas mentale plutôt que vocale, car pour qu’il
ait oraison, il doit y avoir considération. Celle qui ne considère pas à qui
elle parle, et ce qu’elle demande, et qui est celle qui demande, et à qui, je n’appelle
pas cela faire oraison, pour beaucoup qu’elle remue les lèvres. Il pourra
pourtant y avoir oraison sans qu’on le recherche, mais dans ce cas on s’y sera
exercé naguère. Quiconque aurait l’habitude de parler à la majesté de Dieu
comme il parierait à son esclave, qui ne se demande pas s’il s’exprime mal,
mais dit ce qui lui vient aux lèvres, ou qui l’apprend pour le répéter, je ne
tiens pas cela pour de l’oraison, et plaise à Dieu que nul chrétien ne la
pratique de cette façon. J’espère de la bonté de Sa Majesté, mes sœurs, que ce
n’est le cas d’aucune de vous, vous êtes habituées à vous occuper des choses
intérieures, ce qui est fort utile pour éviter de tomber dans une telle
bestialité.
8 - Nous ne nous
adressons donc pas à ces âmes percluses, car si le Seigneur lui-même ne vient
pas leur commander de se lever, comme à celui qui attendait à la piscine depuis
trente ans (Jn 5,5), elles sont bien mal en point, et en grand danger,
mais aux autres âmes, à celles qui pénètrent enfin dans le château. Celles-là,
forts mêlées au monde, ont de bons désirs, et parfois, ne serait-ce que de loin
en loin, elles se recommandent à Notre-Seigneur et considèrent qui elles sont
sans toutefois s’y attarder. De temps en temps, pendant le mois, elles prient,
pleines des mille affaires qui occupent ordinairement leur pensée, et
auxquelles elles sont si attachées que là où est leur trésor, là est leur cœur
(Mt 6,21) ; elles songent parfois à s’en affranchir, et c’est déjà
une grande chose pour elles que la connaissance d’elles-mêmes, constater qu’elles
sont en mauvaise voie, pour trouver la porte d’entrée. Enfin, elles pénètrent
dans les premières pièces, celles du bas, mais toute la vermine qui entre avec
elles ne leur permet ni de voir la beauté du château, ni de s’apaiser ;
elles ont déjà beaucoup fait en entrant.
9 - Ce que je dis, mes
filles, va vous sembler déplacé, puisque, par la bonté de Dieu, vous n’êtes pas
de celles-là. Il va vous falloir de la patience, sinon je ne saurais faire
entendre comment j’ai compris certaines des choses intérieures de l’oraison, et
encore plaise au Seigneur que j’arrive à parler de quelques-unes ; car ce
que je voudrais vous faire entendre est bien difficile, lorsque l’expérience
fait défaut. Si vous avez cette expérience ; vous verrez qu’on ne peut s’abstenir
d’effleurer ce que plaise au Seigneur dans sa miséricorde, de vous épargner.
CHAPITRE II
De la laideur de l’âme en état de
péché mortel, et comment Dieu voulut la faire voir à certaine personne. De la
connaissance de soi. Toutes choses utiles, souvent dignes de remarque. De la
manière de comprendre ces demeures.
1 - Avant d’aller plus
loin, je tiens à vous demander de considérer ce qu’on peut éprouver à la vue de
ce château si resplendissant et si beau, cette perle orientale, cet arbre de
vie planté à même les eaux vives de la vie, qui est Dieu, lorsque l’âme tombe
dans le péché mortel. Il n’est ténèbres si ténébreuses, chose si obscure et si
noire qu’elle n’excède. Sachez seulement que bien que le soleil qui lui donnait
tant d’éclat et de beauté soit encore au centre de cette âme, il semble n’y
être point, elle ne participe point de Lui, et pourtant elle est aussi capable
de jouir de Sa Majesté que le cristal de faire resplendir le soleil. Elle ne
bénéficie de rien ; en conséquence, toutes les bonnes actions qu’elle
accomplit ainsi, en état de péché mortel, ne portent aucun fruit qui mérite le
ciel ; elles ne procèdent pas du principe qui est Dieu, par qui notre
vertu est vertu, rien ne peut donc être agréable à ses yeux quand nous nous
éloignons de Lui ; enfin, le but de celui qui commet un péché mortel n’est
pas de Le satisfaire, mais de plaire au démon ; comme il n’est que
ténèbres, la pauvre âme, elle aussi, se transforme en ténèbres.
2 - Je connais une
personne à qui Notre-Seigneur voulut montrer l’état de l’âme qui pèche
mortellement. Cette personne (la sainte elle-même), (voir Autobiographie,
chap. 40 et Relation, chap. 25.) dit qu’aucun de ceux qui le
connaîtraient ne pourrait pécher, lui semble-t-il même s’il lui fallait fuir
les occasions au prix des plus grandes peines imaginables. Elle eut donc bien
envie que tous en soient informés ; vous, mes filles, ayez envie de
beaucoup prier Dieu pour ceux qui sont réduits à cet état de totale obscurité,
eux et leurs œuvres. Car de même que tous les ruisselets qui découlent d’une
source très claire le sont aussi, lorsqu’une âme est en état de grâce, ses œuvres
sont agréables aux yeux de Dieu et à ceux des hommes (elles procèdent de cette
source de vie, l’âme y est planter comme un arbre qui ne donnerait ni fraîcheur
ni fruits, s’ils ne lui venaient de cette source qui le nourrit, l’empêche de
sécher, et lui fait produire de bons fruits), ainsi lorsque l’âme, par sa
faute, s’éloigne de cette source pour se planter dans une autre aux eaux très
noires et très malodorantes, tout ce qu’elle produit est l’infortune et la
saleté mêmes.
3 - Il sied de
considérer ici que la fontaine, ce soleil resplendissant qui est au centre de l’âme,
ne perd ni son éclat ni sa beauté ; il est toujours en elle, rien ne peut
lui ôter sa beauté. Mais si on jetait un drap très noir sur un cristal exposé
au soleil, il est clair que si le soleil donne sur lui, sa clarté n’opérera
point sur le cristal.
4 - Ô âmes rachetées
par le Sang de Jésus-Christ ! Connaissez-vous vous-mêmes, et ayez pitié de
vous ! Comment se peut-il que, sachant cela, vous ne cherchiez pas à
retirer cette poix de ce cristal ? Considérez que si vous perdez la vie,
jamais vous ne jouirez à nouveau de cette lumière. Ô Jésus ! quel
spectacle que celui d’une âme qui s’en est éloigné ! Dans quel état sont
les pauvres chambres du château ! Que les sens, ces gens qui les habitent,
sont troublés ! Et les puissances, qui sont les alcades, majordomes,
maîtres d’hôtels, qu’ils sont aveuglés, et gouvernent mal ! Enfin, puisque
l’arbre est planté en un lieu qui est le démon, quel fruit peut-il donner ?
5 - J’ai entendu une
fois un homme, grand spirituel, dire qu’il ne s’étonnait de rien de ce que
faisait une âme en état de péché mortel, mais de ce qu’elle ne faisait pas.
Plaise à Dieu, dans sa miséricorde, de nous délivrer d’un si grand malheur, car
rien, tant que nous vivons, ne mérite le nom de malheur si ce n’est celui qui
entraîne des maux éternels, à jamais. Voilà, mes filles, ce que nous devons
craindre, et ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières ; s’il ne
garde point la cite, nous travaillerons en vain (Ps 76,2), car nous sommes
la vanité même. Cette personne disait qu’elle avait tiré deux choses de la
grâce que le Seigneur lui a faite : l’une, l’immense crainte de l’offenser :
elle le suppliait donc sans cesse de ne pas la laisser tomber dans le péché,
dont elle voyait les terribles effets ; la seconde, un miroir d’humilité,
sachant que tout ce que nous pouvons faire de bon n’a pas son principe en nous,
mais dans cette fontaine où est planté l’arbre de notre ; âme, dans ce
soleil qui réchauffe nos œuvres. Elle a vu cela si clairement que dès qu’elle
faisait ou voyait faire quelque chose de bien, elle ramenait cette action à son
principe, et comprenait que sans cette aide nous sommes impuissants ; de
là, elle était immédiatement portée à louer Dieu et à s’oublier d’ordinaire
elle-même, quoi qu’elle fit de bien.
6 - Le temps que vous
passerez, mes sœurs, à lire ceci, et moi à l’écrire, ne serait pas perdu si
nous retenions ces deux choses, que les hommes doctes et entendus savent très
bien, mais notre balourdise, à nous, femmes, a besoin de tout cela ; et, d’aventure,
le Seigneur veut peut-être qu’on porte à notre connaissance cette sorte de
comparaison. Plaise à sa bonté de nous accorder la grâce nécessaire.
7 - Ces choses
intérieures sont si obscures pour l’entendement que quelqu’un de si peu
instruit que moi, devra forcément dire beaucoup de choses superflues, et même
insensées, avant de parler juste une seule fois. Il faudra donc de la patience
à quiconque me lira, comme il m’en faut pour écrire ce que j’ignore ; car,
vrai, il m’arrive de me sentir toute sotte en prenant le papier, je ne sans ni
que dire, ni par quoi commencer. Je comprends bien qu’il est important pour
vous que j’explique de mon mieux certaines choses intérieures, car nous
entendons toujours dire combien l’oraison est bonne, et d’après la constitution
nous devons la pratiquer pendant un grand nombre d’heures, mais on ne nous
explique rien d’autre que ce qu’il nous est possible de faire de nous-mêmes ;
on nous parle peu des choses que le Seigneur opère dans l’âme, c’est-à-dire le
surnaturel. Le fait d’en parler et de nous l’expliquer de nombreuses façons
nous apportera la grande consolation de contempler ce céleste artifice
intérieur, si peu connu des mortels, que toutefois nombre d’entre eux
recherchent. Et bien que dans quelques-uns de mes écrits le Seigneur ait fait
entendre certaines choses, je comprends que je ne les avais pas toutes
comprises comme je le fais aujourd’hui, les plus difficiles, en particulier. L’ennui,
c’est que pour les aborder, comme je l’ai dit, il faudra en répéter beaucoup de
fort connues ; il ne saurait en être autrement, vu la rudesse de mon
esprit.
8 - Revenons donc à
notre château aux nombreuses demeures. Vous ne devez pas vous représenter ces
demeures l’une après l’autre, comme en enfilade, mais fixer votre regard au
centre ; là se situe la salle, le palais, où réside le roi ;
considérez le palmiste ; avant qu’on atteigne sa partie comestible,
plusieurs écorces entourent tout ce qu’il contient de savoureux. Ici, de même,
de nombreuses salles sont autour de celle-là, et également au-dessus. Les
choses de l’âme doivent toujours se considérer dans la plénitude, l’ampleur et
la grandeur, on ne le dira jamais assez, elle est capable de beaucoup plus que
ce que nous sommes capables de considérer, et le soleil qui est dans ce palais
se communique à toutes ses parties. Il est très important que toute âme qui s’adonne
à l’oraison, peu ou prou, ne soit ni traquer, ni opprimée. Laissez-la évoluer
dans ces demeures, du haut en bas et sur les côtés, puisque Dieu l’a douée d’une
si grande dignité ; qu’elle ne se contraigne point à rester longtemps
seule dans une salle. Oh ! s’il s’agit de la connaissance de soi !
Car elle est si nécessaire, (cherchez à me comprendre), même pour celles d’entre
vous que le Seigneur a introduites dans la demeure où il se trouve Lui-même,
que jamais, malgré votre élévation, vous ne pouvez mieux faire, et vous ne le
pourriez pas, même si vous le vouliez ; car l’humilité travaille toujours
à la façon dont l’abeille fait le miel dans la ruche, sinon tout est perdu ;
mais considérons que l’abeille ne manque pas de sortir pour rapporter des
fleurs ; ainsi fait l’âme, par la connaissance de soi ; croyez-moi
envolez-vous de temps en temps, pour considérer la grandeur et la majesté de
Dieu. Ainsi, débarrassées de la vermine qui entre dans les premières salles,
celles de la connaissance de soi, vous verrez votre bassesse mieux qu’en
vous-mêmes, bien que, comme je l’ai dit, Dieu fasse à l’âme une grande
miséricorde lorsqu’il lui permet de se connaître, mais qui peut le plus peut le
moins, comme on dit. Et croyez-moi, avec la vertu de Dieu nous pratiquerons une
vertu bien plus haute que si nous restons étroitement ligotées à notre terre.
9 - Je ne sais si je me
suis bien fait comprendre, car cette connaissance de nous-mêmes est si
importante que je voudrais que jamais vous ne vous relâchiez sur ce point, même
si vous êtes fort élevées dans le ciel ; tant que nous sommes sur cette
terre, rien ne doit avoir plus d’importance pour nous que l’humidité. Je répète
donc qu’il est très bon, et meilleur encore, de chercher à pénétrer d’abord
dans la salle qui la concerne plutôt que de s’envoler vers les autres : c’est
le chemin pour y parvenir ; et puisque nous pouvons marcher en terrain sûr
et uni, pourquoi voudrions-nous des ailes pour voler ? Cherchez à mieux
progresser dans l’humilité ; et, ce me semble, jamais nous n’arriverons à
nous connaître si nous ne cherchons pas à connaître Dieu ; en contemplant
sa grandeurs penchons-nous sur notre bassesse ; en contemplant sa pureté,
nous verrons notre saleté ; en considérant son humilité, nous verrons
combien nous sommes loin d’être humbles.
10 - On y trouve deux
avantages : premièrement, il est clair que quelque chose de blanc parait
plus blanc auprès de quelque chose de noir, et, à l’opposé, le noir auprès du
blanc ; deuxièmement, notre entendement et notre volonté s’ennoblissent,
ils se disposent mieux à accomplir tout ce qui est bien lorsque notre regard,
donc nous-mêmes, nous tournons vers Dieu ; il- a de grands inconvénients à
ne jamais sortir de notre boue et de notre misère. Nous parlions, à propos de
ceux qui sont en état de péché mortel, des courants noirs et malodorants dans
lesquels ils sont ; de même, ici, sans qu’il y ait toutefois d’analogie,
Dieu nous en garde ! Car ceci n’est qu’une comparaison. Si nous vivons
enfoncés dans les misères de notre terre, jamais nous ne sortirons du courant
boueux des craintes, des pusillanimités, et de la lâcheté ; regarder si on
me regarde ou si on ne me regarde pas ; me demander s’il y a du danger à
suivre cette voie ; n’y aurait-il pas quelque orgueil à oser entreprendre
cette action ? Est-il bon qu’une misérable comme moi s’occupe d’une chose
aussi haute que l’oraison ? Me méprisera-t-on si je ne suis pas la voie de
tout le monde ? Et puis, les extrêmes ne sont pas bons, même dans la vertu,
grande pécheresse que je suis, ne serait-ce tomber de plus haut ? Je ne
progresserai peut-être point, et je nuirai à de bonnes gens ; quelqu’un
comme moi n’a pas besoin de se singulariser.
11 - Dieu secourable !
Mes filles, qu’elles sont nombreuses les âmes que le démon a dû beaucoup
appauvrir par ce moyen ! Elles prennent tout cela pour de l’humilité, et
bien des choses encore que je pourrais dire ; cela provient de ce que nous
ne nous connaissons pas tout à fait ; la connaissance que nous avons de nous-mêmes
est déviée, et si nous ne sortons jamais de nous-mêmes, je ne suis pas surprise
que cela, et pis encore, soit à craindre. C’est pourquoi je dis, mes filles,
que nous devons fixer nos regards sur le Christ, notre bien ; là, nous
apprendrons la véritable humilité ; en Lui et en ses Saints, notre
entendement s’ennoblira comme je l’ai dit, et la connaissance de nous-mêmes n’engendrera
pas de lâches voleurs ; car bien que ce ne soit encore que la première
Demeure, elle est très riche et d’un si grand prix que celui qui échappe à la
vermine qui s’y trouve ne manquera pas de progresser. Terribles sont les ruses
et astuces du démon pour empêcher les âmes de se connaître et de discerner leur
voie.
12 - De ces premières
demeures, je puis vous donner un très bon signalement dont j’ai l’expérience. C’est
pourquoi je vous demande de ne pas considérer un petit nombre de salles, mais
un million ; car les âmes entrent ici de bien des manières, animées, les
unes et les autres, de bonnes intentions. Mais comme celles du démon sont
toujours mauvaises, il doit maintenir dans chacune d’elles de larges légions de
démons pour empêcher les âmes de passer d’une demeure à l’autre ; la
pauvre âme ne s’en rend pas compte, il use donc de mille sortes d’embûches et
illusions il n’est plus aussi à l’aise lorsque les âmes se rapprochent du Roi.
Mais, comme elles sont, ici, encore absorbées par le monde, plongées dans leurs
plaisirs, grisées d’honneurs et de prétentions, les sens et les facultés, ces
vassaux de l’âme que Dieu leur a donnés, ne sont pas assez forts ; elles
sont donc facilement vaincues, malgré leur désir de ne pas offenser Dieu, et
les bonnes actions qu’elles font. Celles qui se trouvent dans cette situation
devront souvent, et de leur mieux, avoir recours à Sa Majesté, demander à sa
bienheureuse Mère, à ses Saints, d’intercéder et de combattre pour elles ;
leurs propres serviteurs n’ont guère la force de les défendre. À la vérité,
quel que soit notre état, il faut que la force nous vienne de Dieu. Plaise à Sa
Majesté de nous en donner, dans sa miséricorde.
Amen !
13 - Quelle misérable
vie nous vivons ! Mais je vous ai beaucoup dit ailleurs combien il nous
est néfaste de ne pas bien comprendre ce qui touche l’humilité et la
connaissance de soi (Autobiographie, chap. 13 ; Chemin de la
Perfection, chap. 12 et 13), je n’insiste donc pas ici ; et encore,
plaise au Seigneur que j’aie dit quelque chose qui vous soit profitable.
14 - Vous remarquerez
que la lumière qui émane du Palais où est le Roi n’éclaire encore qu’à peine
ces premières Demeures, car bien qu’elles ne soient pas obscurcies et noires,
comme c’est le cas pour l’âme en état de péché, elles sont assez sombres pour
que celui qui s’y trouve ne puisse voir de clarté ; ce n’est pas que la
salle ne soit pas éclairée, (je ne sais m’expliquer), mais toutes ces mauvaises
couleuvres, ces vipères et ces choses venimeuses qui sont entrées avec lui ne
lui permettent pas d’apercevoir la lumière : comme celui qui, pénétrant en
un lieu où le ciel entre abondamment, aurait, sur les yeux, de la boue qui l’empêcherait
de les ouvrir. La pièce est claire, mais il n’en jouit pas, il est gêné, et des
choses comme ces fauves et ces bêtes l’obligent à fermer les yeux et à ne voir
qu’elles. Telle me semble la situation d’une âme, qui, bien qu’elle ne soit pas
en mauvais état, est si mêlée aux choses mondaines, si imbue de richesses, ou d’honneurs,
ou d’affaires, comme je l’ai dit, que bien qu’elle souhaiterait, en fait, voir
sa beauté et en jouir, elle n’y a pas accès, et il ne semble pas qu’elle puisse
se faufiler entre tant d’obstacles. Il est très utile, pour obtenir de pénétrer
dans les secondes Demeures, que chacun, selon son état, tâche de se dégager des
choses et des affaires qui ne sont pas nécessaires. C’est d’une importance telle
que j’estime impossible qu’on accède jamais à la Demeure principale sans
commencer par là ; il sera même difficile de rester sans danger dans celle
où on se trouve, si on a pénétré dans le château ; car au milieu de choses
si venimeuses, il est impossible de n’être pas mordu.
15 - Qu’adviendrait-il,
mes filles, si nous qui avons déjà pénétré beaucoup plus avant, dans d’autres
demeures secrètes du château, nous nous retrouvions, par notre faute, en plein
tumulte, ce qui, du fait de nos péchés, est le cas de beaucoup de personnes à
qui Dieu a accordé ses faveurs et qui, par leur faute, sont rejetées au sein de
ces misères ? Ici, nous sommes libres extérieurement :
intérieurement, plaise à Dieu que nous le soyons, et qu’il nous délivre.
Gardez-vous, mes filles, des soucis qui vous sont étrangers. Considérez que
rares sont les Demeures de ce château où les démons renoncent à combattre. Il
est vrai qu’en certaines demeures, les gardes, je crois avoir dit que ce sont
les puissances, ont la force de lutter ; mais il nous est bien nécessaire
de ne point nous distraire pour comprendre leurs ruses et qu’ils ne nous
trompent point, travestis en anges de lumière ; car ils peuvent nous nuire
de multiples façons, en s’insinuant peu à peu et nous ne le comprenons que lorsque
le mal est fait.
16 - Je vous ai déjà
dit (Chemin de la Perfection, chap. 38 et 39) que le démon agit comme une
lime sourde, nous devons le déceler dès le début. Je veux ajouter autre chose,
pour me faire mieux comprendre : il insuffle à une sœur de si vifs désirs
de pénitence qu’elle n’a de repos que lorsqu’elle se tourmente. Le principe est
bon, mais lorsque la prieure a ordonné de ne pas faire pénitence sans
autorisation, si le démon suggère à cette sœur qu’elle peut bien passer outre,
à si bonnes fins, elle mène en cachette une telle vie qu’elle en perd la santé
et se trouve empêchée d’accomplir ce qu’ordonne la Règle ; vous voyez où
aboutit ce bien. Il en anime une autre d’un très grand zèle pour la perfection ;
c’est très bon, mais il peut découler de là que la moindre petite faute de la
part de ses sœurs lui semble un grave manquement, il s’ensuit la préoccupation
de les surveiller et d’en appeler à la prieure. Elle peut même en venir à ne
pas voir ses propres fautes, tant elle a de zèle pour l’Ordre. Quant aux
autres, elles ne comprennent pas ce qui se passe en son for intérieur, et il
peut arriver qu’elles ne s’accommodent pas si bien que cela de sa vigilance.
17 - Ce que recherche
ici le démon, ce n’est rien de moins que refroidir la charité et l’amour des sœurs
les unes pour les autres, ce qui serait fort dommage. Comprenons, mes filles,
que la véritable perfection est dans l’amour de Dieu et du prochain ; plus
nous observerons ces deux commandements, plus parfaites nous serons. Toute
notre règle et nos Constitutions ne tendent à rien d’autre, elles ne font que
nous donner le moyen de mieux les observer. Trêve de zèles indiscrets qui
peuvent nous faire grand mal. Que chacune se considère elle-même. Je vous ai
déjà longuement parlé de cela, je n’insisterai donc pas (Autobiographie, chap. 13
et Manière de visiter).
18 - Cet amour que vous
devez avoir les unes pour les autres est si important que je voudrais que vous
ne l’oubliez jamais, car à force de considérer chez les autres de petits riens,
qui d’ailleurs ne sont peut-être pas des imperfections, mais que, dans notre
ignorance, nous prenons en mauvaise part, notre âme peut perdre la paix, et
même inquiéter celle des autres ; considérez que cette perfection-là
coûterait cher. Le démon pourrait aussi éveiller cette tentation chez la
prieure ; ce serait plus dangereux. C’est pourquoi une grande prudence est
nécessaire ; car lorsqu’il s’agit de choses contraires à la Règle et aux
Constitutions, il ne faut pas toujours les prendre en bonne part, mais l’avertir,
et si elle ne s’amende point, en appeler au supérieur ; voilà la charité.
De même vis-à-vis des sœurs, s’il s’agit d’une chose grave ; la vraie
tentation serait de tout laisser faire de peur que ce soit une tentation. Il
faut prendre bien garde, pour que le démon ne nous abuse point, de ne point
parler de cela entre nous, il pourrait en tirer un grand avantage et introduire
l’habitude de la médisance, mais uniquement à celle qui agira utilement, comme
je l’ai dit. Cela ne nous concerne guère puisque ici, grâce à Dieu, nous
observons un silence continuel, mais il est bon que nous soyons sur nos gardes.
DEUXIÈMES DEMEURES
CHAPITRE UNIQUE
De la valeur de la persévérance,
pour atteindre aux dernières Demeures, du vif combat que livre le démon, et
combien il est utile de ne pas se tromper de chemin au début. D’un moyen dont
elle a fait l’expérience efficace.
1 - Venons-en
maintenant à parler des âmes qui pénètrent dans les deuxièmes Demeures, et de
ce qu’elles y font. Je voudrais le faire brièvement, car je m’en suis occupée
bien longuement ailleurs (Autobiographie, chap. 11-13 ; Le Chemin de
la Perfection, chap. 20-29), il me serait impossible de ne pas me répéter,
je ne me rappelle rien de ce que j’ai dit ; si je pouvais cuisiner cela de
différentes façons, je sais bien que vous n’en seriez pas fâchées, puisque nous
ne nous lassons jamais des livres qui traitent de ces sujets, si nombreux
soient-ils.
2 - Il s’agit de ceux
qui ont déjà commencé à faire oraison et compris l’importances pour eux, de ne
pas en rester aux premières Demeures ; mais, souvent, ils ne sont pas
encore assez déterminés à ne pas y rester, ils ne s’éloignent pas encore des
occasions, ce qui est fort dangereux. Dieu leur fait une bien grande
miséricorde lorsqu’ils cherchent par instants à fuir les couleuvres et choses
venimeuses, et comprennent qu’il est bon de les fuir. Ceux-là, pour une part,
peinent beaucoup plus que les premiers, mais ils sont beaucoup moins exposés ;
ils semblent connaître le danger, et il y a grand espoir de les voir pénétrer
plus avant. Je dis qu’ils peinent plus, parce que les premiers sont comme des
muets qui entendraient rien ; ils supportent donc mieux l’épreuve de ne
pas parler que ceux qui entendraient sans pouvoir parler : ce serait bien
plus pénible. Mais on n’en désire pas pour autant ne pas entendre, car, enfin,
c’est une grande chose que de comprendre ce qu’on nous dit. Donc, ceux-là
entendent les appels du Seigneur ; ils se rapprochent du séjour de Sa
Majesté, il est très bon voisin, et sa miséricorde et sa bonté sont si grandes
que même au milieu de nos passe-temps, de nos affaires, de nos plaisirs et des
voleries du monde, même lorsque nous tombons dans le péché, et nous en
relevons, (ces bêtes sont si venimeuses, leur compagnie est si dangereuse et si
tapageuse qu’il serait merveilleux de ne trébucher ni tomber), ce Seigneur,
malgré tout, apprécie tellement que nous l’aimions et recherchions sa compagnie
qu’il ne manque pas, un Jour ou l’autre, de nous appeler, pour nous inviter à
nous approcher de Lui ; et cette voix est si douce que la pauvre âme se
consume de ne pouvoir faire immédiatement ce qu’il lui ordonne ; c’est
pourquoi, comme je l’ai dit, elle est bien plus en peine que si elle ne l’entendait
point.
3 - Je ne dis pas que
cette voix et ces appels ressemblent à ceux dont je parlerai plus loin ; s’il
s’agit de paroles de gens de bien, de sermons, de ce qu’on lit dans de bons
livres, de beaucoup de choses que vous avez entendues, et qui sont un appel de
Dieu, également des maladies, des épreuves, des vérités aussi qu’il nous
enseigne dans ces moments que nous consacrons à l’oraison ; si
paresseusement que vous vous y adonniez, Dieu prise cela très haut. Et vous,
mes sœurs, ne méprisez point cette première faveur, sans toutefois vous désoler
lorsque vous ne répondez pas immédiatement au Seigneur, Sa Majesté sait bien
attendre de longs jours, des années, en particulier quand elle voit en nous de
bons désirs, étude la persévérance. C’est ce qu’il y a de plus nécessaire ici ;
avec la persévérance, on ne manque jamais de beaucoup gagner. Mais la batterie
que fomentent sous mille formes les démons est terrible, et bien plus pénible à
l’âme que dans la demeure antérieure ; là-bas, elle était muette et
sourde, du moins elle n’entendait guère et résistait moins, comme ceux qui ont
perdu en partie l’espérance de vaincre. Ici l’entendement est plus vif, les
puissances plus habiles ; les coups et la canonnade sont tels que l’âme ne
peut manquer de les entendre. Les démons proposent ces couleuvres que sont les
choses du monde, ils présentent, comme éternelles, en quelque sorte, ses joies,
l’estime dans laquelle il nous tient, les amis et parents, la santé par rapport
aux choses de la pénitent (car toujours, l’âme qui entre dans cette demeure, se
met à souhaiter de se mortifier un peu), et mille autres sortes d’obstacles.
4 - Ô Jésus ! quel
train mènent ici les démons, quelle affliction est celle de la pauvre âme qui
ne sait si elle doit avancer ou retourner à la première Demeure ! Car la
raison, d’autre part, lui montre qu’elle se leurre beaucoup si elle s’imagine
que tout cela n’est rien, comparé avec ce qu’elle recherche. La foi l’instruit
de ce qui lui est réservé. La mémoire lui représente à quoi aboutit tout cela,
elle lui rappelle la mort de ceux qui ont beaucoup joui de ces choses qu’elle a
vues, dont quelques-uns, morts subitement, sont bientôt oubliés de tous ;
elle a vu fouler aux pieds Ceux quelle avait connus en pleine prospérité, elle
est passée elle-même sur leur sépulture, elle a songé que dans ce corps
grouillaient beaucoup de vers, et tant d’autres choses que la mémoire peut lui
rappeler. La volonté est portée à aimer, lorsqu’elle a vu tant de marques d’amour
et de choses innombrables, elle voudrait les payer de retour ; en
particulier, il lui apparaît que ce véritable amant ne la quitte jamais, il l’accompagne,
il lui donne la vie et l’être. Aussitôt, l’entendement accourt lui faire
entendre qu’elle ne peut se faire un meilleur ami, quand elle vivrait bien des
années ; que le monde entier est plein de fausseté ; et ses plaisirs
(ceux que lui procure le démon), pleins de peines, de soucis, et de
contrariétés ; il lui dit qu’elle est certaine de ne trouver ni sécurité,
ni paix hors de ce château ; qu’elle cesse donc d’aller dans des maisons
étrangères puisque la sienne regorge de biens, si elle veut en jouir ; qui
donc pourrait trouver comme elle tout ce dont elle a besoin dans sa maison, en
particulier un pareil hôte, si elle ne veut pas se perdre comme l’enfant
prodigue, et manger la nourriture des porcs.
5 - Ce sont là des
raisons pour vaincre les détenons. Mais, ô Seigneur et mon Dieu ! Les
habitudes de la vanité, où tout le monde est engagé, corrompent toutes choses !
La foi est si morte que nous préférons ce que nous voyons à ce qu’elle nous dit ;
à la vérité, nous ne voyons pourtant qu’infortunes chez ceux qui poursuivent
ces choses visibles. C’est le fait de ces choses venimeuses dont nous avons
parlé ; comme celui que mord une vipère est tout entier empoisonné, enflé,
il en est de même ici-bas, et nous ne nous en préservons pas. Évidemment, de
nombreux traitements seront nécessaires pour guérir, et c’est déjà une fort
grande faveur de Dieu que de n’en pas mourir. Vrai, l’âme souffre ici de
grandes peines, en particulier si le démon comprend que son caractère et ses
habitudes la prédisposent à aller très loin ; alors, tout l’enfer se
conjuguera pour l’obliger à s’en retourner et à sortir du château.
6 - Ah, mon Seigneur !
Ici votre aide est nécessaire, sans elle on ne peut rien. Par votre
miséricorde, ne permettez pas que cette âme soit dupée, et incitée à abandonner
ce qu’elle a commencé. Éclairez-la, pour qu’elle voie que tout son bonheur en
dépend, et qu’elle évite les mauvaises compagnies. Car c’est une chose immense
que de fréquenter ceux qui parlent de tout cela, de rechercher, non seulement
ceux qu’elle rencontre dans les mêmes salles qu’elle, mais ceux dont elle
comprend qu’ils ont pénétré plus avant ; ils l’aideront beaucoup, et ces
conversations peuvent les inciter à l’admettre en leur compagnie. Songez
toujours à ne pas vous laisser vaincre, car si le démon vous voit bien
déterminé à perdre la vie, le repos, tout ce qu’il vous offre, plutôt que de
retourner à la première salle, il vous lâchera beaucoup plus vite. Soyez un
homme, et pas de ceux qui se jetaient à plat ventre pour boire quand ils
allaient au combat, je ne me rappelle plus avec qui (Gédéon), mais montrez
votre résolution, vous allez vous battre contre tous les démons, et il n’est
meilleures armes que celles de la croix.
7 - Ce qui va suivre
est si important que, bien que je l’aie déjà dit d’autres fois (Autobiographie,
chap. 11), je le répète ici. Voici : ne vous dites point qu’il y a
des joies dans ce que vous entreprenez, ce serait une façon bien basse de
commencer à bâtir un si vaste et si précieux édifice, et si vous fondez sur le
sable, tout croulera : vous n’en finirez pas d’être mécontents et tentés.
Car ce n’est pas dans ces Demeures que pleut la manne, mais plus loin, là où
tout a la saveur de ce qu’aime l’âme, parce qu’elle ne veut que ce que Dieu
veut. C’est du joli ! Nous sommes encore en proie à mille difficultés et
imperfections, les vertus ne savent pas encore marcher, à peine
commencent-elles à naître, et plaise même à Dieu qu’elles aient commencé, et nous
n’avons pas honte de vouloir des douceurs dans l’oraison et te nous plaindre de
nos sécheresses ! Que cela ne vous arrive jamais, mes sœurs ;
embrassez la croix que votre Époux a portée, et comprenez que ce sont là vos
hauts faits ; que la plus apte à souffrir souffre pour Lui davantage, et
elle sera la mieux préservée. Le reste n’est qu’accessoire ; si le
Seigneur vous l’accorde, remerciez-le bien.
8 - Vous vous croirez
bien décidées à affronter les peines extérieures, à condition que Dieu vous
dorlote intérieurement. Sa Majesté sait mieux que nous ce qui nous convient ;
nous n’avons pas à lui conseiller ce qu’Elle doit nous donner, elle peut nous
dire avec raison que nous ne savons pas ce que nous demandons (Mt 20,22).
Quiconque débute dans l’oraison (n’oubliez pas cela, c’est très important),
doit avoir l’unique prétention de peiner, de se déterminer, de se disposer,
aussi diligemment que possible, à conformer sa volonté à celle de Dieu ;
et comme je le dirai plus loin, soyez bien certaines que telle est la plus
grande perfection qu’on puisse atteindre dans la voie spirituelle. Vous
recevrez d’autant plus du Seigneur que vous observerez cela plus parfaitement,
et vous avancerez d’autant mieux sur cette voie. Ne croyez pas qu’il y ait là
des complications arabes, des choses ignorées et secrètes : tout notre
bonheur consiste en cela. Mais si nous nous trompons au début, si nous voulons
immédiatement que le Seigneur fasse notre volonté, qu’il nous conduise comme
nous l’imaginons, quelle peut être la solidité de l’édifices ? Tâchons de
faire ce qui dépend de nous, et gardons-nous de cette vermine venimeuse ;
le Seigneur veut souvent que de mauvaises pensées nous poursuivent et nous
affligent sans que Nous parvenions à les chasser, il permet les sécheresses, il
consent même parfois à ce que nous soyons mordus pour mieux savoir nous garder
à l’avenir, et mettre à l’épreuve notre profond regret de l’avoir offensé.
9 - S’il vous arrive de
tomber, ne vous découragez pas, ne renoncez pas à vous efforcer d’avancer, Dieu
tirera du bien de cette chute même, comme celui qui vend la thériaque commence
par boire du poison, pour s’assurer de sa bonne qualité. Quand cela ne
suffirait qu’à nous montrer notre misère, le grand tort que nous fait l’éparpillement
où nous vivons, nos luttes, dans cette batterie, pour retrouver le
recueillement, ce serait beaucoup. Est-il plus grand malheur que de ne pas nous
retrouver nous-mêmes dans notre propre maison ? Quel espoir de trouver le
repos dans d’autres maisons, si nous ne pouvons nous reposer chez nous ?
Car nos grands, nos vrais amis et parents, ceux avec lesquels, même malgré
nous, nous devons vivre toujours, c’est-à-dire nos puissances, semblent nous
faire la guerre, comme si elles nous gardaient rancune de celle que nos vices leur
ont faite. La paix, la paix, mes sœurs, a dit bien souvent le Seigneur, en
admonestant ses disciples (Jn 10,21). Croyez-moi donc : si nous ne la
possédons pas, si nous ne la recherchons pas dans notre maison nous ne la
trouverons pas chez des étrangers. Il faut mettre fin à cette guerre ; par
le sang qu’il a versé, je le demande à ceux qui n’ont pas commencé à rentrer en
eux-mêmes ; quant à ceux qui ont commence ; ce combat ne doit pas
suffire a les faire retourner en arrière. Qu’ils considèrent que la rechute est
pire que la chute ; déjà, il voient ce qu’ils ont perdu ; qu’ils se
fient à la miséricorde de Dieu, nullement à eux-mêmes, et ils verront Sa
Majesté les conduire de Demeures en Demeures, et les introduire en un pays où
ces bêtes féroces ne pourront ni les touchers ni les épuiser ; ils les
assujettiront toutes et se moqueront d’elles, et ils jouiront de beaucoup plus
de biens qu’ils ne pourraient en désirer, je le dis, même dès cette vie.
10 - Je vous ai dit au
début que j’ai écrit comment vous devez affronter les troubles que le démon suscite
ici (Autobiographie, chap. 11 et 19) et qu’il ne s’agit pas, quand on
commence à se recueillir, de s’y employer à la force du poignet, mais avec
douceur, afin de s’y tenir plus longuement, je n’en parlerai donc pas davantage
ici ; je dirai seulement qu’à mon avis il est très important d’en conférer
avec des personnes expérimentées, car lorsque vous aurez à vaquer à des
occupations nécessaires, vous imaginerez faillir gravement au recueillement.
Tant qu’on ne l’abandonnera point, le Seigneur dirigera tout pour notre bien,
même si nous ne trouvons personne pour nous instruire ; mais contre ce
mal, l’abandon, il n’y a d’autre remède que de recommencer, sinon l’âme se perd
un peu plus chaque jour, et encore plaise à Dieu qu’elle le comprenne !
11 - Certaines pourront
penser que puisqu’il est si grave de retourner en arrière, mieux vaudrait ne
jamais commencer, et rester en dehors du château. Je vous l’ai dit au début, et
le Seigneur lui-même le dit, celui qui vit dans le danger y périt (d’après Qo
3,27), et la porte d’entrée dans ce château est l’oraison. Songer que nous
devons entrer dans ce château sans rentrer en nous-mêmes, nous connaître,
considérer cette misère, ce que nous devons à Dieu, et sans lui demander
souvent miséricorde, c’est de la folie. Le Seigneur lui-même le dit :
"Nul ne parviendra à mon Père si ce n’est par moi (Jn 14,6)" ;
je ne sais s’il le dit en ces termes, je crois que oui ; et "Qui me
voit, voit mon Père (Jn 14,9)". Donc, si nous ne le regardons jamais,
si nous ne considérons pas ce que nous lui devons et la mort qu’il a subie pour
nous, je ne sais comment nous pouvons le connaître, ni agir à son service. Car
la foi sans les œuvres, et sans que ces œuvres tirent leur valeur des mérite, de
Jésus-Christ, notre bien, quelle valeur peut-elle avoir ? Et qui nous
excitera à aimer ce Seigneur ? Plaise à Sa Majesté de nous faire
comprendre tout ce que nous lui coûtons, que le serviteur n’est pas plus que
son Seigneurs (Mt 10,24), que nous devons travailler pour jouir de sa
gloire, et qu’il nous est nécessaire pour cela de prier, afin de ne pas vivre
toujours en tentations (Mt 26,40).
TROISIÈMES DEMEURES
CHAPITRE PREMIER
Comme quoi nous ne sommes guère
en sécurité tant que nous vivons dans cet exil, même si nous y avons atteint un
degré élevé, et qu’il sied d’avoir crainte.
1 - "Bienheureux l’homme
qui craint le Seigneur (Ps 61,1)" : que dirons-nous d’autre à
ceux qui, par la miséricorde de Dieu, ont remporté la victoire dans ces
combats, et sont entrés, par leur persévérance dans les Troisièmes Demeures ?
Sa Majesté a beaucoup fait en m’aidant à comprendre en castillan, le sens de ce
verset, tant j’y suis inhabile. Certes, nous avons raison d’appeler cet
homme-là bienheureux, car s’il ne retourne pas en arrière, à ce que nous
comprenons, il est sur le bon chemin du salut. Vous verrez ici, mes sœurs,
combien il importe de remporter la victoire dans les batailles précédentes ;
car je tiens pour certain que le Seigneur ne manque jamais de donner au
vainqueur la sécurité de conscience, ce qui n’est pas un mince avantage. J’ai
dit : la sécurité, et je me suis mal exprimée, car il n’en est pas en
cette vie ; comprenons donc toujours que je sous-entends : si l’âme
ne s’écarte pas à nouveau du chemin dans lequel elle s’est engagée. :
2 - C’est une fort
grande misère que cette vie où nous devons vivre toujours comme ceux qui, l’ennemi
aux portes, ne peuvent ni dormir ni manger sans armes, toujours inquiets qu’ils
n’ouvrent quelque brèche dans cette forteresse. Ô mon Seigneur et mon Bien !
Comment voulez-vous que nous désirions une vie si misérable alors qu’il nous
est impossible de ne pas vouloir et demander que vous nous en sortiez, sauf si
nous avons l’espérance de la donner pour Vous, de la dépenser vraiment à votre
service, et, surtout, de comprendre que telle est votre volonté ? Si vous
le voulez, mon Dieu, mourons avec Vous, comme l’a dit saint Thomas (Jn 11,16),
car vivre sans Vous, en redoutant de vous perdre à jamais, c’est mourir
plusieurs fois, et rien d’autre. C’est pourquoi je dis, mes filles, que la
béatitude que nous devons demander c’est d’être en sécurité dès maintenant,
avec les bienheureux, car au milieu de ces craintes, quelle satisfaction peut
trouver celui dont la seule satisfaction est de satisfaire Dieu ?
Considérez que certains saints qui avaient ce bonheur à un bien plus haut
degré, sont tombés gravement dans le péché ; et nous n’avons pas l’assurance
que Dieu nous tendra la main pour en sortir (je parle du secours personnel), et
faire, comme eux, pénitence.
3 - Vraiment, mes
filles, j’écris ceci dans un tel état de crainte que je ne sais comment je l’écris,
ni comment je vis quand j’y songe, et c’est bien souvent. Demandez, mes filles,
que Sa Majesté vive toujours en moi ; sinon, comment se sentir en sécurité
dans une vie aussi mal employée que la mienne ? Ne vous affligez pas d’entendre
qu’il en est ainsi, comme vous l’avez souvent fait lorsque je vous en ai parlé,
car vous me voudriez très sainte, et vous avez raison, je le voudrais bien, moi
aussi. Mais qu’y puis-je, puisque c’est uniquement par ma faute que j’ai tant
perdu ! Je ne me plaindrai point de Dieu, dont l’aide n’a pas suffi pour
que vos vœux s’accomplissent ; je ne puis parler ainsi sans larmes, et je
suis dans une grande confusion d’écrire quoi que ce soit pour vous qui pourriez
m’instruire, moi. Il me fut bien dur d’obéir ! Plaise au Seigneur, puisque
je le fais pour Lui, que cela vous serve à quelque chose, et que vous lui
demandiez de pardonner à cette misérable effrontée. Mais Sa Majesté sait bien
que je ne puis me flatter que de sa miséricorde, et puisque je ne puis nier ce
que j’ai été, je n’ai d’autre remède que de m’en remettre à Elle, de me fier
aux mérites de son Fils et de la Vierge, sa mère, dont je porte indignement l’habit
que vous portez aussi. Louez-le, mes filles, d’être vraiment les filles de
cette mère ; vous n’avez donc pas sujet de rougir de ma misère, puisque
vous avez une si bonne mère. Imitez-la, considérez quelle doit être la grandeur
de cette Dame et le bonheur de l’avoir pour patronne puisque mes péchés et le
fait que je sois celle que je suis n’ont nullement discrédité ce saint Ordre.
4 - Mais Je vous
avertis d’une chose : bien que filles d’une telle mère, ne soyez pas sures
de vous, car David était très saint, et vous voyez ce que fut Salomon. Ne vous
prévalez pas de la clôture et de la pénitence où vous vivez ; Dieu est le
seul sujet de vos entretiens, vous vous exercez continuellement à l’oraison
vous êtes si éloignées des choses du monde que vous les avez, vous semble-t-il,
en abomination, tout cela est bon, mais ne suffit point, comme je l’ai dit, à
nous délivrer de toute crainte ; continuez donc ce verset, et rappelez-le
souvent à votre mémoire : BEATUS VIR, QUI TIMET DOMINUM (Ps 61,1).
5 - Je ne sais plus ce
que je disais, je me suis beaucoup écartée de mon sujet, dès que je pense à
moi, mes ailes se brisent, je ne puis rien dire de bon ; je coupe donc
court pour l’instant, et je reviens aux âmes qui sont entrées dans les
Troisièmes Demeures : la faveur que le Seigneur leur a faite de passer
outre aux premières difficultés n’est pas mince, mais très grande. Ces âmes, de
par la bonté de Dieu, sont, je le crois, nombreuses en ce monde : vivement
désireuses ne pas offenser Sa Majesté, elles se gardent même des péchés véniels
et sont amies de la pénitence, elles réservent des heures au recueillement,
emploient bien leur temps, s’appliquent aux œuvres de charité envers le
prochain, un ordre harmonieux règne dans leur langage, leurs vêtements, et dans
le gouvernement de leur maison, si elles en ont. C’est, certes, un état
souhaitable, il n’y a, semble-t-il, aucune raison de leur refuser l’entrée de
la Dernière Demeure, le Seigneur ne la leur refusera point, si elles le veulent ;
c’est une très belle disposition pour obtenir de lui toute grâce.
6 - Ô Jésus !
Laquelle d’entre vous prétendrait ne pas vouloir un si grand bien, surtout
après être passée par ce qu’il y a de plus ardu ? Non, personne. Nous
disons toutes que nous le voulons ; mais il faut bien davantage pour que
le Seigneur possède l’âme tout entière, il ne suffit pas de le dire, comme cela
n’a pas suffi au jeune homme à qui le Seigneur demanda s’il voulait être
parfait (Mt 19,16-22). J’y songe depuis que j’ai commence à parler de ces
Demeures, car nous sommes ainsi, à la lettre, et les grandes sécheresses dans l’oraison
viennent habituellement de là, bien qu’il y ait aussi d’autres causes. Je ne
dis rien des épreuves intérieures, et elles sont intolérables, que bien des
bonnes âmes subissent sans être moindrement coupables et dont le Seigneur les
délivre toujours avec de grands bénéfices, ni de celles qui souffrent de
mélancolie, ou d’autres maladies. Enfin, en toutes choses, nous devons faire la
part du jugement de Dieu. Quant à moi, je crois que la cause la plus habituelle
de la sécheresse est celle que j’ai dite ; car ces âmes, qui voient que
pour rien au monde elles ne commettraient un péché mortel, ni même souvent un
véniel de propos délibéré et qui emploient bien leur vie et leur fortune, s’impatientent
pourtant de voir se fermer devant elles la porte qui conduit à l’appartement de
notre Roi dont elles s’estiment les vassales, et elles le sont effectivement.
Mais bien que le Roi de la terre ait de nombreux vassaux en ce lieu, ils ne
pénètrent pas tous dans sa chambre. Entrez, entrez, mes filles, à l’intérieur ;
dépassez vos œuvres mesquines, car en tant que chrétiennes, vous devez tout
cela et beaucoup plus ; il vous suffit d’être les vassales de Dieu :
ne demandez pas trop, vous n’auriez plus rien. Regardez les saints qui sont
entrés dans la chambre de ce roi, vous verrez quelle différence il y a entre
eux et nous. Ne demandez pas ce que vous n’avez pas mérité ; nous avons
beau Le servir, l’idée que nous, qui avons offensé Dieu, puissions mériter ce
qu’il accorde aux saints, ne devrait même pas nous venir à la pensée.
7 - Ô humilité,
humilité ! Je ne sais pourquoi je suis tentée, dans ce cas, de ne pas me
résoudre à croire que celles qui font un tel cas de ces sécheresses ne manquent
pas un peu d’humilité. Je répète qu’il ne s’agit pas des grandes épreuves
intérieures dont j’ai parlé, elles sont beaucoup plus pénibles qu’un manque de
ferveur. Mettons-nous à l’épreuve nous-mêmes, mes sœurs, ou que le Seigneur
nous éprouve, il s’en acquitte très bien, quoique souvent nous ne voulions pas
le comprendre, et revenons à ces âmes si bien disposées ; voyons ce qu’elles
font pour Dieu, et nous verrons aussitôt que nous n’avons nulle raison de nous
plaindre de Sa Majesté. Si lui tournant le dos, nous nous en allons tristement,
comme le jeune homme de l’Évangile, quand Elle nous dit ce que nous devons
faire pour être parfaits, que voulez-vous que fasse Sa Majesté, qui doit
mesurer sa récompense à l’amour que nous lui portons ? Et cet amour, mes
filles, ne doit pas être fabriqué par notre imagination, mais prouvé par des œuvres ;
et ne croyez pas que le Seigneur ait besoin de nos œuvres, mais de la décision
de notre volonté.
8 - Nous qui portons l’habit
d’un Ordre religieux, qui l’avons pris volontairement, et avons quitté toutes
les choses du monde et ce que nous possédions pour Lui (n’aurions-nous quitté
que les filets de saint Pierre, cela semble beaucoup à qui donne tout ce qu’il
a), nous croyons avoir déjà tout accompli. C’est une fort bonne disposition si
nous persévérons et si nous ne retournons pas nous fourrer à nouveau au milieu
de la vermine des premières pièces, n’en aurions-nous que le désir, il n’y a
pas de doute, si nous persévérons dans ce dénuement et cet abandon de tout,
nous atteindrons notre but. Mais ce sera à une condition, que je vous demande
de bien considérer : regardez-vous comme des serviteurs inutiles, selon l’expression
de saint Paul ou du Christ (Lc 17,10), et croyez que rien n’oblige
Notre-Seigneur à vous faire de telles faveurs ; votre dette est même d’autant
plus forte que vous avez plus reçu. Que pouvons-nous faire pour un Dieu si
généreux, qui est mort pour nous, qui nous a créés et nous donne l’être ?
Ne pouvons-nous nous estimer très heureuses quand il se dédommage un peu de ce
que nous lui devons pour tous les services qu’il nous a rendus, sans lui
demander de nouvelles faveurs et de nouveaux régals ? (J’ai employé à
contre cœur ce mot de service, mais c’est ainsi, il n’a fait que nous servir
tout le temps qu’il a vécu sur la terre.)
9 - Considérez bien,
mes filles, certaines des choses qui sont marquées ici, quoique confusément,
car je ne sais m’expliquer mieux. Le Seigneur vous aidera à les comprendre pour
que dans les sécheresses vous puisiez de l’humilité, et non de l’inquiétude,
comme le voudrait le démon ; croyez qu’à celles qui sont vraiment humbles,
même s’il ne leur accorde point ses délices, Dieu donnera une paix et une
acceptation qui les rendront plus heureuses que certains de ceux qu’Il régale.
Car souvent, comme vous l’avez lu, Sa Divine Majesté réserve ces douceurs aux
plus faibles ; je crois toutefois qu’ils ne les échangeraient pas pour la
force de ceux qui vivent dans la sécheresse. Nous sommes enclins à préférer les
joies à la croix. Éprouve-nous, Seigneur, Toi qui sais la vérité, afin que nous
nous connaissions.
CHAPITRE II
Suite du même sujet. Des
sécheresses dans l’oraison, de ce qui peut s’ensuivre, de la nécessité de nous
mettre à l’épreuve. De la manière dont le Seigneur éprouve ceux qui ont atteint
ces Demeures.
1 - J’ai connu quelques
âmes, je crois même pouvoir dire que j’en ai connu beaucoup, qui, parvenues à
cet état, ont vécu de longues années dans cette droiture et cette harmonie,
corps et âme, pour autant que l’on puisse en juger ; elles semblaient
avoir déjà maîtrisé le monde, ou du moins être bien déçues par lui, mais
lorsque Notre-Seigneur les soumit à des épreuves peu importantes, leur
inquiétude fut telle, leur cœur fut si serré, que j’en fus éberluée et même
fort effrayée. Il est vain de les conseiller, elles sont depuis si longtemps
consacrées à la vertu qu’elles se croient capables de l’enseigner aux autres et
n’avoir que trop de raisons de regretter ces épreuves.
2 - Enfin, pour
consoler ces personnes, je n’ai trouvé d’autre remède que de beaucoup compatir
à leur peine (c’est pitié, à la vérité, que de les voir asservies à toutes ces
misères), sans contester leurs raisons ; elles imaginent toutes qu’elles
souffrent pour Dieu, et n’arrivent donc pas à comprendre que c’est une imperfection.
C’est une idée fausse de plus de la part de gens si avancés ; nous ne
pouvons nous étonner qu’ils s’en affligent, bien qu’à mon avis, semblable
affliction devrait être passagère. Dieu veut souvent que ses élus ressentent
leur misère, Il détourne un peu sa faveur, et il n’en faut pas plus, on peut le
dire hardiment, pour que nous ayons tôt fait de nous connaître. On comprend
immédiatement que c’est une épreuve, car ils comprennent, eux, très clairement,
leur faute ; il leur arrive d’être peinés de leur impuissance à maîtriser
l’affliction que leur causent des choses terrestres de bien peu de poids plus
que de l’épreuve elle-même. J’y vois une : grande miséricorde de Dieu, car
bien que ce soit une faute, elle fait beaucoup gagner en humilité.
3 - Mais il n’en est
pas ainsi des personnes dont je parlais, car, comme je l’ai dit, elles
canonisent ces choses dans leur pensée, et elles voudraient que les autres les
canonisent également. Je veux vous citer quelques cas, afin que nous nous
connaissions et nous mettions nous-mêmes à l’épreuve avant que le Seigneur ne
nous éprouve ; nous aurions grand avantage à être lucides et les premières
à nous connaître.
4 - Une personne riche,
sans enfants, sans personne pour qui elle puisse désirer de la fortune, vient à
perdre une partie de ses biens, mais ce qui en reste suffit à lui assurer le
nécessaire pour elle, sa maison, et même au-delà. Si cet homme se montrait
aussi trouble, aussi inquiet que s’il ne lui restait plus un pain à manger,
comment Notre-Seigneur lui demanderait-il de tout quitter pour Lui ? Mais
un autre s’afflige parce qu’il veut pouvoir donner aux pauvres. Je crois que
Dieu préfère à cette charité que je me soumette à la volonté de Sa Majesté, et
tout en cherchant à recouvrer mes biens, que je maintienne mon âme en paix. S’il
n’y parvient pas, le Seigneur ne l’ayant pas élevé aussi haut, à la bonne
heure, mais qu’il comprenne que cette liberté d’esprit lui manque ; il se
disposera alors à la recevoir du Seigneur, car il la lui demandera. Une
personne a largement de quoi manger, et même plus qu’il ne lui en faut ;
un moyen s’offre à elle d’accroître sa fortune ; prendre ce qu’on lui
donne, à la bonne heure, passons ; mais le rechercher, et lorsqu’elle l’a,
en rechercher plus, et plus encore, quelles que soient ses bonnes intentions,
(et elle doit en avoir, car, comme je l’ai dit, il s’agit de personnes d’oraison,
et vertueuses), elle n’a pas à craindre de monter jusqu’aux demeures les plus
proches du Roi.
5 - Il en est de même s’il
leur arrive d’offrir quelque prise au mépris ou si on porte légèrement atteinte
à leur honneur ; quoique Dieu leur fasse souvent la grâce de bien le
prendre, (notre Bien est très bon, Il est enclin à favoriser publiquement la
vertu, pour que l’estime dans laquelle on tient ceux qui l’ont servi ne souffre
en rien) ils ne sortent pas de sitôt d’un état d’inquiétude insupportable. Dieu
secourable ! Ne s’agit-il pas de gens qui considèrent depuis longtemps
combien le Seigneur a souffert, qui savent que la souffrance est bonne, et même
qui la désirent ? Ils voudraient que chacun organise sa vie aussi bien qu’ils
le font, et encore plaise a Dieu qu’ils ne s’imaginent pas qu’ils souffrent par
la faute des autres et ne s’en octroient point, en pensée, le mérite.
6 - Il vous semblera, mes
sœurs, que je parle mal à propos, et pas a votre adresse : on ne voit ici
rien de semblable, puisque ne possédant aucun bien nous n’en voulons pas, nous
n’en recherchons pas, et que nul non plus ne nous fait injure. Ces comparaisons
ne se rapportent donc point à ce qui se passe ici, mais on en déduit beaucoup d’autres
choses qui pourraient s’y passer et qu’il ne serait ni bon ni utile d’indiquer.
Elles vous aideront à reconnaître si vous êtes bien dépouillées de tout ce que
vous avez quitté ; car de petites choses s’offrent à vous, moins graves,
certes, que tout cela, qui peuvent vous aider à vous éprouver et à comprendre
si vous êtes maîtresses de vos passions. Et croyez-moi, l’affaire n’est pas de
porter ou non un habit religieux, mais de chercher à nous exercer dans la
vertu, de soumettre en toutes choses notre volonté à celle de Dieu, et de
conformer notre vie à ce que Sa Majesté dispose ; ne désirons point que
notre volonté se fasse, mais la siennes (Lc 22,42). Tant que nous n’en
serons pas là, comme je l’ai dit, de l’humilité ! C’est l’onguent de nos
plaies ; car si nous sommes vraiment humbles, même s’il tarde un peu, le
chirurgien, qui est Dieu, viendra nous guérir.
7 - Les pénitences de
ces âmes sont aussi bien organisées que leur existence. Elles aimaient beaucoup
leur vie mise au service de Notre-Seigneur, et tout cela n’est point mauvais,
mais elles ne se mortifient que très prudemment, pour que leur santé n’en
pâtisse point. Ne craignez pas qu’elles se tuent, elles sont en possession de
leur raison, l’amour ne les fait pas encore déraisonner. Mais je voudrais qu’elle
nous incite, notre raison, à ne pas nous contenter toujours de cette manière de
servir Dieu, à pas traînant, car nous n’arriverions jamais au bout du chemin.
Et comme nous imaginons être toujours en marche, et que nous nous fatiguons,
(car croyez-le, cette route est accablante), ce sera déjà bien que nous ne nous
perdions point. Mais pensez-vous, mes filles, qu’il puisse être bon, lorsqu’il
nous est loisible d’aller d’un pays à un autre en huit jours, de faire le
trajet en un an, au hasard des auberges, de la neige, des pluies, et des
mauvais chemins ? Ne vaudrait il pas mieux en finir une bonne fois ?
Car à tout cela s’ajoute le danger des serpents. Oh ! les bons exemples
que je pourrais en donner ! Plaise à Dieu que je sois sortie de là, il me
semble bien souvent que non.
8 - Nous sommes de si
grands cerveaux que tout nous offense, car nous avons peur de tout ;
ainsi, nous n’osons pas aller de l’avant, tout comme si nous nous savions
capables d’atteindre ces Demeures, et que d’autres fassent le chemin. Puisque c’est
impossible, prenons courage, mes sœurs, pour l’amour du Seigneur ;
remettons notre raison et nos craintes entre ses mains oublions cette faiblesse
naturelle, dont il nous arrive de beaucoup tenir compte. Le soin de nos corps
regarde nos supérieurs à eux d’y pourvoir ; le nôtre est de marcher à vive
allure pour voir ce Seigneur ; car les aises dont vous jouissez ont beau
être nulles, à peu de choses près, le souci que nous avons de notre santé
pourrait nous induire en erreur. Nous ne nous en porterons d’ailleurs pas
mieux, je le sais ; je sais aussi que ce qui concerne le corps n’est pas
une affaire, c’est secondaire ; l’acheminement dont je parle s’accompagne
d’une grande humilité ; si vous m’avez comprise, j estime que là est l’erreur
de celles qui n’avancent point ; nous n’avons fait, nous semble-t-il que
quelques pas, nous le croyons, tandis que l’allure à laquelle marchent nos sœurs
doit nous paraître très rapide, et non seulement nous devons désirer qu’on nous
tienne pour la plus misérable de toutes, mais faire ce qu’il faut pour cela.
9 - Alors, cet état
sera excellent ; sinon, nous y vivrons dans mille peines et misères, car
nous y subissons de lourdes épreuves tant que nous n’avons pas renoncé à nous-mêmes
et que nous portons la charge de cette terre de misère ; cela n’est pas le
cas de ceux qui s’élèvent vers les autres Demeures. Là, le Seigneur ne manque
pas de les récompenser ; juste comme il l’est, et même miséricordieux, il
nous donne toujours beaucoup plus que nous ne méritons lorsqu’il nous accorde
des joies bien supérieures à celles que nous pourrions trouver dans les régals
et distractions de la vie ; mais ne pensez pas qu’il leur prodigue des
douceurs spirituelles, sauf rare exception : il les invite à voir ce qui
se passe dans les autres Demeures, pour qu’ils se disposent à y pénétrer.
10 - Vous allez
imaginer que contentements et plaisirs spirituels sont une seule et même chose,
et vous demander pourquoi j’emploie des mots différents. À moi, il me semble
que la différence est très grande, mais je puis me tromper. Je dirai ce que j’entends
ainsi lorsque je parlerai des quatrièmes Demeures qui vont suivre ; ce
sera plus opportun, puisqu’il faudra, alors expliquer certains des plaisirs que
le Seigneur y procure. Même si cela semble inutile, vous aurez l’avantage de
comprendre ce que sont ces deux choses, et vous pourrez rechercher ce qu’il y a
de mieux ; les âmes que Dieu élève à cet état y trouveront un grand réconfort,
et celles qui croient tout avoir une grande confusion ; si elles sont
humbles, elles seront portées à l’action de grâces. Mais si elles manquent
quelque peu d’humilité, leur affliction intérieure sera sans objet, car la
perfection ne consiste pas dans des plaisirs intérieurs, elle est l’apanage de
celui qui aime le plus ; à lui, la récompense, comme à celui qui agit avec
justice et vérité.
11 - Vous vous direz
peut-être : à quoi bon parler de ces faveurs intérieures, en donner l’explication,
puisque c’est, en fait, la vérité ? Je l’ignore, demandez-le à celui qui
me commande d’en écrire, je ne suis pas obligée à discuter avec les supérieurs,
mais à leur obéir, sous peine de mal agir. Ce que je puis vous dire en toute
sincérité, c’est que lorsque je n’avais pas l’expérience de ces faveurs, ni
même l’idée que je l’aurais de ma vie, (à juste titre, mais j’eusse été bien
heureuse de savoir ou, à l’occasion, de comprendre que j’étais un peu agréable
à Dieu), quand je lisais dans les livres les faveurs et les consolations que le
Seigneur accorde aux âmes qui le servent, j’en avais une grande joie, et mon
âme y trouvait le sujet de vives louanges à Dieu. S’il en était ainsi d’une âme
aussi misérable que la mienne, celles qui sont bonnes et humbles le loueront
bien davantage ; et quand il n’y en aurait qu’une seule pour le louer une
seule fois, il est très bon de le dire, ce me semble, et que nous comprenions
le contentement et les délices que nous perdons par notre faute. D’autant mieux
que si ces faveurs viennent de Dieu, elles sont chargées d’amour et de courage,
on peut donc continuer à marcher sans peine, et croître en bonnes actions et en
vertu. Ne penser pas que peu importe de nous y disposer ; lorsque nous ne
sommes pas en faute, le Seigneur est juste, et Sa Majesté vous donnera par d’autres
voies ce qu’Elle vous ôte par celle-là ; Sa Majesté a ses raisons, et ses
secrets sont bien cachés ; du moins nous donnera-t-elle ce qui nous
convient le mieux, sans aucun doute.
12 - Celles qui, par la
bonté du Seigneur, sont parvenues à cet état, (ce n’est pas une petite
miséricorde, comme je l’ai dit, car elles sont bien près de monter plus haut),
auraient grand intérêt à beaucoup s’exercer à la prompte obéissance ; même
pour ceux qui n’appartiennent pas à un Ordre Religieux, il serait fort utile,
comme le font de nombreuses personnes, d’avoir quelqu’un à qui recourir pour ne
faire en aucun cas notre volonté propre, car c’est ordinairement ce qui nous
nuit ; ne le choisissons pas d’humeur analogue à la notre comme on dit,
aussi prudent que nous le sommes, mais recherchons-en un qui soit bien désabusé
de toutes les choses du monde. Il est extrêmement profitable d’être en rapports
avec quelqu’un qui le connaît, pour mieux nous connaître ; et puis,
lorsque des choses qui nous paraissent impossibles se révèlent possibles pour d’autres,
et même douces, nous prenons courage ; leur envol, semble-t-il, nous
enhardit à voler, comme les petits des oiseaux qui font leur apprentissage, et
si, dans l’immédiat, ils ne volent pas très loin, ils imitent, peu à peu, leurs
parents ; on fait ainsi de grands progrès, je le sais. Quelle que soit
leur détermination de ne pas offenser le Seigneur, ces personnes feront bien de
ne pas s’exposer à l’offenser : elles sont tout près des premières
Demeures, et pourraient facilement y retourner. Leur force n’est pas fondée sur
un terrain solide, comme c’est le cas des personnes qui, déjà exercées à
souffrir, connaissent les tempêtes du monde et ont des raisons de ne guère les
redouter, ni de désirer ses joies une grande persécution comme celles que le
démon sait très bien agencer pour nous nuire pourrait les y ramener ;
promptes à éviter le péché à autrui, ces âmes seraient incapables de résister à
ce qui pourrait leur arriver en cette occurrence.
13 - Considérons nos
fautes, et laissons là celles des autres, car le fait de ces personnes si bien
organisées est souvent de s’offusquer de tout, et, d’aventure, ceux dont nous
nous offusquons pourraient bien avoir beaucoup à nous apprendre d’essentiel. Il
se peut que dans l’attitude extérieure, la manière d’être, nous les
surpassions, mais le principal n’est pas là, bien que ce soit important, mais
il n’y a pas de quoi vouloir que tout le monde suive immédiatement le même
chemin que nous, ni de nous mettre à les instruire des voies spirituelles,
alors que, d’aventure, nous les ignorons ; car nous pouvons faire un usage
fort erroné, mes sœurs, de ce désir que nous donne Dieu d’aider les âmes. Il
vaut donc mieux nous en tenir à notre Règle ; "Chercher à vivre
toujours dans le silence et l’espérance (Is 30,15) )", et le Seigneur
prendra soin de des âmes. Tant que nous ne négligerons pas de supplier pour
elles la Majesté, nous serons fort utiles, avec Sa grâce. Qu’Elle soit bénie à
Jamais.
QUATRIÈMES DEMEURES
CHAPITRE PREMIER
De la différence qu’il y a entre
les contentements et tendresses dans l’oraison, et les plaisirs qu’on y trouve.
En quoi la pensée diffère de l’entendement. Choses utiles à ceux qui sont
distraits dans l’oraison.
1 - Pour commencer à
parler des Quatrièmes Demeures, j’avais grand besoin de me recommander au
Saint-Esprit comme je l’ai fait ; je l’ai supplié de dire désormais à ma
place quelque chose des Demeures suivantes afin que vous le compreniez, car
nous commençons à entrer dans les choses surnaturelles, et il est extrêmement
difficile de les faire entendre si Sa Majesté ne s’en charge point, comme elle
le fit, d’ailleurs, quand j’écrivis tout ce qui m’avait été donné de comprendre
jusqu’alors, il y a plus ou moins quatorze ans. Il me semble avoir un peu plus
de lumières sur les faveurs que le Seigneur accorde à quelques âmes, mais il
est bien différent de savoir en parler : plaise à Sa Majesté de le faire,
s’il doit s’ensuivre un certain bien, et sinon, non.
2 - Ces Demeures étant
déjà plus proches de celle qu’habite le Roi, elles sont d’une grande beauté, on
y voit et on y entend des choses si délicates que l’intelligence est incapable
d’en donner une idée si juste qu’elle ne soit encore bien obscure pour ceux qui
n’en ont pas l’expérience ; ceux-là comprendront très bien, spécialement
ceux dont l’expérience est grande. On croira que pour atteindre ces Demeures il
faut avoir vécu très longtemps dans les autres, mais bien qu’à l’ordinaire il
faille être passé par celles dont nous venons de parler, cette règle n’est pas
absolue, comme vous l’avez sans doute entendu dire souvent ; car ces biens
qui Lui appartiennent, le Seigneur les donne quand il veut, comme il veut, et à
qui il veut, sans faire tort à personne.
3 - Il est rare que les
bêtes venimeuses pénètrent dans ces Demeures, et si elles y entrent, elles ne
font pas de mal, l’âme y gagne plutôt. J’estime bien préférable qu’elles
entrent et nous fassent la guerre à ce degré l’oraison ; s’il n’y avait
point de tentations le démon pourrait se servir, pour nous leurrer, des
plaisirs que Dieu accorde, et nuire plus grièvement à l’âme qui a moins à
gagner lorsqu’elle n’est pas tentée ; le moins qu’il puisse faire est d’écarter
de cette âme tout ce qui peut lui acquérir des mérites, et la laisser dans un
ravissement continuel. Or, quand il est continuel, je ne crois pas qu’il soit
sûr, il me semble impossible que l’esprit du Seigneur soit toujours en nous,
durant cet exil.
4 - Mais je vous ai dit
que je parlerais ici de la différence entre les contentements qu’on trouve dans
l’oraison, ou les plaisirs. Je crois qu’on peut appeler contentement ce que
nous obtenons nous-mêmes par la méditation et nos prières à Notre-Seigneur,
cela procède de notre nature, avec, tout de même, l’aide de Dieu, car dans tout
ce que je dis il faut comprendre que nous ne pouvons rien sans Lui ; mais
le contentement procède de l’acte vertueux même que nous accomplissons, il nous
semble l’avoir gagné par notre travail, et nous sommes contents, à juste titre,
de nous être appliqués à ces choses. Mais tout bien considéré, bien des choses
qui peuvent advenir sur terre peuvent nous causer le même contentement. Ainsi,
une grande fortune qui nous échoit soudain, voir soudain une personne que nous
aimons beaucoup, réussir une affaire importante, une grande chose, que tout le
monde approuve ; la femme, aussi, à qui on a annoncé la mort de son mari,
de son frère, ou de son fils, et qui le voit arriver, vivant. J’ai vu de grands
contentements faire verser des larmes, cela m’est même arrivé quelquefois. Ces
contentements sont naturels et il me semble qu’il en est de même de ceux que
nous inspirent les choses de Dieu ; ils sont seulement de plus noble
lignée, sans toutefois que les autres soient mauvais. Enfin, ils partent de notre
nature elle-même et s’achèvent en Dieu. Les plaisirs partent de Dieu, notre
nature les ressent, et elle en jouit autant que peuvent jouir les personnes
dont j’ai parlé, et beaucoup plus. Ô Jésus ! Que je voudrais pouvoir
m’expliquer à ce sujet ! Il me semble entendre qu’il y a là des
différences certaines, et je n’ai pas la science de me faire comprendre ;
plaise au Seigneur d’y pourvoir.
5 - Je me rappelle
soudain un verset que nous récitons à Prime à la fin du premier psaume ;
la fin du verset dit : Cum dilatasti cor meum (Ps 118,32). Cela suffira à ceux qui ont une
grande expérience de ces faveurs pour comprendre quelle différence il y a entre
les unes et les autres ; mais un plus ample exposé est nécessaire à ceux
qui ne l’ont point. Les contentements dont j’ai parlé ne dilatent pas le cœur,
ils semblent même à l’ordinaire, le serrer un peu, bien qu’il soit tout content
de voir ce qui se fait pour Dieu ; mais des larmes angoissées jaillissent,
qui semblent en quelque sorte causées par la passion. Je ne sais pas grand-
chose de ces passions de l’âme, ma gaucherie est grande, sinon je me ferais
peut-être comprendre, je montrerais ce qui procède de la sensualité et de notre
nature ; je saurais m’expliquer, moi qui suis passer par là, si je
comprenais. À toutes fins, le savoir et l’instruction sont de grandes choses.
6 - Je dis ce que je
sais par expérience de cet état, de ces régals et contentements dans la
méditation ; si la Passion commençait à me faire pleurer, j’étais
incapable de m’arrêter jusqu’à ce que j’en eusse la tête cassée ; de même,
si je pleurais mes péchés Notre-Seigneur me faisait ainsi une fort grande
faveur, mais je ne veux pas examiner pour le moment ce qui vaut le mieux, des
contentements ou des plaisirs ; je voudrais seulement pouvoir dire quelle
différence il y a entre eux. Ces larmes et ces désirs sont souvent favorisés
par la nature et la disposition du moment ; mais, enfin, comme je l’ai
dit, quoi qu’il en soit, ils aboutissent à Dieu. C’est hautement appréciable,
si l’humilité est là pour nous faire comprendre que nous ne sommes pas
meilleurs pour cela ; nous ne pouvons pas comprendre si tous ces effets
sont causés par l’amour, mais s’il en est ainsi, c’est un don de Dieu. La
plupart des âmes éprouvent cette sorte de ferveur dans les Demeures
précédentes, car leur entendement est presque toujours en action, elles l’emploient
à réfléchir, à méditer : elles sont en bonne voie, car on ne leur a pas
accordé davantage, mais elles feraient bien de se consacrer par moments à
accomplir des actes, à louer Dieu, à se réjouir de sa bonté, à le voir
semblable à Lui-même, à souhaiter son honneur et sa gloire : cela, de leur
mieux, car c’est un excellent moyen d’éveiller la volonté. Et qu’elles veillent
bien, lorsque le Seigneur leur donnera ces sentiments, à ne pas les faire taire
pour achever leur méditation ordinaire.
7 - Comme je me suis
longuement étendue, ailleurs, sur ce sujet (Autobiographie, chap. 12), je
n’en parlerai pas ici. Je veux absolument que vous sachiez que pour beaucoup
avancer sur ce chemin et monter aux Demeures que nous désirons atteindre, il ne
s’agit pas de beaucoup penser, mais de beaucoup aimer ; donc, tout ce qui
vous incitera à aimer davantage, faites-le. Nous ne savons peut-être pas ce que
c’est qu’aimer, je n’en serais pas très étonnée ; or il ne s’agit pas de
goûter le plus grand plaisir, mais d’avoir la plus forte détermination de
désirer toujours contenter Dieu, de chercher, autant que possible, à ne pas l’offenser,
de le prier de faire toujours progresser l’honneur et la gloire de son Fils, et
grandir l’Église Catholique. Telles sont les marques de l’amour, mais ne croyez
pas qu’il s’agisse de ne pas penser à autre chose, et que si vous êtes un peu
distraite, tout est perdu.
8 - Ces tumultes de la
pensée m’ont parfois bien oppressée ; depuis un peu plus de quatre ans, j’ai
enfin compris, par expérience, que la pensée, ou, pour mieux me faire
comprendre, l’imagination, n’est pas l’entendement ; je l’ai demandé à un
homme docte, il m’a dit qu’il en était ainsi, pour ma plus grande satisfaction.
Comme l’entendement est l’une des facultés de l’âme, il m’était dur de le voir
parfois si papillonnant ; il est habituel que la pensée s’envole soudain,
Dieu seul peut la lier ; quand il nous lie ainsi, nous avons l’impression
d’être, en quelque sorte, déliés de notre corps. Je voyais, quant à moi, les
facultés de l’âme occupées en Dieu, recueillies en Lui, tandis que d’autre part
là pensée s’agitait : j’en était tout hébétée.
9 - Ô Seigneur !
Tenez-nous compte de tout ce que nous endurons sur ce chemin, par manque de
connaissance ! Le malheur, c’est que faute de songer qu’il faille savoir
autre chose que de penser à vous, nous ne savons même pas interroger ceux qui
le savent, nous n’avons pas idée de ce qu’il faut leur demander, et nous
subissons de terribles épreuves, faute de nous comprendre ; et ce qui n’est
pas mauvais, mais bon, nous le jugeons très coupable. De là proviennent les
afflictions de bien des gens qui pratiquent l’oraison et se plaignent d’épreuves
intérieures, du moins, souvent, ceux qui manquent d’instruction ; et
viennent les mélancolies, et la ruine de la santé ; ils en arrivent à tout
abandonner et ne considèrent pas qu’il existe un monde intérieur ici-bas. De
même que nous ne pouvons pas retenir le mouvement du ciel qui va vite, à toute
vélocité, nous ne pouvons pas davantage retenir notre pensée, nous lui
adjoignons toutes les facultés de notre âme, nous croyons que nous sommes
perdues et que nous faisons mauvais usage du temps que nous passons devant
Dieu. Mais l’âme, d’aventure, est tout unie à Lui dans les très proches
Demeures tandis que la pensée, encore aux alentours du château, en proie à
mille bêtes féroces et venimeuses, acquiert des mérites par ces souffrances ;
cela ne doit donc pas nous troubler, ni nous inciter à abandonner ; car c’est
ce que prétend le démon Pour la plupart, toutes nos inquiétudes et nos épreuves
viennent de ce que nous ne nous comprenons pas.
10 - En écrivant ceci,
je considère ce qui se passe dans ma tête, ce grand bruit dont j’ai parlé au
début et qui me rendait à peu prés incapable d’obéir à l’ordre d’écrire qui me
fut donné. J’ai l’impression d’avoir dans la tête beaucoup de fleuves
torrentueux qui s’écroulent en cataractes, beaucoup de petits oiseaux et de
sifflements, et cela, non pas dans les oreilles, mais dans la partie supérieure
de la tête, où, dit-on, se trouve la partie supérieure de l’âme. J’ai insisté
là-dessus, car il m’a semblé que le grand mouvement de l’esprit vers le haut
montait avec vélocité. Plaise à Dieu que je me rappelle d’en dire la cause
quand je parlerai des Demeures suivantes, il ne sied pas de le faire ici, et il
ne serait pas surprenant que le Seigneur ait voulu me donner ce mal de tête
pour me le faire mieux comprendre ; car malgré le tumulte qui y règne,
cela ne me gêne ni dans l’oraison, ni pour m’exprimer mais l’âme est tout
entière dans sa quiétude, dans son amour dans ses désirs, et dans la claire
connaissance.
11 - Mais si la partie
supérieure de l’âme est dans la partie supérieure de la tête, comment se
fait-il qu’elle ne soit pas troublée ? Je l’ignore, mais je sais que ce
que je dis est vrai. On en souffre quand l’oraison ne s’accompagne pas de
suspension des sens, car alors, tant que la suspension ne cesse point, on ne
ressens aucun mal, mais c’eût été un fort grand mal de tout abandonner à cause
de cet inconvénient. Il n’est donc pas bon de nous laisser troubler par nos
pensées, ni d’y accorder la moindre importance ; ainsi si elles nous
viennent du démon, il y renoncera ; et si cela provient, comme c’est le
cas, ainsi que d’autre conséquences, de la misère : où nous a laissées
péché d’Adam, prenons patience, soufrons tout pour l’amour de Dieu ; car
nous sommes également assujetties à manger et à dormir, nous ne pouvons l’éviter,
et c’est une fort grande épreuve.
12 - Reconnaissons
notre misère, et souhaitons aller là où personne ne nous méprisera (Ct 8,1).
Je me rappelle parfois avoir entendu l’Épouse du Cantique le dire, je ne trouve
vraiment rien dans toute notre vie qui justifie mieux ces paroles, car tous les
mépris et épreuves de la vie me semblent peu de chose comparés à ces combats
intérieurs. Nous pouvons supporter n’importe quel trouble et n’importe quelle
guerre à condition de trouver la paix chez nous, comme je l’ai déjà dit ;
mais lorsque nous voulons nous reposer des mille épreuves du monde, lorsque le
Seigneur veut nous préparer ce lieu de repos, il est fort pénible, presque
intolérable, que l’obstacle soit en nous-mêmes. C’est pourquoi, Seigneur,
conduis-nous là où ces misères ne nous méprisent point, car elles semblent
parfois se moquer de l’âme ! Le Seigneur l’en délivre dès cette vie lorsqu’elle
a atteint la dernière Demeure, comme nous le : dirons si Dieu veut.
13 - Ces misères ne
vous causeront pas à vous toutes autant de peine qu’à moi, elles ne s’attaqueront
pas à vous comme à moi, qui suis vile, car on eût pu croire que je voulais
moi-même me venger de moi. Songeant qu’il est possible que vous subissiez vous
aussi ce qui me fut si pénible, je vous en parle sans cesse, partout, avec l’espoir
de parvenir une seule fois à vous faire comprendre que c’est inévitable et que
vous ne devez ni vous en inquiéter ni vous en affliger ; laissons aller ce
traquer de moulin, contentons-nous de moudre notre farine sans que cessent d’agir
la volonté et l’entendement.
14 - Cette gêne est
plus ou moins importante, selon notre état de santé et le moment. Qu’elle
souffre donc la pauvre âme, bien qu’elle n’ait pas commis de faute ; elle
en commettra d’autres, il est donc juste que nous prenions patience. Et puisque
ce que nous lisons, ce qu’on nous conseille, ne suffit pas à nous persuader de
ne pas faire cas de ces pensées, nous qui savons peu de chose, il ne me semble
pas que tout le temps que je passe à mieux vous expliquer tout cela et à vous
consoler, si tel est votre cas, soit du temps perdu. Cela ne servira toutefois
pas à grand-chose jusqu’à ce que le Seigneur veuille nous éclairer. Mais il est
nécessaire, Sa Majesté le veut, que nous prenions des mesures et que nous nous
connaissions, pour ne pas accuser notre pauvre âme de ce que font notre faible
imagination, notre nature, et le démon.
CHAPITRE II
Suite du même sujet. Des plaisirs
spirituels, et comment on doit les obtenir sans les rechercher : une
comparaison aide à comprendre.
1 - Dieu secourable,
dans quoi me suis-je fourrée ! J’avais déjà oublié ce dont je parlais, car
les affaires et ma santé m’obligent à m’interrompre au meilleur moment ;
et comme je n’ai guère de mémoire, tout doit être en désordre, faute de pouvoir
me relire. Il se peut d’ailleurs que tout ce que je dis ne soit que désordre ;
du moins est-ce mon impression. Il me semble avoir déjà parlé des consolations
spirituelles, qui parfois, quand s’y mêlent nos passions, provoquent une
frénésie de sanglots ; certaines personnes m’ont même dit que leur cœur se
serre, qu’il s’ensuit même des mouvements extérieurs auxquels elles ne peuvent
résister, si forts que le sang leur sort par les narines, et autres choses
aussi pénibles. Je ne puis rien dire faute d’être passée par là, mais il doit s’ensuivre
de la consolation ; car, comme e le dis, tout aboutit au désir de
contenter Dieu et de jouir de Sa Majesté.
2 - Il en va tout
autrement de ce que j’appelle les plaisirs de Dieu, et que j’ai nommé ailleurs
oraison de quiétude, comme le comprendront celles d’entre vous qui y ont goûté,
par la miséricorde de Dieu. Pour mieux comprendre, supposons que nous voyions
deux fontaines qui emplissent d’eau deux bassins : je ne trouve rien qui
se prête mieux que l’eau à l’explication de certaines choses spirituelles, pour
une raison : je sais peu de choses, nul talent ne me vient en aide, mais j’aime
tant cet élément que je l’ai considéré avec plus d’attention que toute autre
chose. Car dans tout ce qu’un si grand Dieu, si savant, a créé, il doit y avoir
de nombreux secrets dont nous ne pouvons tirer le même profit que ceux qui les
comprennent ; je crois pourtant qu’il y a plus qu’on ne peut comprendre
dans chaque petite chose que Dieu a créée, ne serait-ce qu’une petite fourmi.
3 - Ces deux bassins s’emplissent
d’eau par des moyens différents ; pour l’un elle est amenée
artificiellement de loin par de nombreux aqueducs, l’autre a été creusé à la
source même de l’eau, et il s’emplit sans bruit. Si la source est aussi
abondante que celle dont nous parlons, lorsque le bassin est plein, il en
déborde un grand ruisseau ; il n’y a pas besoin d’artifices, peu
importerait la ruine de l’aqueduc, l’eau jaillit toujours du même point. Telle
est la différence : celle qui vient par les aqueducs s’assimile, ce me
semble, aux contentements qu’on obtient par la méditation ; nos pensées
nous les procurent, en nous aidant des choses créées pour méditer par un effort
de l’entendement, et comme elle vient, enfin, de notre industrie, c’est avec
bruit qu’elle répand quelque chose de profitable dans l’âme, comme je l’ai dit.
4 - Dans l’autre
bassin, l’eau naît de la source même, qui est Dieu ; donc, comme Sa
Majesté le veut quand Sa volonté est d’accorder une faveur surnaturelle, elle
émane avec une quiétude immense et paisible du plus intime de nous-mêmes, je ne
sais où, ni comment il se fait que ce contentement et cette délectation ne se
ressentent pas dans le cœur comme les joies d’ici-bas, du moins au début, car
ils finissent par tout inonder ; cette eau se répand dans toutes les
Demeures et toutes les puissances, elle atteint enfin le corps ; c’est
pourquoi j’ai dit qu’elle commence en Dieu et finit en nous ; car
vraiment, comme le verra quiconque l’éprouvera, l’homme extérieur tout entier
jouit de ce plaisir et de cette douceur.
5 - Tout en écrivant,
je considérais tout à l’heure que le verset que j’ai cité : Dilatasti
cor meum, dit que le cœur s’est dilaté ; il ne me semble pourtant pas
que cela prenne naissance dans le cœur, mais en un point encore plus intérieur,
comme en quelque chose de très profond. Je pense que ce doit être le centre de
l’âme, comme je l’ai compris depuis et le dirai pour finir ; car vrai, je
vois en nous des mystères qui m’émerveillent souvent. Combien d’autres doit-il
y en avoir ! Ô mon Seigneur et mon Dieu, que vos grandeurs sont grandes !
Nous nous conduisons ici-bas comme de naïfs petits bergers, nous croyons saisir
quelque chose de vous, et ce doit être moins que rien, puisqu’il y a déjà en nous-mêmes
de grands mystères que nous ne comprenons pas. Moins que rien, par rapport à l’immensité
qui est en Vous : je ne dis pas que vos grandeurs que nous voyons ne
soient pas grandes même ce que nous pouvons saisir de vos œuvres.
6 - Pour en revenir au
verset, s’il peut éclairer, ce me semble, ce que j’écris ici, c’est à propos de
cette dilatation ; car il apparaît que lorsque cette eau céleste commence
à couler de la source dont je parle au plus profond de nous, on dirait que tout
notre intérieur se dilate et s’élargit, et on ne saurait exprimer tout le bien
qui en résulte, l’âme elle-même ne peut comprendre ce qui lui est donné. Elle
respire un parfum, disons-le maintenant, comme s’il y avait dans cette
profondeur intérieure un brasero sur lequel on jetterait des parfums embaumés :
on ne voit pas la braise, on ne sait où elle est, mais sa chaleur et la fumée
odorante pénètrent l’âme tout entière, et même, comme je l’ai dit, le corps en
a fort souvent sa part. Attention, comprenez-moi, on ne sent pas de chaleur, on
ne respire pas une odeur, c’est chose plus délicate que ces choses-là, mais
cela peut vous aider à comprendre, et les personnes qui n’en ont pas l’expérience
sauront que cela se produit vraiment ainsi, qu’on le comprend plus clairement
que je ne l’exprime. Ce n’est pas un de ces cas où l’on puisse se faire
illusion, puisque nos plus grands efforts ne pourraient rien obtenir ;
cela même nous prouve que ça n’est pas d’un métal courant, mais l’or infiniment
pur de la sagesse divine. Ici, ce me semble, les puissances ne sont pas unies,
mais ravies, et comme étonnées, elles considèrent tout cela.
7 - Il se peut qu’à
propos de ces choses intérieures je sois en contradiction avec ce que j’ai déjà
dit ailleurs. Il n’y a rien de surprenant, car depuis prés de quinze ans que je
les ai écrites, il se peut que le Seigneur m’ait donné plus de lumières sur ces
choses que je n’en avais alors, mais aujourd’hui comme alors, je puis me
tromper en tout, mais je ne saurais mentir ; par la miséricorde de Dieu,
je souffrirais plutôt mille morts ; je dis ce que je comprends.
8 - Il me semble bien
que la volonté doive être unie avec celle de Dieu d’une façon ou d’une autre,
mais c’est aux effets et aux œuvres qui s’ensuivent qu’on reconnaît la vérité
de cette oraison ; il n’est meilleur creuset pour l’éprouver. C’est une
fort grande faveur de Dieu que de la reconnaître quand on la reçoit, c’en est
une très grande si on ne retourne pas en arrière. Vous voudrez donc, mes
filles, chercher à obtenir cette oraison, et vous avez raison, car, comme je l’ai
dit, l’âme ne pourra jamais mesurer les grâces que le Seigneur lui accorde
alors, et l’amour avec lequel il la rapproche encore de Lui ; vrai, vous
voudriez bien savoir comment nous obtiendrons cette faveur. Je vais vous dire
ce que j’ai compris à ce sujet.
9 - Ne parlons pas de l’heure
où le Seigneur consent à l’accorder : c’est au gré de Sa Majesté,
uniquement. Elle a ses raisons, nous n’avons pas à nous en mêler. Lorsque vous
aurez fait tout ce qu’on accomplit dans les précédentes Demeures, de l’humilité,
de l’humilité ! C’est elle qui persuade le Seigneur de nous accorder tout
ce que nous attendons de lui ; vous reconnaîtrez en tout premier lieu que
vous la possédez à ce que vous ne croirez pas mériter ces faveurs et saveurs du
Seigneur, ni jamais les connaître de votre vie. En ce cas, objecterez-vous,
comment les obtient-on sans les chercher ? Je réponds que le meilleur
moyen est celui que je vous ai dit, ne pas les rechercher, pour les raisons
suivantes. La première, c’est qu’il faut d’abord, pour cela, aimer Dieu sans
intérêt. La seconde, c’est qu’il y aurait certain manque d’humilité à penser
que nos misérables services pourraient nous valoir quelque chose d’aussi grand.
La troisième, c’est que la vraie manière de nous y préparer est le désir de
souffrir et d’imiter le Seigneur. La quatrième, c’est que Sa Majesté n’est pas
obligée de nous l’accorder, comme elle l’est de nous accorder le ciel si nous
observons ses commandements, car nous pouvons nous sauver sans cela, Dieu sait
mieux que nous ce qui nous convient, et qui l’aime vraiment ; c’est vrai,
je le sais, je connais des gens qui suivent la voie de l’amour comme ils le
doivent, uniquement pour servir leur Christ crucifié, et non seulement ils ne
lui demandent pas de plaisirs spirituels et n’en désirent pas, mais ils le
supplient de ne pas leur en donner en cette vie ; c’est la vérité. La
cinquième, c’est que nous travaillerions en vain, car cette eau ne peut être
amenée par les aqueducs comme la précédente, et si elle ne peut couler de
source, il ne nous sert pas à grand-chose de nous fatiguer. Je veux dire que
pour beaucoup que nous méditions, pour beaucoup que nous nous pressurions jusqu’à
nous tirer des larmes cette eau ne vient pas de là. Dieu ne la donne qu’à qui
il veut et souvent au moment où l’âme y pense le moins.
10 - Nous sommes à Lui,
mes sœurs, qu’il fasse de nous ce qu’il voudra, qu’il nous conduise par la voie
qui lui plaira. Je crois bien que si nous nous humilions et détachons vraiment,
(je dis vraiment, il ne suffit pas que ce soit en pensée, nos pensées nous
trompent souvent, mais nous devons être entièrement détachées), le Seigneur ne
manquera pas de nous accorder cette faveur, et bien d’autres encore que nous ne
saurions désirer. Qu’il soit loué et béni à jamais. Amen !
CHAPITRE III
De l’oraison de recueillement que
le Seigneur accorde la plupart du temps avant celle dont il vient d’être parlé.
De ses effets, et de ce qui reste à dire de l’oraison précédente.
1 - Les effets de cette
oraison sont nombreux ; j’en dirai quelques-uns. En premier lieu, je
parlerai d’une autre forme d’oraison qui la précède presque toujours, mais,
comme je l’ai déjà fait ailleurs (Autobiographie, chap. 16 ; Le
chemin de la Perfection, chap. 28 et 29) je serai brève : il s’agit d’un
recueillement qui me semble, lui aussi, surnaturel, car il ne consiste pas à
rester dans l’obscurité, ni à fermer les yeux, ni en quoi que ce soit d’extérieur,
puisque sans le vouloir, on ferme les yeux et on désire la solitude ; il
semble qu’on construise sans artifice l’édifice de l’oraison dont j’ai parlé ;
car ces sens et ces choses extérieures paraissent perdre peu à peu leurs droits
et l’âme reprendre les siens, qu’elle avait perdus.
2 - On dit que l’âme
entre en elle-même : on dit aussi qu’elle monte au-dessus d’elle-même. Je
ne saurais éclairer moindrement ce langage, j’ai le tort de penser que vous
devez comprendre celui dans lequel je m’exprime alors que je ne parle peut-être
que pour moi. Estimons que ces sens et ces puissances dont j’ai déjà dit qu’ils
sont les habitants de ce château, comparaison qui m’aide à m’expliquer, sont
sortis, et vivent depuis des jours et des années avec des étrangers, ennemis de
ce château ; ils se voient perdus et ils s’en rapprochent, mais sans
arriver à s’y introduire, car l’habitude qu’ils ont prise est forte, mais ils
ne sont plus des traîtres, et rôdent aux alentours. Lorsqu’il voit leur bonne
volonté, le grand Roi qui habite ce château veut les ramener à Lui, dans sa
grande miséricorde, en bon pasteur ; par un sifflement si doux que c’est à
peine s’ils l’entendent, il cherche à leur faire reconnaître sa voix afin qu’ils
ne se croient plus perdus, mais retournent à leur demeure. Et ce sifflement du
pasteur a une telle puissance qu’ils abandonnent les choses extérieures qui
aliénaient leur raison, et rentrent dans le château.
3 - Il semble ne l’avoir
jamais mieux fait comprendre : quand nous cherchons Dieu en nous-mêmes,
(on l’y trouve mieux et plus efficacement que dans les créatures, comme le dit
saint Augustin qui l’a trouvé là, après l’avoir cherché en beaucoup d’endroits),
cette grâce, si Dieu nous la fait, nous est d’un grand secours. Ne songez pas
que nous y parvenions à l’aide de l’entendement, en nous appliquant à penser
que Dieu est en nous, ni à l’aide de l’imagination, en l’imaginant en nous. C’est
là une bonne, une excellente manière de méditation, basée sur la vérité, puisqu’il
est vrai que Dieu est en nous-mêmes ; cela, chacun de nous peut le faire,
(bien entendu, comme toutes choses, avec la faveur du Seigneur), mais ce n’est
pas de cela qu’il s’agit. Ce dont je parle est différent ; parfois, avant
de commencer à penser à Dieu, ces gens sont déjà dans le Château ; sans
que je sache où ni comment, ils ont entendu le sifflement de leur Pasteur ;
ce ne fut pas par l’ouïe, car on n’entend rien, mais on ressent très
manifestement un doux recueillement intérieur ; ceux qui en ont l’expérience
le sauront, mais je ne puis l’expliquer plus clairement. Je crois avoir lu que
le hérisson ou la tortue rentrent ainsi en eux-mêmes ; celui qui l’a écrit
devait bien comprendre ce dont il est question. Toutefois ces animaux rentrent
quand ils le veulent, tandis que ce recueillement ne s’obtient pas à volonté,
mais lorsque Dieu veut nous accorder cette grâce. M’est avis que si Sa Majesté
l’accorde, c’est à des personnes qui renoncent déjà aux choses du monde. Je ne
dis pas que ceux que leur état retient dans le monde s’en éloignent
effectivement, ils ne le peuvent point, mais leur désir, qui les invite
particulièrement à être attentifs aux choses intérieures, s’en écarte ; je
crois donc que si nous voulons faire place à Sa Majesté, elle ne donnera pas
que cela à ceux qu’Elle appelle à monter plus haut.
4 - Ceux qui
découvriront cela en eux loueront Dieu avec ardeur, et leurs actions de grâces
les disposeront à recevoir de plus grandes faveurs. Cela les disposera à
écouter, comme le conseillent certains livres, en s’efforçant de ne point
réfléchir, mais à être attentifs à ce que le Seigneur opère dans l’âme ;
toutefois, si Sa Majesté n’a pas commencé à nous absorber en Elle, je n’arrive
pas à comprendre comment la pensée peut s’arrêter sans plus de dommage que de
profit ; ce fut toutefois un sujet de querelle fort discuté entre quelques
spirituels ; quant à moi, je confesse mon manque d’humilité, car jamais je
ne me suis ralliée aux raisons qu’ils m’ont données. L’un d’eux m’a allégué
certain livre du saint Fr. Pierre d’Alcantara, dont je crois qu’il est un
saint, et à qui je me soumettrais, car je sais qu’il savait ce dont il parlait ;
nous l’avons lu, et il dit la même chose que moi, néanmoins pas dans les mêmes
termes ; mais d’après ce qu’il dit on comprend que l’amour doit être déjà
éveillé. Il se peut que je me trompe, mais voici mes raisons.
5 - La première :
dans ce travail spirituel, celui qui pense le moins et veut le moins obtient
plus ; ce que nous devons faire, c’est demander comme le font de pauvres
nécessiteux devant un grand et riche empereur ; ensuite, baisser les yeux
et attendre humblement. Quand par ses voies secrètes il semble nous faire comprendre
qu’il nous écoute, alors, il convient de nous taire dès lors qu’il nous permet
de rester prés de Lui, il n’est pas mauvais de tâcher de ne pas agir avec l’entendement,
si nous le pouvons, dis-Je. Mais si nous n’avons pas encore le sentiment que ce
Roi nous écoute, qu’il nous voit, nous n’allons pas rester là, tout nigauds, ce
qui arrive souvent à l’âme forte quand elle s’est efforcée à faire taire l’entendement ;
elle se trouve dans une bien plus grande sécheresse, et d’aventure, l’imagination
est plus inquiète quand elle s’est fait violence pour ne penser à rien ce que
veut le Seigneur, c’est que nous le priions et que nous considérions que nous
sommes en sa présence, il sait, lui, ce qui nous convient. Je ne puis me
résoudre à user de moyens humains en des choses où Sa Majesté semble avoir
imposé des limites et qu’Elle semble vouloir se réserver ; il en est
toutefois beaucoup d’autres que nous pouvons pratiquer avec son aide, qu’il s’agisse
de pénitences, d’œuvres, d’oraison, autant que notre misère nous le permet.
6 - Seconde raison :
toutes ces œuvres intérieures sont douces et pacifiques, et faire quelque chose
de pénible fait plus de tort que cela ne cause de profit. J’appelle pénible
toute violence que nous voudrions nous faire, comme ce le serait de retenir
notre souffle ; que l’âme s’abandonne donc dans les mains de Dieu, pour qu’il
fasse d’elle ce qu’il veut, avec le moindre souci possible de ses intérêts, et
le plus grand abandon à la volonté de Dieu. La troisième raison est que le soin
même que nous avons de ne penser à rien excitera peut-être la pensée à beaucoup
penser. La quatrième est que Dieu, essentiellement, tient pour agréable que
nous nous souvenions de son honneur et de sa gloire, et que nous nous oubliions
nous-mêmes, notre profit, notre bien-être, notre bon plaisir. S’oublie-t-il
lui-même, celui qui, fort soucieux, n’ose remuer, qui ne permet même pas à son
entendement ni à ses désirs d’être mus du désir d’une plus grande gloire de
Dieu, ni de se réjouir de la gloire qui est la sienne ? Quand Sa Majesté
veut que l’entendement se taise, Elle l’occupe autrement, et projette sur nos
connaissances des lumières tellement au-dessus de ce que nous pouvons atteindre
qu’il en est tout absorbé, et, sans savoir comment, il se trouve bien mieux
instruit que par tous les efforts que nous faisons pour l’anéantir. Dieu nous a
donné les puissances pour nous en servir, elles ont leur prix, nous n’avons pas
à les enchanter, mais à les laisser faire leur office, jusqu’à ce que Dieu leur
en donne un autre, plus important.
7 - À ma connaissance,
ce qui convient mieux à l’âme que le Seigneur a bien voulu introduire en cette
Demeure, c’est de faire ce que j’ai dit ; sans violence et sans bruit, qu’elle
cherche à empêcher l’entendement de discourir, mais non à le suspendre, et
ainsi de la pensée ; sauf qu’il lui est bon de se rappeler qu’elle est
devant Dieu, et qui est ce Dieu. Si ce qu’elle sent en elle la ravit, à la
bonne heure ; mais que l’entendement ne cherche pas à comprendre ce qui se
passe : c’est accordé à la volonté. Qu’il laisse donc l’âme en jouir sans
autre activité que quelques paroles amoureuses, car bien que dans cet état nous
ne cherchions pas à ne penser à rien, cela arrive souvent, mais brièvement.
8 - J’ai :dit
ailleurs (Chemin de la Perfection, chap. 31) la raison pour laquelle dans
cette forme d’oraison dont j’ai parlé au commencement de cette Demeure, (j’ai
parlé de l’oraison de recueillement en même temps que de celle dont je devais
parler en premier, bien qu’elle soit fort inférieure à celle des plaisirs
spirituels que donne Dieu, mais seulement le premier pas pour y atteindre ;
car dans l’oraison de recueillement il ne faut pas abandonner la méditation, ni
l’action de l’entendement lorsque l’eau coule de source, sans que les aqueducs
l’amènent), l’entendement se modère ou est contraint te se modérer, lorsqu’il
voit qu’il ne comprend pas ce qu’il voudrait, et qu’il va de-ci de-là comme un
insensé qui n’à ses assises nulle part. La volonté est si bien établie en son
Dieu quelle s’afflige fort de ce tapage ; l’âme n’a donc pas besoin d’en
faire cas, elle y perdrait beaucoup de ses jouissances : elle n’a qu’à
abandonner, et s’abandonner, elle, dans les bras de l’amour ; Sa Majesté
lui enseignera ce qu’elle doit faire en cet état où elle n’a guère qu’à se
juger indigne d’un si grand bien, et à se confondre en actions de grâce.
9 - Pour traiter de l’oraison
de recueillement, j’ai omis les effets, ou signes, qui caractérisent les âmes
auxquelles Dieu Notre-Seigneur accorde cette oraison. Ainsi, on y perçoit
clairement une dilatation ou élargissement de l’âme, comme si l’eau qui coule d’une
source ne pouvant s’écouler, le réservoir lui-même était fabriqué d’un matériau
tel que l’édifice s’agrandirait à mesure qu’il jaillirait plus d’eau ; c’est
ce qu’on remarque dans cette oraison, avec bien d’autres merveilles que Dieu
accomplit dans l’âme : il l’habilite et la dispose pour que tout tienne en
elle. Ainsi, cette suavité et cet élargissement intérieurs sont perceptibles à
ceci que l’âme n’est plus aussi liée que naguère par les choses du service de
Dieu, mais beaucoup plus au large. Ainsi, elle n’est plus oppressée par la
frayeur de l’enfer, car tout en ayant un plus grand désir de ne point offenser
Dieu (ici, elle perd sa peur servile), elle a grande confiance de jouir de lui
un jour. La crainte qu’elle eut de détruire sa santé en faisant pénitence, elle
la rejette entièrement en Dieu ; ses désirs de se mortifier s’accroissent.
Son appréhension des épreuves diminue car sa foi est plus vive, et elle
comprend que si elle les endure pour Dieu, Sa Majesté lui accordera la grâce de
les supporter patiemment ; elle les désire même parfois, car elle a aussi
la ferme volonté de faire quelque chose pour Dieu. Comme elle connaît mieux sa
grandeur, elle se juge d’autant plus misérable ; comme elle a déjà goûté
aux délices de Dieu, elle voit que celles du monde ne sont qu’ordure ;
elle s’en éloigne peu à peu, et, pour le faire, elle a plus d’empire sur elle-même.
Enfin, elle se perfectionne dans toutes les vertus, et elle ne cessera de
grandir si elle ne retourne en arrière en offensant Dieu, car c’est ainsi qu’une
âme peut se perdre, si élevée qu’elle soit au sommet. Il ne faut pas croire,
non plus, que si Dieu a accordé cette faveur à une âme une fois ou deux, toutes
ces grâces demeurent acquises si elle n’a pas de persévérance pour les recevoir :
tout notre bonheur dépend de cette persévérance.
10 - Je mets vivement
en garde ceux qui seraient dans cet état : qu’ils évitent avec la plus
grande vigilance de s’exposer à offenser Dieu. L’âme n’est pas encore adulte,
mais comparable au petit enfant qui commence à téter ; s’il s’éloigne du
sein de sa mère, que peut-on attendre pour lui, sinon la mort ? J’ai grand
peur que ce soit le sort de ceux à qui Dieu a accordé cette faveur s’ils s’éloignent
de l’oraison, sauf en une circonstance pressante, ou s’ils n’y reviennent pas
au plus vite, sous peine d’aller de mal en pis. Je sais qu’il y a beaucoup à
craindre dans ce cas, et je connais certaines personnes qui m’affligent fort,
je dis ce que j’ai vu, parce qu’elles se sont écartées de celui qui avec tant d’amour
voulait se donner à elles en ami, et le leur prouver par des œuvres. Je les
mets vivement en garde contre les occasions, parce que le démon s’acharne
beaucoup plus sur l’une de ces âmes que sur les autres, très nombreuses, à qui
le Seigneur n’accorde pas ces faveurs ; elles peuvent, en effet, lui faire
grand tort en entraînant d’autres à leur suite, et être éventuellement très
utiles à l’Église de Dieu. N’y verrait-il que l’amour particulier que leur
témoigne Sa Majesté, cela suffit pour qu’il s’acharne à les perdre ; elles
sont donc très combattues, et même, si elles se perdent, beaucoup plus perdues
que les autres. Vous, mes Sœurs, vous êtes à l’abri de ces dangers, selon ce
que nous pouvons en juger ; que Dieu vous garde de l’orgueil et de la
vaine gloire ; si le démon contrefait ces faveurs, on le reconnaîtra à ce
que les effets ne seront pas ceux dont nous avons parlé, mais tout à l’opposé.
11 - Je veux vous
avertir d’un danger dont j’ai parlé ailleurs ; j’y ai vu tomber des
personnes d’oraison, spécialement des femmes, car nous sommes plus faibles,
donc plus exposées à ce que je vais dire. Voici : certaines, à force de
pénitences, d’oraison, de veilles, et même sans cela, sont faibles de
constitution. Lorsqu’elles ressentent quelques plaisirs spirituels, leur nature
les entrave ; si elles éprouvent une joie intérieure, et, extérieurement,
une défaillance, ainsi que la faiblesse qui accompagne un sommeil qu’on appelle
spirituel, un peu plus élevé que ce dont j’ai parlé, il leur semble que c’est
tout un, et elles s’abandonnent à une sorte d’ivresse. Et plus elles s’abandonnent,
plus elles sont enivrées, car leur nature cède de plus en plus, et dans leur
cervelle, elles croient qu’il s’agit d’un ravissement. Moi, j’appelle cela
abêtissement, car elles ne font rien d’autre que de perdre leur temps et gâcher
leur santé.
12 - Certaine personne
restait ainsi huit heures, sans perde les sens et sans rien éprouver des choses
de Dieu. Elle s’en guérit en mangeant, en dormant, et en modérant ses
pénitences, parce que quelqu’un comprit ce dont il s’agissait ; son
confesseur se trompait à son sujet, d’autres personnes aussi, et elle-même, car
elle ne cherchait pas à tromper. Je crois bien que le démon s’affairait pour en
profiter, et déjà les avantages qu’il en tirait n’étaient pas minces.
13 - Il faut comprendre
que lorsqu’il s’agit vraiment de Dieu, même s’il y a défaillance intérieure et
extérieure, il n’y en a point dans l’âme, qui sent très vivement qu’elle est
tout prés de Dieu ; cela ne dure pas aussi longtemps, mais passe très
vite. Bien que l’âme soit à nouveau enivrée, et dans cet état d’oraison, sauf
en un cas de faiblesse comme celui que j’ai décrit, ça n’est pas au point de
démolir le corps, qui n’est pas non plus sensible extérieurement. Ainsi, soyez
sur vos gardes ; quand vous éprouverez quelque chose de cette sorte,
dites-le à la supérieure, et distrayez-vous comme vous le pourrez. Qu’on ne
laisse pas ces sœurs passer de si longues heures en oraison, mais fort peu de
temps, qu’on les incite à bien dormir et à manger, jusqu’à ce qu’elles
retrouvent leurs forces naturelles, si le manque de sommeil et de nourriture
les leur a fait perdre. Celle dont la faiblesse naturelle est telle que cela ne
suffise point, croyez-moi, Dieu ne l’appelle qu’à la vie active, et il faut de
tout dans un monastère ; qu’on l’occupe à divers offices, en veillant à ce
qu’elle ne vive pas trop dans la solitude car elle en viendrait à détruire
entièrement sa santé. Ce sera pour elle une fort grande mortification, mais le
Seigneur soumet son amour pour Lui à une épreuve : voir comment elle
supporte cette absence ; au bout d’un certain temps peut-être
consentira-t-il à lui rendre ses forces ; sinon, elle gagnera en oraison
vocale et en obéissance et obtiendra ainsi, et d’aventure avec surcroît, les
mérites qu’elle aurait mérités autrement.
14 - Il s’en trouver
aussi, comme j’en ai connu, dont la tête et l’imagination sont si faibles qu’elles
croient voir tout ce qu’elles pensent ; c’est fort dangereux. Je n’en dis
pas davantage ici parce que je m’en occuperai peut-être plus avant ; je me
suis beaucoup étendue sur cette Demeure, parce que, me semble-t-il, c’est celle
où les âmes pénètrent en plus grand nombre. Comme le naturel s’y trouve mêlé au
surnaturel, le démon peut y faire plus de mal ; mais, dans les Demeures
dont je vais parler, le Seigneur lui en laisse moins souvent l’occasion.
CINQUIÈMES DEMEURES
CHAPITRE PREMIER
De la manière dont l’âme s’unit à
Dieux dans l’oraison. À quoi on reconnaîtra que ce n’est pas un leurre.
1 - Ô mes sœurs,
comment vous dire les richesses, et les trésors, et les délices qui se trouvent
dans les cinquièmes Demeures ? Je crois qu’il vaudrait mieux ne rien dire
de celles dont je n’ai pas encore parlé, car on ne saurait les décrire, l’entendement
ne saurait les comprendre, ni les comparaisons servir à les expliquer ;
car les choses terrestres sont trop basses pour nous y aider. Envoyez, mon
Seigneur, de la lumière du ciel pour que je puisse éclairer quelque peu vos
servantes, (puisque vous consentez à ce que certaines d’entre elles jouissent
ordinairement de ces délices), afin qu’elles ne soient pas induites en erreur
au cas où le démon se transfigurerait en ange de lumière ; elles n’ont d’autre
désir que celui de vous contenter.
2 - J’ai parlé de
certaines d’entre elles, mais rares sont celles qui n’entrent pas dans cette
Demeure dont je vais m’occuper. Il y a le plus et le moins, c’est pourquoi je
dis que la plupart y entrent. Je crois bien que certaines des choses qu’on
trouve dans cette Demeure ne sont données qu’à un petit nombre, mais ne
feraient-elles qu’arriver à la porte, c’est déjà une fort grande miséricorde,
car si les appelés sont nombreux, rares sont les élus. Je dis donc maintenant
que bien que nous toutes qui portons ce saint habit du Carmel soyons appelles à
l’oraison et à la contemplation, car telle fut notre origine, nous descendons
de cette caste, celle de nos saints Pères du Mont Carmel qui dans une si grande
solitude et un si profond mépris du monde recherchaient ce trésor, rares sont
celles d’entre nous qui se disposent à mériter que le Seigneur leur découvre la
perle précieuse dont nous parlons. Extérieurement, tout se prête à ce que nous obtenions
ce qui nous est nécessaire ; quant aux vertus pour y atteindre, il nous en
faut beaucoup, beaucoup, et ne jamais rien négliger, ni peu, ni prou. Donc, mes
sœurs, puisque en quelque sorte nous pouvons jouir du ciel sur la terre, prions
bien haut le Seigneur de nous aider de sa grâce pour que nous n’y manquions
point par notre faute, qu’il nous montre le chemin, et nous donne de la force d’âme,
jusqu’à ce que nous découvrions ce trésor caché, puisqu’il est vrai qu’il est
en nous : c’est ce que je voudrais vous faire comprendre, si le Seigneur
veut que j’en sois capable.
3 - J’ai dit "de
la force d’âme", pour que vous compreniez que celle du corps n’est pas
nécessaire lorsque Dieu Notre-Seigneur ne nous la donne point ; il ne met
personne dans l’impossibilité d’acheter ses richesses ; si chacun donne ce
qu’il a, il s’en contente. Béni soit un si grand Dieu. Mais considérez, mes
filles, qu’en ce qui nous occupe, il n’entend pas que vous vous réserviez quoi
que ce soit ; peu ou beaucoup, il veut tout pour lui, et les faveurs que
vous recevrez seront plus ou moins grandes, conformément à ce que vous
constaterez avoir donné. Il n’est meilleure manière de nous prouver si, oui ou
non, notre oraison atteint à l’union. Ne pensez pas que ce soit chose rêvée, comme
dans la Demeure précédente : je dis rêvée, parce que l’âme semble comme
assoupie, sans toutefois paraître endormie, ni se sentir éveillée. Ici, bien
que toutes nos puissances soient endormies, et bien endormies aux choses du
monde et à nous-mêmes, (car, en fait, on se trouve comme privée de sens pendant
le peu de temps que dure cette union, dans l’incapacité de penser, quand même
on le voudrait), ici, donc, il n’est pas nécessaire d’user d’artifices pour
suspendre la pensée.
4 - Et même aimer ;
car si elle aime, elle ne sait comment, ni qui elle aime, ni ce qu’elle
aimerait ; enfin, elle est comme tout entière morte au monde pour mieux
vivre en Dieu. Et c’est une mort savoureuse, l’âme s’arrache à toutes les
opérations qu’elle peut avoir, tout en restant dans le corps : délectable,
car l’âme semble vraiment se séparer du corps pour mieux se trouver en Dieu, de
telle sorte que je ne sais même pas s’il lui reste assez de vie pour respirer.
J’y pensais à l’instant, et il m’a semblé que non ; du moins, si on
respire, on ne s’en rend pas compte. L’entendement voudrait s’employer tout
entier à comprendre quelque chose de ce qu’éprouve l’âme, et comme ses forces n’y
suffisent point, il reste ébahi de telle façon que s’il n’est pas complètement
annulé, il ne bouge ni pied, ni main, comme on le dit d’une personne évanouie
si profondément qu’elle nous parait morte. Ô secrets de Dieu ! Jamais je
me lasserais de chercher à vous les faire comprendre, si je pensais avoir
quelque chance d’y réussir ; je dirai donc mille folies dans l’espoir de
tomber juste une fois ou l’autre, afin que nous louions vivement le Seigneur.
5 - J’ai dit que ce n’était
pas une chose rêvée, parce que dans la Demeure dont j’ai parlé, tant qu’on n’a
pas une grande expérience, l’âme reste dans le doute sur ce qui s’est passé :
s’est-elle illusionnée, était-elle endormie, était-ce un don de Dieu, ou le
démon s’est-il transfiguré en ange de lumières ? Elle a mille soupçons, et
il est bon qu’il en soit ainsi ; car, comme je l’ai dit notre nature elle-même
peut parfois nous tromper dans cette Demeure ; les bêtes venimeuses n’y
ont pas aussi facilement accès que dans les précédentes, sauf, toutefois, de
petits lézards, si subtils qu’ils se fourrent partout, et bien qu’ils ne
fassent point de mal, en particulier si, comme je l’ai dit, on n’en fait aucun
cas, ce sont de petites pensées nées de l’imagination et d’autres causes déjà
indiquées, qui, souvent, importunent. Ici, dans cette Demeure, si subtils que
soient les lézards, ils ne peuvent entrer ; car il n’est imagination, ni
mémoire, ni entendement qui puisse s’opposer à notre bonheur. Et j’ose affirmer
que c’est vraiment une union avec Dieu, le démon ne peut entrer, ni faire aucun
mal ; car Sa Majesté est si étroitement unie à l’essence de l’âme qu’il n’ose
approcher, et qu’il ne doit même pas connaître ce secret. C’est clair :
puisqu’on dit qu’il ne comprend pas nos pensées, il comprendra moins encore
quelque chose d’aussi secret que Dieu ne confie même pas à notre entendement. Ô
bonheur d’un état où ce maudit ne nous fait pas de mal ! C’est ainsi que l’âme
obtient de précieux avantages, Dieu agit en elle sans que nul n’y fasse
obstacle, pas même nous. Que ne donnera donc pas celui qui aime tant à donner,
lorsqu’il peut donner tout ce qu’il veut ?
6 - Je vous troubles ce
me semble, lorsque je dis "si c’est vraiment une union avec Dieu" ;
comme s’il y avait d’autres unions. Il y en a, et comment ! Ne s’agirait-il
que des choses vaines, si on les aime beaucoup, le démon peut s’en servir pour
nous transporter, mais pas à la façon de Dieu, ni dans la délectation et la
satisfaction de l’âme, sa paix, sa joie. Cette joie-là surpasse toutes celles
de la terre, elle surpasse toutes les délices, tous les contentements, plus
encore, ce qui engendre ces contentements, et la cause de ceux de la terre n’ont
rien de commun, le sentiment qu’on éprouve est bien différent, comme vous le
savez peut-être d’expérience. J’ai dit un jour (Le Chemin de la Perfection,
chap. 31) qu’on peut de même comparer ce que ressent notre corps grossier
avec ce qu’on éprouve au plus profond de soi-même, c’est exact, je ne sais
comment je pourrais mieux dire.
7 - Mais, me
semble-t-il, je vous devine encore insatisfaites, vous allez croire que vous
pouvez vous tromper, car l’examen de ces choses intérieures est difficile ;
ce que j’ai dit suffira à celles qui ont de l’expérience, car la différence est
grande, mais je veux vous donner un signe clair qui vous évitera de vous
tromper et de douter que cela vienne de Dieu ; Sa Majesté me l’a rappelé
aujourd’hui, et, à mon avis, c’est la vraie preuve. Dans les choses difficiles,
même lorsque je crois les comprendre, j’emploie toujours l’expression, "il
me semble", car si je me trompais, je suis toute disposée à croire ce que
diraient les hommes très doctes, car même s’ils ne sont pas passés par ces
choses, les grands clercs ont un je ne sais quoi de particulier : comme
Dieu fait d’eux la lumière de son Église, quand il y a une vérité, il là leur
communique pour qu’ils la fassent admettre ; et s’ils ne se dissipent
point, mais sont les serviteurs de Dieu, jamais ils ne s’étonnent de ses
grandeurs, car ils comprennent bien qu’il peut beaucoup plus, et plus encore.
Enfin, si certaines choses n’ont pas été si bien définies, ils doivent, dans
les livres, en trouver d’autres qui leur montrent que celles-là peuvent se
produire.
8 - J’ai de cela la
très grande expérience, j’ai aussi celle de ces moitiés de clercs qu’un rien
effarouche ici, car ils me coûtent très cher. Je pense, du moins, que ceux qui
ne croient pas que Dieu peut faire bien davantage, qu’il a jugé, et juge bon d’en
disposer pour ses créatures, se ferment la porte par laquelle ils pourraient
recevoir ses faveurs. Que cela ne vous arrive jamais, mes sœurs, mais, croyez
que tout est possible à Dieu et beaucoup plus encore, ne vous demandez pas si
ceux à qui il accorde ses grâces sont bons, ou s’ils sont vils, Sa Majesté le
sait, comme je vous l’ai dit. Nous n’avons pas à nous en mêler, mais à servir
Sa Majesté avec simplicité de cœur, humilité, et à la louer de ses œuvres et de
ses merveilles.
9 - Donc, pour en
revenir au signe dont je dis qu’il est le vrai, vous voyez cette âme que Dieu a
rendue toute bête, pour mieux graver en elle la vraie science ; elle ne
voit rien, n’entend ni ne comprend rien le temps que dure cet état ; temps
bref, mais il lui semble, à elle, plus bref encore qu’il ne l’est. Dieu se fixe
dans cette âme de telle façon que lorsqu’elle revient à elle, elle ne peut
absolument pas douter qu’elle fut en Dieu, et Dieu en elle. Cette vérité s’affirme
si fortement que même si des années se passent sans que Dieu lui fasse à
nouveau cette faveur, elle ne peut l’oublier, ni douter de l’avoir reçue. C’est
ce qu’il y a de plus important, laissons donc de côté pour le moment les effets
durables qui s’ensuivent, nous en parlerons plus avant.
10 - Vous me direz donc :
"Comment l’a-t-elle vu ou compris, puisqu’elle ne voit ni ne comprend ?"
Je ne dis pas qu’elle l’ait vu dans l’instant, mais qu’elle le voit clairement
après coup ; ce n’est pourtant pas une vision, mais une certitude que Dieu
seul peut donner à l’âme. Je connais une personne qui n’avait jamais appris que
Dieu était en toutes choses par présence, et puissance, et essence, et qui,
après une faveur de cette sorte que lui fit le Seigneur, en vint à le croire si
fermement (Autobiographie, chap. 18) que lorsqu’elle demanda à l’un de ces
demi-clercs dont j’ai parlé comment Dieu est en nous, (il n’en savait pas plus
qu’elle-même avant que Dieu le lui ai fait comprendre), et qu’il lui répondit
qu’il n’y était que par sa grâce, elle était si affermie dans la vérité qu’elle
ne le crut point ; elle en interrogea d’autres, qui lui dirent la vérité,
et ce fut pour elle un grand réconfort.
11 - Ne vous y trompez
point, n’allez pas croire que cette présence dont vous avez la certitude soit
une forme corporelle comme l’est le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans
le Saint-Sacrement, malgré que nous ne le voyions point ; il n’est pas ici
sous cette forme, mais sa Divinité seule. Comment se fait-il que nous soyons
certains de ce que nous ne voyons pas ? Je l’ignore, c’est une œuvre de
Dieu, mais je sais que je dis la vérité, et je dirais de quiconque n’aurait pas
cette certitude que son âme n’est pas unie à Dieu tout entière, mais seulement
par l’une de ses puissances, ou par l’une des nombreuses sortes de faveurs que
Dieu accorde à l’âme. Nous devons renoncer à chercher pour quelles raisons cela
se passe ; alors que notre entendement n’arrive pas à le comprendre, de
quoi voulons-nous nous enorgueillir ? Il suffit de voir que celui qui agit
est tout-puissant ; puisque tous nos efforts sont incapables à nous
obtenir cette faveur, mais que Dieu fait tout, ne faisons pas l’effort de
chercher à comprendre.
12 - À propos de ce que
je dis, de notre impuissance, je me rappelle ce que vous avez entendu dire à l’épouse
du CANTIQUE : LE ROI M’A INTRODUITE DANS SES CELLIERS (Ct 1,3), je
crois même qu’il dit : IL M’Y A FOURRÉE. Et il ne dit pas que c’est elle
qui y est allée. Il dit aussi qu’elle allait de part et d’autre à la recherche
de son Aimé. Je comprends qu’il s’agit là du cellier où le Seigneur veut nous
fourrer quand il veut, et comme il veut ; mais pour beaucoup d’efforts que
nous fassions nous-mêmes, nous ne pouvons y entrer. Sa Majesté Elle-même doit
nous y fourrer, et pénétrer, Elle, au centre de notre âme, pour mieux montrer
ses merveilles. Elle veut que nous n’y soyons pour rien, sauf par la soumission
totale de notre volonté, et qu’on n’ouvre point la porte aux puissances et aux
sens, qui sont tous endormis ; Dieu entre donc au centre de l’âme sans
passer par aucune de ces portes, comme il entra chez ses disciples, lorsqu’il
dit : "PAX VOBIS" (Jn 20,19), et comme il sortit du
sépulcre sans soulever la pierre. Vous verrez plus avant comment Sa Majesté
veut que l’âme jouisse d’Elle dans son centre même, et beaucoup plus encore
dans la dernière Demeure que dans celle-ci.
13 - Ô mes filles, nous
verrons beaucoup de choses si nous consentons à ne voir que notre bassesse et
notre misère, et à comprendre que nous ne sommes pas dignes d’être les
servantes d’un Seigneur si grand que nous ne pouvons concevoir ses merveilles !
Qu’il soit loué à jamais. Amen !
CHAPITRE II
Suite du même sujet. De l’oraison
d’union : une délicate comparaison l’illustre. Des effets dans l’âme de
cette forme d’oraison.
1 - Sans doute vous
semble-t-il que tout ce qu’il y a à voir dans cette Demeure a déjà été décrit,
mais il reste encore beaucoup à dire, car, je le répète, on y trouve du plus et
du moins De l’union, je ne crois pas savoir en dire davantage ; mais il y
a beaucoup à dire au sujet des âmes à qui Dieu accorde ces faveurs et des œuvres
qu’accomplit en elles le Seigneur lorsqu’elles se disposent à les recevoir. Je
parlerai de quelques-unes, et de leur effet sur l’âme. Pour aider à le
comprendre, je veux me servir d’une comparaison qui s’y prête ; nous
verrons aussi comment, bien que nous soyons impuissants à susciter cette œuvre
du Seigneur nous pouvons toutefois faire beaucoup, si nous nous disposons à ce
que Sa Majesté nous accorde cette faveur.
2 - Vous avez sans
doute entendu dire de quelle façon merveilleuse se produit la soie, Lui seul
put inventer choses semblables, une semence, pas plus grosse qu’un petit grain
de poivre, (je ne l’ai jamais vue, mais j’en ai entendu parler, et si je dis
quelque chose d’inexact, ce n’est donc pas de ma faute), mais sous l’action de
la chaleur, lorsque apparaissent sur les mûriers les premières feuilles, cette
semence se met à vivre ; car elle est morte jusqu’au jour où naît l’aliment
dont elle se sustente. De ces feuilles de mûrier elle se nourrit, jusqu’au jour
où déjà grande, on dispose pour elle de petites branches ; et là, de sa
petite bouche, elle file elle-même la soie, et fait un petit cocon très serré
où elle s’enferme : ce ver, qui est gros et laid, meurt là, et il sort de
ce même cocon un petit papillon blanc, très gracieux. Qui pourrait y croire,
sans le Voir ? Cela semblerait plutôt un conte du temps jadis. Quel
raisonnement pourrait nous faire admettre qu’une chose dénuée de raison comme
peuvent l’être un ver, ou une abeille, travaillent à notre profit avec une
telle diligence, qu’ils soient si industrieux, à tel point qu’il en coûte la
vie au pauvre vermisseau ? Cela peut suffire à un moment de méditation,
mes sœurs, même si je ne vous en disais pas davantage ; car vous pouvez
considérer ici les merveilles et la sagesse de notre Dieu. Qu’adviendrait-il
donc si nous connaissions les propriétés de toutes choses ? Il nous est
bien profitable de nous occuper à méditer sur ces grandeurs, et de nous réjouir
d’être les épouses d’un Roi si sage et si puissant.
3 - Revenons à mon
propos. Ce ver commence à vivre lorsque, à la chaleur du Saint-Esprit, nous
commençons à profiter de l’aide générale que Dieu nous donne à tous, et quand nous
commençons à user des remèdes qu’il a confiés à son Église, comme la pratique
de la confession, les bonnes lectures, les sermons, remèdes qui s’offrent à l’âme
qui est morte des suites de sa négligence, de ses péchés, et qui demeure au
milieu des tentations. Elle commence alors à vivre, elle se nourrit de tout
cela et de bonnes méditations jusqu’à ce qu’elle ait grandi, et voilà ce qui
nous intéresse, peu importe le reste.
4 - Lorsque ce ver est
grand, comme je l’ai dit au début de ce que j’ai écrit, il commence à élaborer
la soie et à édifier la maison où il doit mourir. Je voudrais faire comprendre
ici que cette maison, c’est le Christ. Je crois avoir lu ou entendu quelque
part que notre vie est cachée dans le Christ, ou en Dieu, c’est tout un, ou que
le Christ est notre vie (Col 3,3). Que je l’aie lu ou non, n’ajoute pas
grand-chose à mon propos.
5 - Vous voyez donc
ici, mes filles, ce que nous pouvons faire avec la faveur de Dieu : Sa
Majesté elle-même peut être notre demeure, comme Elle l’est dans cette oraison
d’union, et nous pouvons construire cette demeuré ! J’ai l’air de vouloir
dire que nous pouvons enlever et ajouter quelque chose à Dieu, lorsque je dis
qu’il est la Demeure, et que nous pouvons la fabriquer pour nous y installer.
Eh oui, nous le pouvons ! Non pas enlever ni ajouter quelque chose à Dieu,
mais enlever de nous quelque chose et y ajouter, comme le font ces vermisseaux ;
car à peine aurons-nous fini de faire tout notre possible que Dieu unira à sa
grandeur ce petit travail, qui n’est rien, et il lui donnera une si grande
valeur que la récompense de cet ouvrage sera le Seigneur lui-même. Et comme c’est
Lui qui a assumé la plus grosse part des frais, il veut unir nos petites peines
aux grandes que Sa Majesté a souffertes, et que tout soit un.
6 - Or, donc, mes
filles, vite à l’œuvre, hâtons-nous de tisser ce petit cocon, renonçant à notre
amour propre et à notre volonté à l’attachement à toute chose terrestre,
faisons œuvre de pénitence, oraison, mortification, obéissance, et de tout ce
que vous savez déjà ; plaise à Dieu que nous accomplissions ce que nous
savons, ce qu’on nous a enseigné à faire ! Meure, meure ce ver, comme il
le fait lorsqu’il a achevé l’œuvre pour laquelle il fut créé, et vous verrez
comment nous voyons Dieu, et comment nous nous voyons aussi incluses dans sa
grandeur que le petit ver l’est dans le cocon. Considérez que lorsque je dis
voir Dieu, c’est à la façon dont il nous signifie sa présence dans cette forme
d’union.
7 - Voyons donc ce qu’il
advient de ce ver, c’est à quoi tend tout ce que j’ai dit jusqu’ici ; car
lorsqu’il a atteint à ce degré d’oraison, bien mort au monde, il se transforme
en petit papillon blanc. Ô grandeur de Dieu, que devient l’âme ici, du seul
fait d’avoir été un petit peu mêlée à la grandeur de Dieu et si proche de Lui ;
car, ce me semble, elle n’y reste pas plus d’une demi-heure ! Je vous dis
en vérité que l’âme elle-même ne se connaît pas, considérez quelle différence
il y a entre un vilain ver et un petit papillon blanc ; il en est de même
pour l’âme. Elle ne sait comment elle a pu mériter un si grand bienfait :
je veux dire qu’elle ignore d’où il a pu lui venir, sachant bien qu’elle ne le
mérite point ; elle éprouve un tel désir de louer Dieu qu’elle voudrait s’anéantir
et mourir pour Lui mille morts. Et elle se prend aussitôt à souhaiter subir de
grandes épreuves, sans qu’elle puisse rien faire d’autre. Immense désir de
pénitence, de solitude, et que tous au monde connaissent Dieu ; et de là
naît un grand chagrin de voir qu’on l’offense. Il sera traité en détail de tout
cela dans la Demeure suivante, car si les choses se passent dans cette
Demeure-ci à très peu de chose près comme dans la suivante, la puissance des
effets est fort différente ; car, comme je l’ai dit si l’âme que Dieu a amenée
ici s’efforce à aller de l’avant, elle verra de grandes choses.
8 - Oh ! Voir l’inquiétude
de ce petit papillon, qui pourtant n’a jamais été aussi calme et paisible de sa
vie ! C’est chose digne d’en louer Dieu, car s’il ne sait où se poser pour
s’y fixer, c’est qu’il n’a jamais connu une telle paix, il est mécontent de
tout ce qu’il voit sur la terre, en particulier si Dieu lui donne souvent de ce
vin ; il y gagne quelque chose à peu près chaque fois. Il méprise
désormais les œuvres qu’il accomplissait lorsqu’il était vermisseau et filait
peu à peu son cocon ; il lui est poussé des ailes : comment se
contenterait-il, maintenant qu’il peut voler, d’aller pas à pas ? Tout ce
qu’il peut faire pour Dieu lui semble peu de chose, si vif est son désir. Il ne
prise pas beaucoup ce qu’ont souffert les Saints, connaissant maintenant d’expérience
l’aide que peut donner le Seigneur et qu’il transforme l’âme dont on ne
reconnaît plus rien, pas même son visage. Car de faible pour faire pénitence,
la voici forte ; son attachement aux parents, aux amis, à ses biens,
(auxquels tous ses efforts, ses déterminations, sa volonté de s’en dégager,
semblaient l’assujettir davantage), ne l’entrave plus, il lui pèse même de se
contraindre à ce qu’elle est obligée de faire sous peine d’offenser Dieu. Tout
la fatigue, depuis qu’elle a la preuve que les créatures ne peuvent lui donner
le vrai repos.
9 - J’ai l’air de trop
m’étendre, : alors que je pourrais en dire beaucoup plus long ; ceux
à qui Dieu aura fait cette faveur verront que je suis loin de compte ; il
ne faut donc pas s’étonner si ce petit papillon cherche à nouveau où se poser,
tant il se découvre étranger aux choses de cette terre. Où donc ira-t-il, le
pauvret ? Revenir à ce qu’il a quitté, il ne le peut, car, comme je l’ai
dit, cela ne dépend pas de nous, quels que soient nos efforts, jusqu’à ce que
Dieu consente à réitérer cette faveur. Ô Seigneur ! Que de nouvelles
épreuves commencent pour cette âme ! Qui l’eût cru, après une si haute
faveur ? À la fin des fins, d’une manière ou d’une autre, nous devons
porter la croix tant que nous vivons. Si quelqu’un disait qu’une fois arrivé là
il n’a plus vécu que dans le repos et les régals, je dirais, moi, que jamais il
n’y est parvenu, que s’il est arrivé, d’aventure, à la Demeure précédente, il y
a connu quelques joies dues à sa faiblesse naturelle, et même, d’aventure, au
démon, qui lui donne la paix pour mieux lui faire la guerre plus tard.
10 - Je ne veux pas
dire que ceux qui atteignent à cet état ne sont pas en paix, oui, ils y sont,
et bien ; car leurs épreuves mêmes sont de si haut prix et de si bonne
souche que, si sévères elles soient, elles engendrent la paix et la joie. Du
déplaisir qu’ils trouvent aux choses du monde naît un si douloureux désir d’en
sortir que leur seul soulagement est de penser que la volonté de Dieu leur
impose cet exil, et cela ne suffit même pas, car malgré tout ce que l’âme a
gagné, elle n’est pas encore aussi abandonnée à la volonté de Dieu qu’elle le
sera dans l’avenir, sans toutefois qu’elle manque à se résigner ; mais
elle ne le fait qu’avec un vif regret, avec beaucoup de larmes ; on ne lui
a pas donné plus, elle ne peut donc mieux faire, et chaque fois qu’elle fait
oraison, c’est là sa peine. Cette peine provient en quelque sorte de celle,
très vive, qu’elle éprouve de voir Dieu offensé en ce monde, peu honoré, et le
grand nombre d’âmes qui s’y perdent, celles des hérétiques comme celles des
Maures ; mais elle a encore plus pitié de celles des chrétiens ; elle
a beau voir la miséricorde de Dieu, si grande que ceux qui vivent mal peuvent
toutefois s’amender et se sauver, elle craint que nombre d’entre eux ne se
damnent.
11 - Ô grandeur de Dieu !
Il y a bien peu d’années, peut-être même bien peu de jours, cette âme ne
pensait qu’à elle. Qui donc l’a jetée dans de si pénibles soucis ? En de
longues années de méditation, nous ne pourrions les ressentir aussi
douloureusement que les éprouve cette âme. Mais, Dieu secourable, si je m’exerçais
pendant des jours et des années à songer combien il est mal, et grave d’offenser
Dieu, à considérer que ceux qui se damnent sont ses enfants, mes frères, les
dangers au milieu desquels nous vivons, et combien il serait bon de sortir de
cette misérable vie, cela ne suffirait-il point ? Que non, mes filles ;
la peine qu’on éprouve à ce degré d’oraison n’a rien de commun avec celle-ci ;
nous pourrions bien, certes, la ressentir, Dieu aidant, à force de méditer,
mais elle n’atteint pas le fond de nos entrailles comme il en est ici, où elle
semble déchiqueter l’âme et la broyer, sans qu’elle le cherche, et même parfois
sans qu’elle le veuille. Qu’est-ce donc ? D’où cela vient-il ? Je
vais vous le dire.
12 - N’avez-vous pas
entendu parler de l’Épouse (je l’ai fait plus haut, mais pas à ce sujet), que
Dieu a introduite dans le cellier du vin, ordonnant en elle la charité ? C’est
cela même, car déjà cette âme s’abandonne dans ses mains ; elle est si
vaincue par son grand amour qu’elle demande à Dieu de faire d’elle ce qu’il
veut, elle ne sait et ne veut rien d’autre, (à ce que je crois, jamais Dieu ne
fera cette grâce qu’à l’âme qu’il tient entièrement pour sienne) et Dieu veut
que sans qu’elle sache comment, elle sorte de là scellée de son sceau. Car,
vraiment, ici, l’âme n’est pas plus active que la cire sur laquelle on imprime
un sceau, la cire ne se scelle pas elle-même, elle est seulement disposée, c’est-à-dire
molle ; et elle ne s’amollit pas elle-même pour se disposer, mais elle se
tient tranquille, et consent. Ô bonté de Dieu, qui faites toujours les frais de
tout ! Vous ne demandez que notre bonne volonté, et que la cire ne fasse
pas obstacle.
13 - Vous voyez, mes sœurs,
ce que notre Dieu accomplit ici pour que cette âme reconnaisse qu’elle est à
lui ; Il lui donne une part de ses biens, et son Fils en cette vie a eu la
même chose : il ne peut nous faire une plus grande faveur. Qui donc plus
que lui devait vouloir sortir de cette vie ? Sa Majesté l’a dit ainsi à la
Cène : "J’ai désiré avec ardeur" (Lc 22,15). Comment,
Seigneur, n’avez-vous pas envisagé la douloureuse mort dont vous alliez mourir,
si pénible, si effrayante ? Non, car mon grand amour, mon désir du salut
des âmes, surpassent incomparablement ces peines ; celles, immenses, que j’ai
endurées et que j’endure depuis que je suis sur terre sont assez grandes pour
que les autres soient néant en comparaison.
14 - C’est ainsi que j’ai
souvent médité cela ; sachant le tourment qu’endure, et a enduré, certaine
âme que je connais (la sainte elle-même) devant les offenses faites à
Notre-Seigneur, pensée si intolérable qu’elle eût préféré la mort à cette
souffrance, alors que la charité de cette âme était infime, on peut même dire à
peu près nulle, comparée avec celle du Christ, or donc, puisqu’elle ressentait
une souffrance si insupportable, quelle affliction dut ressentir Notre-Seigneur
Jésus-Christ ? Quelle vie dut être la sienne, lui qui voyait toutes
choses, et qui avait toujours devant les yeux les grandes offenses faites à
son-Père ? Je ne doute pas que ces souffrances-là n’aient été bien pires
que celles de sa très sainte Passion, car il touchait alors à la fin de ses
épreuves, et, joint à la joie de faire notre salut par sa mort, à celle de
témoigner de son amour pour son-Père en souffrant pour lui si cruellement, cela
put modérer ses douleurs, comme il en est ici-bas pour ceux qui, fortifiés par
l’amour, font de grandes pénitences ; ils ne les sentent qu’à peine, ils
voudraient plutôt en faire de plus en plus, tout leur semble léger. Que
devait-il en être pour Sa Majesté, en une si grave conjoncture, alors qu’Elle
montrait au Père avec quelle perfection Elle lui obéissait, avec quel amour du
prochain ? Oh ! grandes délices, souffrir en accomplissant la volonté
de Dieu ! Mais j’estime si rude la vue continuelle de tant d’offenses
faites à Sa Majesté, celle de tant d’âmes qui vont en enfer, que s’il n’eût été
plus qu’un homme, un seul jour de cette peine eût suffi, je le crois, à
anéantir de nombreuses vies, et, d’autant mieux, une seule !
CHAPITRE III
Suite du même sujet. D’une autre
forme d’union que l’âme peut atteindre avec la faveur de Dieu, et de l’importance,
dans ce but, de l’amour du prochain. C’est fort substantiel.
1 - Revenons donc à
notre petit papillon et voyons certaines choses que Dieu lui accorde en cet
état. Il est toujours bien entendu qu’il doit chercher à progresser dans le
service de Notre-Seigneur et dans la propre connaissance ; car s’il ne
fait que recevoir cette faveur, s’il la tient pour assurée désormais, il en
vient à moins se surveiller dans la vie et à se fourvoyer sur le chemin du
ciel, c’est-à-dire dans l’observation des commandements, et il en sera de lui
comme de celui qui sort du ver à soie : il jette la semence d’où naîtront
d’autres papillons, et meurt à jamais. Je dis qu’il jette la semence, car je
crois personnellement que Dieu veut qu’une si grande faveur n’ait pas été
accordée en vain, et que puisqu’il vit avec les désirs et les vertus dont j’ai
parlé, tant qu’il persévère dans le bien, il est toujours utile à d’autres
âmes, sa chaleur les réchauffe ; et même s’il a perdu tout cela, il lui
arrive de garder cette envie d’aider les autres, et de se plaire à faire
connaître les faveurs que Dieu accorde à ceux qui l’aiment et le servent.
2 - J’ai connu une
personne dont ce fut le cas (la sainte parle d’elle) ; alors qu’elle se
trouvait dans un grand égarement, elle aimait que d’autres profitent des
faveurs que Dieu lui avait faites, elle montrait le chemin de l’oraison à
celles qui ne le connaissaient pas, et elle leur fut très, très utile. Plus
tard le Seigneur lui rendit la lumière. Il est vrai qu’elle n’avait pas encore
obtenu les effets de l’oraison dont j’ai parlé. Mais combien doit-il y en avoir
que le Seigneur appelle à l’apostolat, comme Judas, à qui il se communique,
combien il en appelle, pour les faire rois, comme Saül, qui se perdent ensuite
par leur faute ! Nous devons en déduire, mes sœurs, que pour acquérir de
plus en plus de mérites et ne pas nous perdre comme ces gens-là, il est un
moyen-sûr, l’obéissance, et ne point dévier de la loi de Dieu : je parle
pour ceux à qui Dieu accorde de telles faveurs, et même pour tout le monde.
3 - Malgré tout ce que
j’ai dit, il m’apparaît que cette Demeure reste encore quelque peu obscure.
Puisqu’il y a tant d’avantages à y pénétrer, il est bon de ne pas avoir l’impression
que ceux à qui le Seigneur n’accorde pas des choses aussi surnaturelles n’ont
aucune espérance : on peut très bien atteindre à la véritable union, avec
la faveur de Notre-Seigneur, si on s’efforce de l’obtenir en n’ayant d’autre
volonté que celle de nous attacher en tout à la volonté de Dieu. Oh ! que
nous devons être nombreux à parler ainsi, à croire que nous ne voulons rien d’autre,
et que nous sommes prêts à mourir pour cette vérité, comme je crois l’avoir dit !
Mais je dis ici, et je le répéterai souvent, que si vous pensez ainsi, cette
faveur du Seigneur vous est acquise ; ne soyez donc nullement en peine des
régals de l’autre union dont j’ai parlé, son intérêt majeur est de découler de
celle dont je parle ici, et du fait qu’il soit impossible d’y atteindre si l’union
qui asservit notre volonté à celle de Dieu n’est pas bien affirmée. Oh !
quelle union à désirer ! Heureuse l’âme qui l’a obtenue, elle vivra en
paix en cette vie, et également dans l’autre, car aucun des événements de la
terre ne l’affligera, sauf de se trouver en quelque danger de perdre Dieu, ou
de voir qu’on l’offense, mais ni la maladie, ni la pauvreté, ni mille morts, s’il
ne s’agit de quelqu’un de nécessaire au service de Dieu ; car cette âme
voit bien qu’il sait ce qu’il fait mieux qu’elle ne sait ce qu’elle désire.
4 - Remarquez qu’il y a
peines et peines ; des peines proviennent spontanément de la nature, de
même des joies, et aussi certains mouvements de pitié charitable pour les
autres, comme celui qu’éprouva Notre-Seigneur quand Il ressuscita Lazare
(Jn 11,35) ; elles ne nous empêchent pas d’être unis à la volonté de
Dieu, elles ne troublent pas non plus l’âme d’une passion inquiète, turbulente,
et qui dure. Ces peines-là passent vite ; comme je l’ai dit des plaisirs
dans l’oraison, elles ne semblent pas pénétrer au fond de l’âme, elles ne
touchent que les sens et les puissances. Elles vont et viennent dans les
Demeures précédentes, mais n’entrent pas dans celle dont il reste à parler, la
dernière, (car alors la suspension des puissances déjà évoquer est nécessaire),
toutefois le Seigneur est assez puissant pour enrichir les âmes et les amener à
ces Demeures par bien des chemins, sans passer par le raccourci dont nous avons
parlé.
5 - Mais notez bien,
mes filles, qu’il faut que le ver à soie meure, et il vous en coûtera beaucoup ;
car là-bas (c’est-à-dire l’union de délices) la découverte d’une vie si
nouvelle l’aide beaucoup à mourir ; ici (c’est-à-dire l’union sans
délices) il faut que, vivant sur terre, nous le tuions. Je confesse que l’effort
sera bien plus pénible, mais il a son prix ; la récompense sera plus
forte, si vous obtenez la victoire. Il ne faut pas douter que ce soit possible,
à condition que nous soyons vraiment unies à la volonté de Dieu. Telle est l’union
que j’ai désirée toute ma vie, celle que je ne cesse de demander au Seigneur,
celle qui est la plus claire et la plus sûre.
6 - Mais, infortunés
que nous sommes, rares sont ceux qui doivent y parvenir ! Cependant, celui
qui se garde d’offenser Dieu et qui est entré en religion croit avoir tout
fait. Oh ! que de vers sont restés inaperçus, comme celui qui rongea le
lierre de Jonas (Jn 4,6-7) ! Ils ont rongé nos vertus par l’amour-propre,
l’estime personnelle, nos jugements sur le prochain, par de petites choses
aussi, le manque de charité envers les autres faute de les aimer comme nous-mêmes ;
car si nous arrivons, à la traîne, à remplir nos obligations pour ne pas
commettre un péché, nous sommes encore bien loin de l’union totale à la volonté
de Dieu.
7 - D’après vous, mes
filles, quelle est sa volonté ? Que nous soyons absolument parfaites, pour
que chacune de nous soit une avec Lui et le Père, comme Sa Majesté l’a demandé
(Jn 17,22). Que nous sommes loin d’en arriver là ! Je vous le dis, je
suis, en écrivant ceci, fort en peine de m’en voir si éloignée, et tout cela
par ma faute ; il n’est pas nécessaire que le Seigneur nous régale de ses
faveurs pour cela ; il suffit qu’il nous ait donné son Fil pour nous
montrer le chemin. Ne croyez pas qu’il s’agisse, si mon père ou mon frère
meurent, d’être si résigner à la volonté de Dieu que je n’en aie pas de regret,
et si surviennent épreuves et maladies, de les supporter avec joie. Cela est
bon et prudent à la fois, car nous n’y pouvons rien, et nous faisons de
nécessité vertu. Que de choses comme celles-là faisaient les philosophes !
Celles-là ou d’autres, pour lesquelles leur grand savoir suffisait. Ici, le
Seigneur ne nous demande que deux sciences : celles de l’amour de Sa
Majesté et du prochain, voilà à quoi nous devons travailler. Si nous les
observons parfaitement, nous faisons sa volonté, et ainsi nous lui serons unis.
Mais, je l’ai déjà dit, que nous sommes loin d’observer ces deux choses comme
nous le devons à un si grand Dieu ! Plaise à Sa Majesté de nous donner la
grâce de mériter de parvenir à cet état ; il est à notre portée, si nous
le voulons.
8 - Nous reconnaîtrons,
ce me semble, que nous observons bien ces deux choses, si nous observons bien
celle d’aimer notre prochain : ce sera le signe le plus certain ;
nous ne pouvons savoir si nous aimons Dieu, bien que d’importants indices nous
fassent entendre que nous l’aimons, mais nous pouvons savoir, oui, si nous
avons l’amour du prochain. Et soyez certaines que plus vous ferez de progrès
dans cet amour-là, plus vous en ferez dans l’amour de Dieu ; car l’amour
de Sa Majesté pour nous est si grand qu’en retour de celui que nous avons pour
notre prochain il augmentera de mille manières celui que nous avons pour Sa
Majesté : je ne puis en douter.
9 - Il est de prime
importance que nous soyons très attentives sur ce point, et si nous nous y
attachons à la perfection, tout est fait ; je crois, en effet, vu notre
mauvais naturel, que si notre amour du prochain ne s’enracine pas dans l’amour
de Dieu, nous n’y atteindrons jamais parfaitement. C’est pourquoi il est
important pour nous, mes sœurs, de chercher à voir clair en nous dans les
choses les plus menues sans tenir compte des très grandes qui s’offrent à nous
toutes ensemble dans l’oraison, quand nous préjugeons de ce que nous ferons et
entreprendrons pour notre prochain et pour le salut d’une seule âme ; car
si les œuvres qui suivent ne sont pas conformes, nous n’avons aucune raison de
croire que nous y parviendrons. J’en dis autant de l’humilité et de toutes les
vertus. Les ruses du démon sont grandes, et pour nous faire croire, à tort, que
nous possédons l’une d’elles, il retournera tout l’enfer. Et il a raison, c’est
fort nuisible, fausses vertus s’accompagnent toujours de vaine gloire, c’est
donc là qu’elles prennent racine ; de même, celles que donne Dieu sont
exemptes de vaine gloire et d’orgueil.
10 - Je m’amuse souvent
de voir des âmes, en oraison, désirer qu’on les abaisse, qu’on les insulte
publiquement et pour Dieu, mais prêtes a cachez ensuite, une petite faute, si
elles le pouvaient. Oh ! Que dire si on les accuse d’une faute qu’elles n’ont
pas commise ! Dieu nous en garde ! Celle qui ne supporte pas cela
doit bien s’examiner pour ne pas tenir compte de la décision qu’elle pense
avoir prise ; à vrai dire, ce ne fut pas une décision de la volonté, quand
la volonté est sincère, c’est autre chose, mais le fait de l’imagination :
c’est elle que le démon utilise pour nous leurrer et nous précipiter ; il
peut beaucoup sur les femmes et les illettrés, nous ne savons pas distinguer
les puissances de l’imagination, et mille autre choses intérieures. Ô mes sœurs !
comme on distingue clairement en certaines d’entre vous l’amour vrai du
prochain, alors que chez d’autres il n’atteint pas à la même perfection !
Si vous compreniez l’importance pour nous de cette vertu, vous ne vous
appliqueriez à rien d’autre.
11 - Quand je vois des
âmes s’adonner diligemment à examiner leur oraison, si encapuchonnées qu’elles
n’osent ni bouger ni détourner leur pensée pour éviter qu’un peu de leur
plaisir et de leur ferveur ne se dérobe, j’en conclus qu’elles comprennent bien
mal par quel chemin on atteint à l’union, et qu’elles pensent que toute l’affaire
se réduit à cela. Mais non, mes sœurs, non : le Seigneur veut des œuvres ;
si tu vois une malade à qui tu puisses apporter certain soulagement, peu doit t’importer
de perdre cette ferveur, aie pitié d’elle ; si elle souffre, souffre toi
aussi ; et si c’est nécessaire, jeûne pour qu’elle mange à ta place :
moins pour elle que parce que tu sais que le Seigneur veut qu’il en soit ainsi.
Telle est la vraie union avec Sa volonté ; et si tu entends vivement louer
une personne, réjouis-toi beaucoup plus que si on te louais toi-même. C’est
facile, à la vérité, car l’humilité, si elle existe, serait plutôt peinée de s’entendre
louer. Mais nous réjouir qu’on reconnaisse les vertus de nos sœurs est une
grande chose, de même que, si l’on voit en l’une d’elles un défaut, le déplorer
comme s’il s’agissait de nous-mêmes, et le cacher.
12 - J’ai beaucoup
insisté ailleurs (Le Chemin de la Perfection, chap. 7) sur tout cela,
sachant, mes sœurs, que s’il y a ici une faille, nous sommes perdues. Plaise au
Seigneur que ce ne soit jamais le cas. Si vous avez cet amour du prochain, je
vous affirme que vous ne manquerez pas d’obtenir de Sa Majesté l’union dont j’ai
parlé. Si vous constatiez qu’il vous fait défaut, même si vous avez de la
ferveur et des joies spirituelles, même si vous croyez être parvenues à l’union,
avoir eu une quelconque petite extase dans l’oraison de quiétude, (certaines
imagineront immédiatement que tout est fait), croyez-moi quand je vous dis que
vous n’avez pas obtenu l’union, demandez à Notre-Seigneur de vous donner, à la
perfection, cet amour du prochain, et laissez faire Sa Majesté : Elle vous
donnera plus que vous ne sauriez désirer, à condition que vous fassiez des
efforts et que vous recherchiez, tant que vous le pourrez, cet amour-là ;
contraignez votre volonté à être en tout conforme à celle de vos sœurs ;
même si vous perdez vos droits, oubliez-vous pour elles, pour beaucoup que cela
révolte votre nature ; et cherchez à assumer des tâches pour en délivrer
votre prochain, lorsque vous en aurez l’occasion. Ne pensez pas que cela ne
vous coûtera guère, et que c’est déjà chose faite. Considérez ce que Son Amour
pour nous a coûté à notre Époux, lui qui pour vous délivrer de la mort mourut
de la mort si douloureuse qu’est la mort sur la Croix.
CHAPITRE IV
De ce même sujet de l’oraison.
Combien il importe d’être sur nos gardes le démon s’employant activement à
faire reculer ceux qui se sont engagés dans cette voie.
1 - Vous désirez, ce me
semble, savoir ce qu’il advient de ce petit papillon, où il se pose, puisqu’il
est bien entendu que ni les plaisirs spirituels ni les joies de la terre ne le retiennent ;
son vol est plus élevé. Je ne pourrai satisfaire votre désir qu’à la dernière
Demeure, et encore plaise à Dieu que je m’en souvienne, et que j’aie le temps
de l’écrire ; près de cinq mois se sont écoules depuis que j’ai commencé
ceci, et comme ma tête n’est pas en si bon état que je puisse me relire, tout
doit être en désordre ; même, d’aventure, je dis peut-être dix fois la
même chose. Comme c’est pour mes sœurs, ça n’a guère d’importance.
2 - Je veux développer
davantage ce que je crois savoir de cette oraison d’union. À mon habitude, - c’est
ma tournure d’esprit, - j’userai d’une comparaison : nous reparlerons plus
tard de ce petit papillon qui ne s’arrête nulle part, (tout en continuant à
fructifier dans le bien, pour lui et pour les autres), faute de trouver son
véritable repos.
3 - Vous avez, c’est
probable, souvent entendu dire que Dieu épouse les âmes spirituellement. Bénie
soit sa miséricorde, qui consent à une telle humiliation ! Et bien que la
comparaison soit grossière, je ne trouve rien de mieux que le sacrement du
mariage pour me faire comprendre. C’est fort différent, dans ce dont nous
parlons tout est spirituel, (l’union corporelle en est bien éloignée, les
contentements et plaisirs spirituels que donne le Seigneur sont à mille lieues
de ceux des époux), car tout est amour avec amour, et ses opérations si pures,
d’une si extrême délicatesse, si douces, qu’on ne peut les exprimer ; mais
le Seigneur sait très bien les faire sentir.
4 - Il me semble, à
moi, que l’union n’est pas encore les fiançailles spirituelles ; mais ce
qui se produit ici-bas lorsqu’un couple doit se marier, s’inquiéter de leur
bonne entente, de leur volonté mutuelle, cherchant même à ce qu’ils se voient
pour mieux se plaire l’un à l’autre, nous le retrouvons ici : mais l’accord
est déjà fait, l’âme est fort bien informée de son bonheur et déterminée à
faire en tout la volonté de son Époux, à le complaire de toutes les manières,
et l’Époux, qui comprend bien qu’il en est ainsi, se complaît en elle, il
consent, dans sa miséricorde, à ce qu’elle le comprenne mieux encore, qu’ils en
viennent, comme on dit, à l’entrevue, où il l’unit à Lui. Nous pouvons dire que
cela se passe ainsi, et en un temps très bref. Là il n’y a plus d’hésitation,
mais l’âme, par une secrète approche, voit qui est cet Époux qu’elle doit
prendre ; par les sens et puissances elle ne pourrait, en mille ans,
comprendre ce qu’elle comprend ici en un instant. Mais l’Époux est tel que sa
seule vue la rend plus digne de lui accorder sa main, comme on dit ; l’âme
s’éprend d’un tel amour qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour que ne se
rompent point ces divines épousailles. Mais si cette âme égare son affection
sur quelque chose qui ne soit pas Lui, elle perd tout, et c’est une immense
perte, aussi grande que le sont les grâces qu’elle recevait, et bien plus
grande qu’on ne saurait le dire.
5 - Aussi, âmes
chrétiennes que le Seigneur a amenées à ce terme, je vous demande pour l’amour
de Lui de ne pas vous laisser distraire, mais de vous éloigner des tentations ;
l’âme, même dans cet état, n’est pas aussi forte pour s’y exposer qu’elle le
sera après les fiançailles ; elles auront lieu dans la Demeure dont nous
parlerons par la suite. Car il n’y eut d’autre communication qu’une entrevue,
comme on dit, et le démon s’acharnera fort à combattre et à faire rompre ces
fiançailles ; plus tard lorsqu’il voit l’âme toute soumise à l’Époux, il a
moins d’audace, il a peur d’elle, et il sait par expérience que lorsqu’il s’y
hasarde, il perd d’autant plus qu’elle y gagne beaucoup.
6 - Je vous le dis, mes
filles, j’ai connu des personnes très élevées qui parvinrent à cet état, mais
le démon les a regagnées à force de subtilités et de ruses : tout l’enfer
doit se liguer dans ce but, sachant, comme je l’ai souvent dit, qu’une âme n’est
pas seule à se perdre, mais un grand nombre avec elle. Il le sait par
expérience ; et si nous considérons la multitude des âmes que Dieu ramène
à Lui au moyen d’une seule, nous pouvons beaucoup le louer des milliers de
conversions que faisaient les martyrs. Une jeune fille comme sainte Ursule !
Et celles qui ont échappé au démon du fait d’un saint Dominique, d’un saint
François, et autres fondateurs d’ordres ! Celles que lui fait perdre
actuellement le P. Ignace, qui fonda la Compagnie, puisque eux tous, comme nous
le lisons, ont reçu de Dieu des faveurs semblables ! Comment cela, si ce n’est
parce qu’ils ont tout fait pour ne pas rompre par leur faute de si divines
fiançailles ? Ô mes filles ! le Seigneur est aussi disposé à nous
accorder ses faveurs aujourd’hui qu’il le fut alors, et peut-être même a-t-il
plus besoin que jamais de gens qui veuillent les recevoir, car ceux qui
considèrent son honneur sont plus rares qu’en ce temps-là. Nous nous aimons
beaucoup nous-mêmes, nous usons de prudence, pour ne pas perdre nos droits. Oh !
la grande erreur que voilà ! Plaise à la miséricorde du Seigneur de nous
éclairer, pour que nous ne tombions pas dans ces ténèbres !
7 - Peut-être m’interrogeriez-vous
sur deux points, dont vous pouvez douter : d’abord, comment une âme aussi
soumise à la volonté de Dieu qu’on vous l’a montré peut-elle être trompée,
puisqu’elle ne veut suivre en rien sa propre volonté, Ensuite : par
quelles voies le démon peut-il pénétrer dans votre âme si dangereusement qu’elle
se perde, alors qu’éloignées du monde vous approchez si fréquemment les
sacrements, et que vous vivez, nous pouvons le dire, en compagnie des anges ?
Toutes, ici, en effet, par la bonté du Seigneur, n’ont d’autre désir que de le
servir et lui plaire en toutes choses, mais il n’est pas surprenant qu’il en
soit ainsi pour ceux qui vivent au milieu des tentations du monde. Je dis que
vous avez raison en cela, Dieu témoigne à notre égard d’une grande miséricorde ;
mais quand je vois, comme je l’ai dit, que Judas vivait au milieu des Apôtres,
qu’il était en rapports continuels avec Dieu lui-même, écoutant ses paroles, je
comprends que ça n’est pas une assurance.
8 - À la première
question, je réponds que si cette âme était toujours cramponnée à la volonté de
Dieu, il est clair qu’elle ne se perdrait pas ; mais arrive le démon, avec
sa grande subtilité, et sous couleur de bien, il l’en éloigne par de toutes
petites choses, il l’engage dans d’autres dont il lui insinue qu’elles ne sont
pas mauvaises, et peu à peu, en obscurcissant son entendement, en tiédissant sa
volonté, en accroissant en elle l’amour-propre, il l’écarte, chaque chose
aidant, de la volonté de Dieu, et il l’incline a faire la sienne. De là découle
la réponse à la seconde question il n’est clôture si bien close qu’il ne puisse
y entrer, ni désert si écarté où il manque d’aller. Et j’ajoute autre chose :
le Seigneur permet peut-être qu’il en soit ainsi pour voir comment se comporte
cette âme qu’il destine à en éclairer d’autres ; car si elle se montre
vile, mieux vaut que ce soit au début plutôt que lorsqu’elle pourrait nuire à
beaucoup d’autres.
9 - La démarche la plus
sûre, ce me semble, (après la prière, la demande constante à Dieu de son
soutien, la pensée continuelle de l’abîme profond où nous sombrerons s’il nous
abandonne, le refus de nous fier à nous-mêmes, ce qui serait de la folie), c’est
d’être particulièrement avisées, sur nos gardes, et de considérer où en sont
nos vertus : si nous progressons ou rétrocédons quelque peu, en
particulier dans l’amour réciproque, dans le désir d’être, entre toutes, la
moindre, et dans les choses de la vie ordinaire ; car si nous les
observons en demandant au Seigneur de nous éclairer, nous jugerons aussitôt de
nos profits ou de nos pertes. Mais ne pensez pas que Dieu abandonne si
promptement l’âme qu’il a élevée si haut, le démon doit se donner beaucoup de
mal, sa perte serait si sensible à Sa Majesté qu’Elle lui donne mille avis
intérieurs de multiples façons ; ainsi, elle ne pourra se cacher qu’elle
est en danger.
10 - Enfin, pour
conclure, tâchons d’aller toujours de l’avant, et si nous ne faisons pas de
progrès, vivons dans la crainte, car le démon, sans nul doute, ouvre devant
nous un précipice ; lorsqu’on est arrivé aussi haut, il est impossible de
cesser de grandir, l’amour n’est jamais oisif, et ce serait fort mauvais signe.
L’âme qui a prétendu épouser Dieu lui-même, qui s’est déjà entretenue avec Sa
Majesté, qui a été avec Elle dans les termes décrits, ne peut s’endormir. Et
pour que vous voyiez, mes filles, ce que Dieu fait pour celles qu’il a déjà
prises pour épouses, commençons à parler des sixièmes Demeures ; et vous
verrez combien tout ce que nous pouvons faire, servir, souffrir, est peu de
chose lorsqu’il s’agit de nous disposer à recevoir de si grandes faveurs. C’est
peut-être la raison pour laquelle Notre- Seigneur a ordonné qu’on me commande d’écrire :
pour que les yeux fixés sur la récompense, devant sa miséricorde sans bornes,
puisqu’il veut bien se manifester à des vers de terre et se montrer à eux, nous
oubliions nos minuscules satisfactions terrestres, et, contemplant sa grandeur,
nous courrions, enflammées par son amour.
11 - Plaise à Lui que
je parvienne à expliquer quelques-unes de ces choses si difficiles ; je
sais que cela me sera impossible si Sa Majesté et l’Esprit Saint ne dirigent ma
plume. Si vous ne devez pas en tirer profit, je supplie Dieu de me rendre
incapable de rien dire, car Sa Majesté sait que si je me connais bien, je ne
désire rien d’autre que la gloire de son nom, et que nous nous efforcions de
servir un Seigneur qui déjà sur cette terre nous récompense ainsi ; nous
pouvons comprendre par là ce qu’il nous donnera au ciel, sans les
atermoiements, les épreuves, les dangers de cette mer des tempêtes. Car si nous
n’étions pas en danger de le perdre et de l’offenser, ce serait un repos que de
ne pas cesser de vivre jusqu’à la fin du monde afin de travailler pour un si
grand Dieu, notre Seigneur et notre Époux. Plaise à Sa Majesté que nous
méritions de lui rendre quelques services, sans toutes les fautes que nous
commettons toujours, même dans nos bonnes œuvres. Amen !
SIXIÈMES DEMEURES
CHAPITRE PREMIER
De l’accroissement des épreuves,
lorsque le Seigneur commence à accroître ses faveurs. De ces épreuves, et
comment ceux qui ont atteint cette Demeure les supportent. Bon chapitre pour
ceux qui subissent des épreuves intérieures.
1 - Venons-en donc,
avec la faveur de l’Esprit Saint, à parler des Sixièmes Demeures, où l’âme,
déjà blessée de l’amour de l’Époux, recherche davantage la solitude, et, autant
que son état le lui permet, évite tout ce qui peut l’en sortir. L’entrevue avec
son Époux est si présente à son âme que son unique désir est d’en jouir à
nouveau. J’ai déjà dit que dans cette forme d’oraison elle ne voit rien, - ce
qu’on peut appeler voir, - pas même en imagination : je parle d’entrevue
parce que je me suis déjà servie de cette comparaisons. L’âme est désormais
bien décider à ne pas prendre d’autre époux, mais l’époux ne tient pas compte
de son vif désir de célébrer immédiatement les fiançailles, il veut qu’elle le
désire encore plus vivement et que le plus grand des biens lui coûte un peu de
son bien. Elle paie ainsi d’un prix insignifiant un gain immense, mais je
déclare, mes filles, que l’avant-goût qu’elle en a, le signe qu’elle a reçu,
lui sont bien nécessaires pour la soutenir. Ô Dieu secourable ! que d’épreuves
intérieures et extérieures elle endure, jusqu’à ce qu’elle pénètre dans la
septième Demeure !
2 - Vraiment, je songe
parfois que si on les connaissait d’avance, il serait, je le crains,
extrêmement difficile de persuader notre faiblesse naturelle de les souffrir et
de les vivre, si grands soient les biens qui lui sont proposés, à l’exception
des âmes qui ont atteint la septième Demeure ; car là, il n’est rien que l’âme
redoute et ne décide d’affronter, de tout son être, pour Dieu. Elle est presque
toujours si étroitement unie à Sa Majesté, que sa force vient de là. Je crois
que je ferai bien de vous décrire quelques-unes des épreuves que je suis
certaine de connaître. Il se peut que toutes les âmes ne soient pas conduites
par ce chemin, je doute toutefois beaucoup que celles qui jouissent parfois
bien réellement des choses du ciel soient quittes d’épreuves terrestres d’une
manière ou d’une autre.
3 - Je n’avais pas l’intention
d’en parler, mais j’ai pensé que ce sera une consolation pour l’âme qui les
subit de savoir ce qu’il advient de celles à qui Dieu accorde de semblables
faveurs, car, vraiment, alors, tout paraît perdu. Je ne les exposerai pas dans
l’ordre, mais au fur et à mesure qu’elles me reviendront en mémoire. Je veux
commencer par les plus petites épreuves, les criailleries des personnes de ses
relations, et même de celles avec lesquelles elle n’a point de rapports, dont
jamais elle n’aurait imaginé qu’elles pourraient s’occuper d’elle :
"Elle fait la sainte", "Elle exagère, pour tromper le monde et
abaisser les autres, qui sont meilleurs chrétiens sans ces cérémonies". II
sied de remarquer qu’elle n’a aucune pratique particulière ; elle cherche
seulement à bien accomplir ses devoirs d’état. ; Ceux qu’elle croyait ses
amis s’éloignent, ce sont eux qui ne font d’elle qu’une bouchée, et montrent de
vifs regrets : "Cette âme se perd, elle vit notoirement dans l’illusion" ;
"Ce sont là choses du démon" ; "Il en sera d’elle comme de
telle et telle qui se sont perdues, et qui contribuent à ruiner la vertu" ;
"Elle trompe ses confesseurs". Et de s’adresser à eux, et de le leur
dire, en invoquant l’exemple de ce qui est arrivé à certaines personnes qui se
sont perdues de cette façon-là : enfin, mille sortes de moqueries et de
sarcasmes.
4 - J’ai connu une personne
(La sainte, voir chap. 28 de l’Autobiographie) qui eut grand peur de ne
plus trouver à qui confesser, au point où en étaient les choses : je ne
puis m’y arrêter, il y aurait trop à dire. Le pis est que cela n’est point
passager, mais dure toute une vie ; ils s’avisent les uns les autres de se
garder de voir des personnes semblables. Vous me direz qu’il est aussi des gens
qui disent du bien d’elles. Ô mes filles, qu’ils sont rares, ceux qui ajoutent
foi à ce bien, comparé au nombre de ceux qui les abominent ! D’autant plus
que cette épreuve-là est pire que les moqueries ! L’âme voit clairement
que si elle possède quelque bien, c’est un don de Dieu, il ne lui appartient
nullement, elle s’est vue naguère très pauvre, engloutie dans le péché, et c’est
pour elle un tourment intolérable, du moins au début ; elle en souffre
moins plus tard, pour plusieurs raisons : premièrement l’expérience lui
montre clairement que les gens sont aussi prompts à dire du mal qu’à dire du
bien, elle ne fait donc pas plus cas de l’un que de l’autre ;
deuxièmement, le Seigneur lui a fait mieux comprendre que rien de bon ne lui
appartient, mais procède de Sa Majesté, et oubliant qu’elle y est pour quelque
chose, comme s’il s’agissait d’une tierce personne, elle se tourne vers Dieu
pour le louer ; troisièmement, si elle voit quelques âmes tirer avantage
des faveurs que Dieu lui accorde elle pense que, dans leur intérêt, Sa Majesté
permet qu’on la croie bonne sans qu’il n’en soit rien ; quatrièmement,
plus occupée de l’honneur et de la gloire de Dieu que de son propre renom, elle
n’est plus tentée de croire, comme au début, que ces louanges ont pour but de l’abattre,
comme ce fut le cas pour certaines d’entre elles, et peu lui importe qu’on la
déshonore, si, en échange, Dieu est loué ne serait-ce qu’une fois et advienne
que pourra.
5 - Ces raisons et
autres apaisent la vive peine que lui causent ces louanges, non sans regrets,
toutefois, sauf si elle n’y prête aucune attention ; mais l’épreuve de
bénéficier sans raison de l’estime publique est incomparablement plus pénible
que les sarcasmes. Quand l’âme en vient à moins s’affliger des louanges, elle
ressent beaucoup moins les moqueries ; elle s’en réjouit plutôt, c’est
pour elle une musique très douce. À la vérité, elles fortifient l’âme bien plus
qu’elles ne l’effraient. Elle sait déjà d’expérience les grands avantages qu’elle
trouve sur cette voie, elle ne croit même pas que ceux qui la persécutent
offensent Dieu : Sa Majesté les y autorise pour son plus grand bien ;
comme elle en est clairement persuadée, elle s’éprend pour eux d’un amour
particulièrement tendre et les tient pour ses meilleurs amis, puisqu’ils lui
font gagner plus que ceux qui disent du bien d’elle.
6 - Le Seigneur envoie
aussi parfois de très graves maladies. C’est là une épreuve bien pire, en
particulier lorsqu’elles s’accompagnent de souffrances aiguës ; si les
douleurs sont vives, c’est, me semble-t-il, ce que nous pouvons endurer de pire
sur terre : je précise qu’il s’agit de douleurs extérieures, mais elles
pénètrent à l’intérieur quand elles le veulent, je dis bien les douleurs très
vives. Cela décompose l’intérieur et l’extérieur de telle façon que l’âme
oppresser ne sait que devenir, elle préférerait de beaucoup un prompt martyre à
ces souffrances-là ; toutefois, lorsque leur acuité est extrême, elles ne
se prolongent pas trop longtemps, car, enfin, Dieu ne nous donne rien que nous
ne puissions supporter, Sa Majesté commence par nous donner la patience, avec d’ordinaire
d’autres grandes douleurs, et toutes sortes de maladies.
7 - Je connais une
personne (la sainte elle-même) qui depuis que le Seigneur a commencé à lui
accorder la faveur dont j’ai parlé, il y a quarante ans, ne peut dire
sincèrement avoir vécu un jour sans douleurs, ou toute autre forme de
souffrance ; par manque de santé corporelle, dis-je, sans parler d’autres
pénibles épreuves. Il est vrai qu’elle avait été bien vile, et ce qu’elle
subissait était peu de chose, puisqu’elle méritait l’enfer. Notre-Seigneur doit
en user autrement avec celles qui ne l’ont pas offensé, mais je choisirais
quant à moi la souffrance, ne serait-ce que pour imiter Notre-Seigneur
Jésus-Christ, même s’il n’y avait pas d’autre avantage ; or, ils sont
toujours très nombreux. Oh ! Que dire alors des souffrances intérieures !
S’il était possible de les décrire, les souffrances extérieures sembleraient
infimes, mais elles sont incommunicables.
8 - Commençons par le
tourment de tomber sur un confesseur si raisonnable et si peu expérimenté qu’il
n’est chose qui ne lui semble dangereuse : il a peur de tout, il doute de
tout, lorsque ce qu’il voit sort de l’ordinaire. En particulier, s’il remarque
quelque imperfection dans l’âme à qui ces choses arrivent, alors qu’il lui
semble que Dieu ne doit accorder ces faveurs qu’à des anges, ce qui est
impossible tant qu’elle habite ce corps : immédiatement, il condamne tout,
c’est le démon, ou la mélancolie. Cette maladie pullule en ce monde à tel point
que cela ne m’étonne point, elle est si fréquente, le démon, par ce moyen, fait
tant de dégâts, que les confesseurs ont de fortes raisons de la craindre et d’y
regarder de très prés. Mais la pauvre âme qui vit elle-même dans cette crainte
s’adresse au confesseur comme à un juge ; s’il la condamne elle ne peut
éprouver qu’un trouble si profond et de si grands tourments que seuls ceux qui
sont passés par là comprendront quelle rude épreuve elle endure. Voilà encore l’une
des grandes épreuves que subiront ces âmes, spécialement si elles ont été
coupables : songer que Dieu permet qu’elles soient induites en erreur, en
punition de leurs péchés ; même lorsque Sa Majesté leur accorde une
faveur, elles ne peuvent croire qu’il s’agisse d’un autre esprit, mais de Dieu,
elles en sont certaines ; toutefois, comme cela passe vite et que le
souvenir de leurs péchés est toujours présent, elles voient leurs fautes, il y
en a toujours, et ce tourment s’ensuit. Quand le confesseur les rassure, elles
s’apaisent, mais momentanément ; s’il enchérit sur les craintes, c’est
chose presque intolérable, en particulier quand s’ensuit une période de
sécheresse où elles imaginent qu’elles n’ont jamais pensé à Dieu, que jamais
elles n’y pensent ; et elles entendent parler de Sa Majesté comme d’une
personne qu’elles ne connaissent que de loin.
9 - Tout cela n’est
rien ; s’il ne s’y ajoute l’idée qu’elles ne savent pas informer leurs
confesseurs, et qu’elles les trompent elles ont beau y réfléchir et voir qu’il
n’est premier mouvement qu’elles ne lui avouent, tout est inutile ; leur
entendement obscurci est incapable de voir la vérité ; il ne croit que ce
que l’imagination lui suggère, (elle est alors souveraine), et toutes les
folies que le démon veut leur suggérer, avec, semble-t-il, l’autorisation de
Notre-Seigneur qui lui permet de les éprouver, et même de leur faire croire qu’elles
sont réprouvées de Dieu. Car tant de choses combattent cette âme, elles l’oppressent
intérieurement d’une façon si sensible, si intolérable, que l’on ne pourrait
comparer ses souffrances à rien d’autre qu’à celles de l’enfer ; et il n’y
a aucune consolation dans cette tempête. Si elle veut en trouver auprès de son
confesseur, les démons, lui semble-t-il, l’ont persuadé de la tourmenter plus
encore. L’un d’eux, qui dirigeait une âme dont l’angoisse lui semblait d’autant
plus dangereuse qu’elle était faite de l’accumulation de choses multiples, lui
demanda, la crise passée, de le prévenir lorsqu’elle se sentirait à nouveau
menacée. Comme son état empirait toujours, il finit par comprendre qu’il ne lui
appartenait pas de se dominer. Lorsque cette personne, qui savait bien lire,
prenait un livre en castillan, il lui arrivait de n’y rien comprendre, comme si
elle eut ignoré le b-a-ba : son entendement en était incapable.
10 - Enfin, il n’est
sauvegarde au milieu de cette tempête, sauf d’attendre la miséricorde de Dieu
qui au moment le plus inattendu, par un seul mot, ou au hasard d’un événement,
dissipe tout si promptement qu’il semble n’y avoir jamais eu de nuages en cette
âme qui se retrouve ensoleiller et plus consoler que jamais. Et comme ceux que
la victoire a soustraits aux dangers d’une bataille, elle rend grâces à
Notre-Seigneur qui a combattu et vaincu ; elle voit clairement qu’elle n’a
pas combattu elle-même, elle croit voir aux mains de ses ennemis les armes avec
lesquelles elle aurait pu se défendre ; elle perçoit donc clairement sa
misère et le peu que nous pouvons faire nous-mêmes si le Seigneur nous
abandonne.
11 - On pourrait croire
qu’elle n’a plus besoin de ces considérations pour le comprendre, elle est
passée par là, l’expérience lui a montré sa totale impuissance, elle a compris
notre néant et la misérable chose que nous sommes ; mais la grâce dont
elle n’est probablement pas privée, puisqu’elle n’offense pas Dieu dans ces
orages et qu’elle ne l’offenserait pour rien au monde, est si cachée, qu’elle
ne perçoit pas la plus petite étincelle d’amour de Dieu en elle, et qu’elle n’imagine
pas l’avoir jamais aimé ; le bien qu’elle a pu faire, une faveur que Sa
Majesté a pu lui accorder, tout lui semble songe, ou imagination ; mais
elle est certaine des péchés qu’elle a commis.
12 - Ô Jésus !
quelle vision que celle d’une âme ainsi délaissée, pour qui, comme je l’ai dit,
toute consolation terrestre est si peu de chose ! Ne pensez donc point,
mes sœurs, s’il vous arrive de vous trouver dans cet état, que les riches, et
ceux qui sont libres doivent y remédier mieux que vous. Non, non, je crois,
quant à moi, qu’il en est d’eux comme de condamnés à mort à qui on offrirait
tout ce qu’il y a de délicieux au monde, cela ne les soulage point, et tendrait
plutôt à accroître leur tourment ; il vient d’en haut, et les choses de la
terre sont impuissantes. Ce grand Dieu veut que nous voyions en Lui le Roi, et
en nous notre misère. C’est très important pour ce qui va suivre.
13 - Que fera donc
cette pauvre âme, quand elle passera de longs jours dans cet état ? Si
elle prie, c’est comme si elle ne priait point ; quant à la consolation,
je le précise : toute consolation extérieure est exclue, elle ne comprend
pas le sens de sa prière, rien qu’une prière vocale, puisque ce n’est
absolument pas le moment de la prière mentale, les puissances en sont
incapables ; la solitude accroît plutôt son mal, d’où un autre tourment, celui
de vivre en compagnie, et qu’on lui parle. Ainsi, malgré ses efforts, elle
extériorise son dégoût, sa mauvaise humeur, très ostensiblement. Saura-t-elle
vraiment dire ce qu’elle a ? C’est indicible, il s’agit d’oppressions et
de peines spirituelles auxquelles on ne saurait donner un nom. Le meilleur
remède, je ne dis pas pour guérir, car je n’en trouve pas, mais pour supporter
ce mal, c’est de s’occuper à des œuvres de charité extérieures et d’espérer en
la miséricorde de Dieu, qui ne fait jamais défaut à ceux qui espèrent en Lui.
Qu’il soit béni à jamais. Amen !
14 - D’autres épreuves
que nous infligent les démons sont extérieures, et doivent être moins
fréquentes ; il n’y a donc pas lieu d’en parler, elle sont d’ailleurs
beaucoup moins pénibles, les démons, pour beaucoup qu’ils fassent, n’arrivent
pas ainsi à inhiber les puissances, ce me semble, ni à troubler l’âme de cette
manière ; enfin, il reste assez de raison pour penser qu’ils ne peuvent
outrepasser ce que le Seigneur leur permet, et quand on n’a pas perdu la
raison, tout ce qu’on endure n’est pas grand-chose, comparé à ce que je viens
de dire.
15 - Nous parlerons d’autres
peines intérieures de cette Demeure en traitant des différences qu’il y a dans
l’oraison et dans les faveurs du Seigneur. Bien que certaines de ces
souffrances soient encore plus cruelles que ces dernières, comme on le verra
par l’état où elles laissent le corps, elles ne méritent pas le nom d’épreuves
nous aurions tort de le leur donner, tant ces faveurs du Seigneur sont grandes ;
l’âme qui les reçoit le comprend, et conçoit qu’elles sont disproportionnées à
ses mérites. Cette grande peine précède l’entrée dans la Septième Demeure, avec
beaucoup d’autres ; je parlerai de quelques-unes, il serait impossible de
toutes les décrire ni même de les définir, car elles sont d’une tout autre
lignée que les précédentes et beaucoup plus élevées ; et si je n’ai pu
exposer mieux que je ne l’ai fait celles qui sont de plus basse catégorie, je
pourrai d’autant moins expliquer celles-là. Plaise au Seigneur de me donner sa
faveur en toutes choses, par les mérites de son Fils. Amen !
CHAPITRE II
De certains dont use le Seigneur
pour éveiller les ânes ; il semble qu’on n’ait rien à redouter, bien que
ce soit chose très élevée, et que ces faveurs soient grandes.
1 - Nous avons,
semble-t-il, bien délaissé le petit papillon, mais il n’en est rien, car ces
épreuves tendent à le faire voler plus haut. Commençons donc maintenant à
traiter de la façon dont l’époux se comporte à son égard, voyons comment, avant
de s’unir tout à fait à l’âme, il le lui fait bien désirer, par des moyens si
délicats qu’ils lui sont imperceptibles, et que je me crois incapable d’en
parler de manière à me faire comprendre sauf de celles qui sont passées par là ;
venues du plus profond de l’âme, ce sont des impulsions si délicates, si
subtiles, que je ne puis trouver de comparaison satisfaisante.
2 - C’est fort
différent de tout ce que nous pouvons obtenir ici-bas et même des joies
intérieures dont il a été parlé, car fréquemment, lorsque la personne est
distraite, sans même qu’elle songe à Dieu, il arrive que Sa Majesté l’éveille,
brusquement, comme passe une étoile filante, ou comme éclate un coup de
tonnerre, mais elle n’entend aucun bruit : l’âme comprend toutefois fort
bien que Dieu l’a appelée, elle le comprend même si bien que parfois, surtout
au début, elle frémit et gémit, quoique rien lui fasse mal. Elle ressent les
effets d’une blessure infiniment savoureuse, sans déceler toutefois comment
elle fut blessée, ni par qui ; elle reconnaît bien que c’est chose
précieuse et voudrait ne jamais guérir de cette blessure. Elle se plaint à son
Époux, parfois même à voix haute, avec des mots d’amour qu’elle ne peut retenir ;
elle comprend qu’il est présent, mais qu’il ne veut pas se manifester ni lui
permettre de jouir de sa compagnie. C’est une peine bien grande, mais
savoureuse et douce ; l’âme ne peut se refuser à la ressentir, jamais même
elle n’y consentirait. Elle y puise de bien plus grandes satisfactions que dans
le savoureux anéantissement, libre de toute peine, qu’est l’oraison de
quiétude.
3 - Je me morfonds du
désir de vous faire comprendre, mes sœurs, cette opération, et ne sais comment
m’exprimer. Il semble contradictoire de dire que l’Aimé fait clairement
comprendre qu’il est avec l’âme, et qu’il semble en même temps l’appeler par un
signe si réel qu’elle ne peut en douter, un sifflement si pénétrant, si
audible, que cette âme ne peut manquer de l’entendre, car il paraît évident que
lorsque l’Époux qui est dans la Septième Demeure parle ainsi, sans toutefois qu’il
s’agisse de paroles formulées, les gens qui se trouvent dans les autres
Demeures n’osent bouger, ni les sens, ni l’imagination, ni les puissances. Ô
mon Dieu tout- puissant, que vos secrets sont grands, et que les choses de l’esprit
diffèrent de tout ce qu’on peut voir et entendre ici-bas puisqu’il n’y a aucun
moyen d’expliquer cette faveur, pourtant si petite, quand on la compare à tout
ce que vous opérez de si grand dans les âmes !
4 - Son action sur l’âme
est si forte qu’elle s’anéantit de désir et ne sait que demander, car elle
croit percevoir clairement que son Dieu est avec elle. Vous allez me dire :
comprenant cela que peut-elle désirer, qu’est-ce qui peut la peiner ? Quel
plus grand bien veut-elle ? Je ne le sais ; je sais que cette peine
semble l’atteindre aux entrailles, et que lorsque celui qui la blesse arrache
la flèche, il semble vraiment les lui arracher aussi, si vif est l’amoureux
regret qu’elle éprouve. Je me demande si on ne pourrait pas dire que de ce
brasier ardent, qui est mon Dieu, une étincelle jaillit, touche l’âme, et lui
transmet sa flamme ardente ; c’est insuffisant pour la brûler, mais si
délectable qu’elle reste tout en peine, et il a suffi d’un contact pour
susciter cet effet ; telle est, me semble-t-il, la meilleure comparaison
que j’aie trouvée. Car cette douleur savoureuse, qui n’est pas une douleur, ne
dure pas ; s’il lui arrive de persister un long moment, elle peut aussi
disparaître au plus vite, selon ce que le Seigneur veut lui communiquer, car
nul moyen humain ne peut l’obtenir. Aussi, bien qu’elle dure parfois un moment,
elle disparaît et revient ; enfin, elle n’est jamais permanente, c’est
pourquoi elle n’embrase pas l’âme tout entière ; à peine l’étincelle
va-t-elle l’enflammer qu’elle s’éteint ; mais l’âme garde le désir de
souffrir à nouveau l’amoureuse douleur qu’elle lui a causée.
5 - Il n’y a pas lieu
de demander ici si cela provient de notre nature, si la cause en est la
mélancolie, ou les tromperies du démon, ou nos imaginations ; on perçoit
fort bien que ce mouvement provient du lieu même où se tient le Seigneur, qui
est immuable ; ces opérations ne ressemblent pas à d’autres dévotions, où
la torpeur des plaisirs spirituels peut susciter le doute. Ici, ni les sens ni
les puissances ne sont dans la torpeur, ils considèrent et s’interrogent,
impuissants à s’opposer à cette peine délectable comme à l’accroître,
incapables d’y échapper, me semble-t-il. Que celui à qui Notre-Seigneur
accorderait cette faveur, (il la reconnaîtra lorsqu’il lira ceci) lui rende
grâce ardemment, car il n’a pas à craindre d’être abusé ; qu’il ait grand
peur de répondre par de l’ingratitude à une si haute faveur, qu’il tâche de
servir et d’amender sa vie en toutes choses, il verra ce qui s’ensuit : il
recevra de plus en plus. Une personne à qui échut cette faveur vécut ainsi
plusieurs années, si satisfaite, que si elle avait dû servir le Seigneur au
milieu de grandes épreuves pendant des années infinies, elle se fût jugée bien
récompensée. Qu’il soit béni à jamais.
Amen !
6 - Il se peut que vous
objectiez : pourquoi y a-t-il plus de sécurité dans ces choses-là que dans
d’autres ? À mon avis, pour plusieurs raisons. Premièrement, jamais le
démon ne donne une peine aussi savoureuse que celle-là. Peut-être pourrait-il
donner une saveur, des délices, qui semblent spirituels ; mais joindre à
la peine, et à une si grande peine, la quiétude et le plaisir de l’âme, n’est
pas de son ressort ; tous ses pouvoirs sont extérieurs, et ses peines,
quand il en inflige, ne sont, à ce qu’il me semble, jamais savoureuses, ni
accompagnées de paix : elles inquiètent et suscitent la guerre.
Deuxièmement, parce que cette savoureuse tempête provient d’une région sur
laquelle il ne peut exercer son empire. Troisièmement, du fait des grands
bienfaits que cette faveur communique à l’âme ; ce sont, à l’ordinaire, le
désir de subir de nombreuses épreuves, la détermination accrue de s’éloigner
des contentements et conversations de la terre, et autres choses semblables.
7 - Il est très clair
qu’il ne s’agit pas d’imaginations, car si l’âme recherchait cette faveur, elle
ne pourrait la contrefaire. C’est chose si frappante qu’on ne peut s’en faire
aucune idée, (je précise, croire qu’on l’a quand on ne l’a point) ni en douter
quand on la reçoit ; au cas où quelque doute subsisterait, que l’âme sache
alors qu’il ne s’agit pas véritablement de ces élans dont j’ai parlé ; je
précise, au cas où elle se demanderait si elle les a éprouvés ou non, que l’âme
les perçoit aussi clairement que l’oreille entend un grand cri. Quant à la
mélancolie, c’en est fort éloigné ; la mélancolie ne fait et fabrique ses
idées que dans l’imagination ; ce dont nous parlons provient de l’intérieur
de l’âme. Il se peut que je me trompe, mais tant que je n’entendrai pas quelqu’un
qui connaisse cet état me donner d’autres explications, mon opinion ne variera
point ; une personne que je connais redoutait fort des illusions, mais
jamais elle n’a pu douter de cette forme d’oraison.
8 - Notre-Seigneur a
aussi d’autres façons d’éveiller l’âme : au moment le plus inattendu,
alors qu’on prie vocalement, distrait de toute chose intérieure, une flambée
délicieuse vous saisit, comme si un fort parfum se communiquait soudain à tous
les sens, (je ne dis pas que ce soit un parfum, ce n’est qu’une comparaison),
ou quelque chose de cette sorte, qui fait sentir que l’Époux est présent ;
l’âme s’émeut du désir savoureux de jouir de Lui, elle se trouve disposée à
accomplir de grandes actions et à louer Notre-Seigneur. Cette faveur naît de ce
que je viens d’évoquer ; mais ici rien ne fait de la peine, le désir même
de jouir de Dieu n’est pas pénible : voilà ce que l’âme éprouve d’ordinaire.
Ici non plus, il n’y a rien à redouter, ce me semble, pour quelques-unes des
raisons que j’ai dites ; mais tâcher de recevoir cette faveur avec les
actions de grâces.
CHAPITRE III
Suite du même sujet. Comment Dieu
parle a l’âme quand il le veut ; ce qu’il faut faire en cette
circonstance, et ne pas suivre son propre sentiment. À quels signes l’âme peut
constater que ce n’est pas un leurre, et quand c’en est un. Chapitre fort
utile.
1 - Dieu a une autre
manière d’éveiller l’âme ; bien que sous certains aspects cette faveur-ci
paraisse supérieure aux précédentes, elle peut être plus dangereuse, c’est
pourquoi je m’y arrêterai un peu. Il s’agit de paroles adressées à l’âme, de
diverses façons ; certaines semblent venir de l’extérieur, d’autres du
plus profond ou du plus haut de l’âme ; d’autres viennent de l’extérieur,
et elles sont si nettes que l’ouïe les distingue. Quelquefois, souvent même, ce
peut être une idée qu’on se fait, en particulier chez les personnes de faible
imagination, ou mélancoliques ; je précise : celles dont la
mélancolie est notoire.
2 - À mon avis, il ne
faut pas faire crédit à ces deux sortes de personnes, même quand elles disent
qu’elles voient et qu’elles entendent, ni les inquiéter en leur disant qu’il s’agit
du démon, mais les écouter comme des malades ; que la prieure ou le
confesseur à qui elles s’en ouvriraient leur disent de ne pas en faire cas, que
tel n’est pas le moyen substantiel de servir Dieu, que le démon a trompé nombre
de gens par ce moyen, bien que ce ne soit peut-être pas leur cas : cela
afin de ne pas ajouter à l’affliction où déjà leur humeur les incline. Si on
leur dit que c’est l’effet de la mélancolie, on n’en finira plus ; elles
jureront qu’elles voient et entendent, car elles ont cette impression.
3 - Il est vrai qu’il
faut avoir le soin de les priver de l’oraison, et obtenir autant que possible
qu’elles ne tiennent aucun compte de tout cela ; le démon utilise parfois
ces âmes malades, il ne leur nuit pas, à elles, mais à d’autres ; malades
et bien portantes doivent toujours redouter ces choses-là jusqu’à ce qu’on en
connaisse l’esprit. Je dis donc qu’il est préférable de les vaincre au début,
car si elles viennent de Dieu, elles n’en progresseront que mieux : l’épreuve
les renforce. Il en est ainsi, mais qu’on ne cherche pas à beaucoup opprimer l’âme,
ni à l’inquiéter, car, vraiment, elle n’en peut mais.
4 - Revenant, donc, à
mon premier sujet, celui des paroles dites à l’âme, quelle que soit la façon
dont elles se présentent, elles peuvent venir de Dieu, mais aussi du démon ou
de notre propre imagination. Je dirai, si cela m’est possible avec la faveur de
Dieu, à quels signes on les distingue, et dans quelles circonstances ces
paroles sont dangereuses. Car parmi les gens d’oraison, nombreuses sont les
âmes qui en entendent, et je voudrais, mes sœurs, que vous ne pensiez mal faire
ni en ne leur accordant aucun crédit, ni en leur en accordant ; quand
elles ne concernent que vous, soit qu’elles vous flattent, soit qu’elles vous
éclairent sur vos fautes, peu importe celui qui les dit, et même si c’est une
idée que vous vous faites, cela ne va pas loin. Je vous avertis de ceci :
même si elles proviennent de Dieu, ne vous croyez pas meilleurs de ce fait ;
il a beaucoup parlé aux pharisiens, et tout dépend du profit qu’on tire de ses
paroles ; ne faites pas plus cas de celles qui ne seraient pas très
exactement conformes aux Écritures que si vous les teniez du démon en personne ;
car même si elles sont nées de votre faible imagination, il faut les considérer
comme une tentation contre les choses de la foi, donc toujours y résister, afin
de les écarter ; et elles s’écarteront, car elles n’ont pas une grande
force.
5 - Pour en revenir à
ce que je disais au début, soit que les paroles viennent de l’intérieur ou de
la partie supérieure de l’âme, soit qu’elles viennent de l’extérieur, cela ne
signifie pas qu’elles ne viennent pas de Dieu. Les marques les plus certaines
qu’on puisse en avoir sont les suivantes. La première, et la plus sure, c’est
la puissance et l’empire qu’elles exercent : ces paroles sont des actes.
Je m’explique : l’âme se trouve au milieu des tribulations et de l’agitation
intérieures déjà décrites, dans l’obscurité de l’entendement et la sécheresse :
il lui suffit d’entendre un mot, rien que "n’aie pas de peine", pour
s’apaiser, libre de tout chagrin, dans une grande lumière ; cette peine s’évanouit,
alors qu’il lui semblait que si le monde entier et les hommes doctes tous
ensemble lui avaient donné des raisons de s’en délivrer, leurs efforts ne
seraient pas parvenus à soulager son affliction. Elle est affligée, pleine de
craintes parce que son confesseur, et d’autres personnes avec lui, lui ont dit
que son esprit provient du démon ; mais il suffit qu’on lui dise la parole :
"C’est moi, n’aie pas peur", pour que tout se dissipe ; elle est
parfaitement consolée, persuadée que personne ne pourrait lui faire croire qu’il
en est autrement. De même lorsqu’elle est fort en peine d’affaires graves, dont
elle ignore ce qu’il en adviendra, elle entend qu’elle doit se calmer, que tout
réussira. Elle se retrouve dans la certitude, sans nulle peine. Et il en est ainsi
de beaucoup d’autres choses (voir Autobiographie, chap. 25).
6 - Second signe :
l’âme se retrouve dans une grande quiétude, dans un recueillement fervent et
apaisé, prête à louer Dieu. Ô Seigneur ! Si le mot que vous nous faites
dire par l’une de vos pages (puisqu’à ce qu’on dit, du moins dans cette
Demeure, ce n’est pas le Seigneur lui-même qui parle, mais un ange), a un tel
pouvoir, qu’en sera-t-il pour l’âme liée d’amour avec Vous, et Vous avec elle ?
7 - Troisième signe :
ces paroles ne s’effacent pas de la mémoire avant fort longtemps, et certaines
ne s’effacent jamais, alors que nous oublions celles que nous entendons ici-bas ;
je précise : celles que les hommes nous ont dites ; pour graves et
doctes qu’ils soient, leurs paroles ne se gravent pas aussi profondément dans
la mémoire, et s’il s’agit de choses futures, nous n’y ajoutons pas la même foi ;
mais la parole de Dieu nous insuffle une immense certitude, et même lorsqu’il s’agit
de choses qui semblent si impossibles que l’âme ne peut s’empêcher d’en douter,
de se demander si elles se réaliseront oui ou non, l’entendement hésite un peu,
mais l’âme elle-même est pleine d’une certitude invincible, même si tout semble
contredire ce qu’elle a entendu ; les années passent, rien ne peut l’empêcher
de penser que Dieu usera de moyens incompréhensibles aux hommes, mais que cela
s’accomplira enfin ; et cela s’accomplit. Pourtant, comme je l’ai dit,
elle n’en souffre pas moins lorsqu’elle voit de nombreux obstacles ; ce qu’elle
a entendu est loin dans le temps, l’action de Dieu, la certitude qu’elle eue
sur le moment que cela venait de Lui, se sont émoussées, les doutes
apparaissent, elle se demande si ce ne fut pas le démon, ou son imagination.
Mais sur le moment elle n’a aucun doute, mais elle mourrait pour cette vérité.
Toutefois, comme je le dis, que ne fera le démon à l’aide de ces imaginations
qu’il suggère pour affliger et effrayer l’âme ! En particulier s’il s’agit
d’une affaire dont on présume qu’elle sera pour le grand bien des âmes, une œuvre
pour l’honneur de Dieu, pour son service et qui présente de sérieuses
difficultés. Le moins qu’il fasse c’est d’affaiblir la foi, et il est fort
nuisible de ne pas croire Dieu assez puissant pour accomplir des œuvres que
notre entendement n’entend pas.
8 - Au milieu de tous
ces combats, malgré tant de gens qui disent à cette personne elle-même que c’est
de l’absurdité, (c’est-à-dire les confesseurs avec qui elle traite de ces
choses), malgré tous les revers qui devraient lui faire admettre que ces
prédictions sont irréalisables, il lui reste je ne sais où une étincelle d’espérance
si vive que même si tous les autres espoirs étaient morts, il lui serait
impossible, le voudrait-elle, d’admettre que cette certitude n’est pas vivante.
Et enfin, comme je l’ai dit, la parole du Seigneur s’accomplit, la satisfaction
et l’allégresse de l’âme sont telles qu’elle ne cesse de louer Sa Majesté d’avoir
vu s’accomplir ce qu’Elle lui avait promis, plus encore que de l’œuvre
elle-même, bien qu’elle soit d’une grande importance pour elle.
9 - Je ne sais à quoi
tient le prix que l’âme accorde à la vérité de ces paroles ; elle
regretterait moins d’être prise en flagrant délit de mensonge, comme si elle y
pouvait quelque chose, alors qu’elle ne répète que ce qui lui est dit. Certaine
personne, à ce sujet, évoquait souvent Jonas, prophète, qui craignait que
Ninive ne soit pas détruite. Enfin, puisque l’esprit est de Dieu, il est juste
de désirer fidèlement qu’on ne lui attribue aucune fausseté, à Lui qui est là
suprême vérité. L’allégresse est donc vive quand, après mille traverses, elle
voit s’accomplir des choses d’une extrême difficulté ; même si de grandes
épreuves doivent s’ensuivre pour cette personne, elle préfère de beaucoup les
subir plutôt que d’admettre que ce que le Seigneur lui a dit, et qu’elle croit
vrai, puisse ne pas s’accomplir. Tout le monde n’a peut-être pas cette
faiblesse, si c’en est une, car je ne puis y voir du mal et la condamner.
10 - Si les paroles
entendues naissent de l’imagination, on ne remarque aucun de ces signes :
ni certitude, ni paix, ni joie intérieure ; il pourrait advenir, et je
connais quelques personnes dans ce cas, qu’étant fort absorbées dans l’oraison
de quiétude et le sommeil spirituel (celles qui sont faibles de complexion, ou
d’imagination, ou pour je ne sais quelle cause, sont vraiment si hors d’elles,
dans ce grand recueillement, qu’elles perdent tout contrôle extérieur, tous les
sens sont endormis, comme chez une personne qui dort, et peut-être même
sont-elles ainsi, somnolentes), elles croient entendre parler comme en songe,
elles croient même voir des choses, et elles pensent que cela vient de Dieu, et
elles en négligent les effets, enfin, comme s’il s’agissait d’un songe. Il peut
se faire aussi qu’alors qu’elles demandent quelque chose à Notre-Seigneur
affectueusement, elles croient qu’on leur répond ce qu’elles voulaient ;
cela se produit quelquefois. Quiconque aurait la grande expérience des paroles
de Dieu ne pourrait, ce me semble, s’y tromper ; cela provient de l’imagination.
11 - Le démon est plus
redoutable. Mais les signes exposés peuvent assurer qu’il s’agit de Dieu ;
toutefois, si la chose qu’on vous dit est grave et que vous deviez vous-mêmes
vous mettre à l’œuvre, ou si les affaires d’une autre personne sont en cause,
ne faites jamais rien sans l’avis d’un confesseur avisé, docte, et serviteur de
Dieu ; cela ne doit pas vous effleurer l’esprit, même si de mieux en mieux
informée, il vous paraît clair que cela vient de Dieu ; car c’est ce que
veut Sa Majesté. Ainsi, vous ne vous refuserez pas à faire ce que Dieu ordonne,
puisqu’il nous a dit de considérer le confesseur comme son représentant, et là
on ne peut douter que ce soient ses paroles ; elles fortifieront notre
courage, si l’affaire est difficile, Notre-Seigneur en donnera au confesseur,
il lui fera admettre quand il le voudra que c’est son Esprit, sinon, nous ne
sommes obliges à rien. Agir autrement, suivre moindrement notre propre
sentiment, j’estime cela très dangereux ; je vous adjure donc, mes sœurs ;
au nom du Seigneur : que cela ne vous arrive jamais.
12 - Le Seigneur parle
encore à l’âme d’une autre façon que j’estime pour ma part fort vraie, dans
certaine vision intellectuelle que je décrirai plus loin. C’est au si intime de
l’âme, on croit si clairement entendre ces paroles du Seigneur lui-même avec l’ouïe
de l’âme, et si secrètement, que les effets mêmes de la vision rassurent, et
assurent que le démon ne peut intervenir ici. Les grands effets qui s’ensuivent
permettent de le croire ; du moins est-il certain que cela ne procède pas
de l’imagination, et puis, tout bien considère, l’âme peut toujours avoir cette
certitude, pour plusieurs raisons. La première, la clarté des paroles est bien
différente ; elles sont si claires que s’il manquait une syllabe dans ce
que l’âme a entendu, elle s’en souviendrait, et avec quel ton ce fut dit, même
si la phrase était longue ; l’élocution ne serait pas aussi claire, ni les
paroles aussi distinctes si cela venait de l’imagination, mais comme entendues
dans une sorte de rêve.
13 - La seconde :
souvent, on était bien éloigné de penser à ce qu’on a entendu, c’est survenu à
l’improviste, et même au milieu une conversation ; toutefois, c’est
souvent la réponse à une idée qui traverse soudain notre pensée, ou à laquelle
on a pensé naguère ; mais souvent aussi il s’agit de choses dont on ne se
rappelle point qu’elles devaient être ni qu’elles seraient, l’imagination ne
peut donc pas les avoir fabriquées pour que l’âme commette l’erreur de s’engouer
de ce qu’elle n’a pas désiré, ni voulu, ni connu.
14 - La troisième :
lorsqu’il s’agit de Dieu, on est comme quelqu’un qui entend, et lorsqu’il s’agit
de l’imagination, comme quelqu’un qui compose peu à peu ce qu’il veut lui-même
qu’on lui dise.
15 - La quatrième :
les paroles sont fort différentes dans les deux cas ; une seule suffit à
faire comprendre beaucoup de choses que notre entendement ne pourrait composer
si rapidement.
16 - La cinquième :
ces paroles, souvent, par des moyens que je ne saurais expliquer, font
comprendre beaucoup plus de choses que ne l’implique leur sens exact. Je m’étendrai
ailleurs sur cette manière de comprendre, c’est chose très délicate, et qui
incite à louer Notre-Seigneur. Cette manière-là, ces différences, ont troublé
certaines personnes, (en particulier l’une d’elles qui en a l’expérience, et il
doit y en avoir d’autres), elles ne parviennent pas a se ressaisir ; je
sais que celle dont je parle a considéré attentivement cette situation, car le
Seigneur lui fait très souvent cette faveur ; au début, elle se demandait
si elle n’imaginait pas tout cela, et elle doutait. Car on a plus vite fait de
déceler l’action du démon, malgré ses ruses qui savent bien contrefaire l’esprit
de lumière ; il dit très clairement les paroles, ce me semble, on ne peut
douter de les avoir entendues, tout comme lorsque c’est l’esprit de vérité qui
intervient ; mais il ne peut contrefaire les effets que j’ai cités, ni
laisser l’âme dans une telle paix, dans une telle lumière : il sème l’inquiétude
et l’agitation. Il ne peut guère nuire et ne fait même aucun mal si l’âme est
humble et si, comme je l’ai dit, elle ne fait pas un geste pour rien exécuter,
quoi qu’elle ait entendu.
17 - Si elle reçoit des
faveurs et des régals du Seigneur, qu’elle observe attentivement si, de ce
fait, elle se sent meilleure ; si elle n’est pas d’autant plus confuse que
la parole est plus flatteuse, il lui faut croire qu’il ne s’agit pas de l’esprit
de Dieu. Lorsque c’est Lui, il est très certain que plus la faveur est grande,
plus l’âme se méprise, plus elle se rappelle ses péchés, plus elle oublie ses
progrès, plus elle applique sa volonté et sa mémoire à ne vouloir que l’honneur
de Dieu, sans songer à son profit personnel, plus elle redoute de se détourner
moindrement de Sa volonté, et plus elle est sûre de n’avoir jamais mérité ces
faveurs, mais l’enfer. Si toutes les choses et les grâces qu’elle reçoit dans l’oraison
produisent ces effets, que l’âme ne s’effraie point, qu’elle ait confiance en
la miséricorde du Seigneur, il est fidèle, et il ne permettra pas au démon de
la tromper, bien qu’il soit toujours séant de garder des craintes.
18 - Il est possible
que celles que le Seigneur ne conduit pas par cette voix imaginent que ces âmes
pourraient ne pas écouter ces paroles qui leur sont dites, et si les paroles
sont intérieures, s’en distraire de manière à ne pas les entendre, dans l’espoir
d’éviter ces dangers. Je réponds à cela que c’est impossible. Je ne parle pas
des paroles que nous imaginons, le remède est alors de moins désirer certaines
choses, et de refuser de tenir compte des idées que nous nous faisons. C’est
inutile dans ce cas-ci, car l’esprit qui parle immobilise lui-même toutes les
autres pensées, il oblige à prêter attention à ce qu’il dit, il serait plus
facile à une personne qui entend fort bien de ne pas comprendre ce que dit
quelqu’un qui parlerait à grands cris : elle pourrait ne pas y prendre
garde, fixer sa pensée et son entendement sur autre chose, mais dans le cas qui
nous occupe, ce n’est pas faisable. Elle n’a pas d’oreilles à boucher, ni de
forces pour penser, sauf à ce qu’on lui dit, et sous aucun prétexte ; car
celui qui à la demande de Josué (je crois que c’était lui), immobilisa le
soleil, peut immobiliser les puissances et toutes nos facultés intérieures, et
l’âme voit bien qu’un Seigneur plus grand qu’elle gouverne son château, et elle
lui manifeste sa fort grande dévotion et son humilité. Il n’y a donc aucun
moyen de l’éviter. Plaise à la divine Majesté de nous donner le moyen de ne
chercher qu’à la contenter, dans l’oubli de nous-mêmes, comme je l’ai dit. Amen ! Plaise à Elle que je sois
parvenue à faire comprendre ce que je souhaitais, et que cet avis soit utile
aux âmes à qui cela arriverait.
CHAPITRE IV
De l’état d’oraison où Dieu
suspend l’âme dans le ravissement, ou l’extase, ou le rapt, qui sont, à son
avis, une seule et même chose. Du grand courage qui lui est nécessaire pour
recevoir de hautes faveurs de Sa Majesté.
1 - Au milieu des
choses que j’évoque, épreuves et autres, comment le pauvre petit papillon
pourrait-il rester en repos ? Tout l’incite à désirer plus vivement jouir
de l’époux ; et Sa Majesté, qui connaît notre faiblesse, use de tout cela
pour disposer son courage à s’unir à un si grand Seigneur et à le prendre pour
Époux.
2 - Vous allez rire de
ce que je dis, et estimer que c’est folie ; n’importe laquelle d’entre
vous jugera que ça n’est pas nécessaire, et qu’il n’est femme de basse origine
qui n’ait le courage d’épouser le roi. Je suis de cet avis quant au roi de la
terre, mais quant au roi du ciel, il en faut, je le répète, plus que vous ne le
pensez ; car notre nature est bien timide et basse devant quelque chose d’aussi
grand, et je tiens pour certain que si Dieu n’y pourvoyait, malgré tout ce que
vous voyez, ou tous les avantages qui s’ensuivent, ce serait impossible. Vous
allez donc voir ce que fait Sa Majesté pour conclure ces fiançailles, et j’entends
que c’est dans ce but qu’Elle donne des ravissements qui font perdre le sens ;
car sans être hors de sens, si l’âme se voyait si proche de cette haute
Majesté, il lui serait d’aventure impossible de continuer à vivre. Cela s’entend
des vrais ravissements, et non de ces faiblesses de femmes, comme nous en avons
par ici, où tout nous semble ravissement et extase. Comme je crois l’avoir bien
dit, il est des natures si faibles qu’elles se meurent d’une heure d’oraison.
Je veux exposer ici plusieurs des formes de ravissement dont j’ai été informée,
(j’ai eu des rapports avec tant de personnes spirituelles), sans être toutefois
certaine d’y réussir, comme ce fut le cas lorsque j’ai écrit ailleurs sur ce
sujet (Autobiographie, chap. 20) et pour certaines des choses dont je
parle ici ; pour diverses raisons, il semble n’y avoir aucun inconvénient
à en reparler, ne serait-ce que pour qu’on trouve ici, ensemble, toutes les
Demeures.
3 - Dans l’une de ces
formes de ravissement, lorsque l’âme qui n’est peut-être pas en oraison, est
touchée par une parole de Dieu qu’elle se rappelle ou qu’elle entend, il semble
que Sa Majesté, de l’intérieur de l’âme, exalte l’étincelle que nous avons
évoquée, émue de pitié d’avoir vu cette âme souffrir si longtemps de désir ;
alors, embrasée tout entière comme l’oiseau Phénix elle est renouvelée, et on
peut croire pieusement que ses fautes lui sont pardonnées : cela s’entend
dans les dispositions voulues et avec les moyens à portée de cette âme, que l’Église
enseigne Ainsi purifiée, le Seigneur l’unit à Lui, sans que personne ne s’en
avise, sauf eux deux ; l’âme elle-même ne s’en avise point de manière à
pouvoir en parler par la suite, bien qu’elle n’ait pas intérieurement perdu le
sens ; cela ne saurait se comparer à un évanouissement, ni a une syncope,
où tout sentiment intérieur ou extérieur est aboli.
4 - Il m’apparaît que
dans ces cas l’âme est plus éveillée que jamais aux choses de Dieu, plus
éclairée dans la connaissance de Sa Majesté. Cela peut sembler impossible ;
alors que les puissances et les sens sont si absorbés qu’on peut les dire morts
comment peut-on entendre qu’ils comprennent ce secret ? Nul n’en sait
rien, ni moi, ni peut-être aucune créature, le Créateur seul le sait, ainsi que
bien d’autres choses qui se manifestent dans cet état, c’est-à-dire dans ces
deux Demeures ; car on pourrait bien parler conjointement de ces deux
Demeures, il n’y a pas entre l’une et l’autre de porte fermée. Mais puisqu’il
se passe dans la dernière des choses qui ne se sont pas manifestées à ceux qui
n’y sont pas encore parvenus, j’ai préféré les séparer.
5 - Lorsque le Seigneur
juge bon de communiquer à l’âme ravie certains secrets, ou certaines choses du
ciel, ou des visions imaginaires (sur les vision imaginaire et intellectuelle,
voir (Autobiographie, chap. 28), elle peut ensuite en faire le récit ;
cela reste gravé dans sa mémoire de telle manière que jamais elle ne l’oublie.
Mais quand ce sont des visions intellectuelles, elle est incapable de rien en
dire ; à ce degré, certaines doivent être si élevées qu’il ne convient pas
que ceux qui vivent sur terre les comprennent et en parlent ; toutefois,
une personne qui a le sain usage de ses sens peut décrire ici-bas beaucoup de
ces visions intellectuelles. J’en parlerai en temps voulu, puisque l’ordre m’en
fut donné par quelqu’un qui a autorité pour cela ; bien qu’il paraisse
présomptueux de le croire, ce sera peut-être utile à quelques âmes.
6 - Mais, me
direz-vous, si ces âmes ne gardent aucun souvenir des si hautes faveurs que le
Seigneur leur accorde alors, quel profit y trouvent-elles ? Ô mes filles !
Il est si grand qu’on ne le dira jamais assez ; car bien qu’elles soient
indescriptibles, elles se gravent fortement au plus intime de l’âme, on ne les
oublie jamais. Mais si aucune image ne les accompagne et si les puissances ne
les comprennent point, comment peut-on se les rappeler ? Je ne le
comprends pas moi-même ; mais je comprends que certaines vérités sur la
grandeur de Dieu sont si fortement fixées dans ces âmes que même si la foi ne
leur disait qui il est, avec l’obligation d’y croire pour l’Amour de Dieu,
elles adoreraient en lui cette grandeur à partir de cet instant, comme Jacob quand
il vit l’échelle ; il dut saisir alors d’autres secrets qu’il ne sut
répéter ; la vue d’une échelle par laquelle descendaient et montaient des
anges n’eût pas suffi à lui faire comprendre de si grands mystères, sans un
surcroît de lumières intérieures.
7 - Je ne sais si je m’exprime
bien, car bien que j’en aie entendu parler, j’ignore si mes souvenirs sont
exacts. Moïse lui non plus n’a pas su dire tout ce qu’il avait vu dans le
buisson, mais uniquement ce que Dieu lui permit de révéler. Mais si Dieu n’avait
pas communiqué à son âme des secrets, s’il ne lui avait pas octroyé la
certitude de voir et de croire que cela venait de Dieu, il n’aurait pas tant
entrepris, au prix de si grandes épreuves ; il dut découvrir au milieu des
épines de ce buisson de fort grandes choses qui lui donnèrent le courage de
faire ce qu’il fit pour le peuple d’Israël. Donc, mes sœurs, nous n’avons pas à
chercher des raisons de comprendre les choses cachées de Dieu, mais puisque
nous croyons en sa puissance, nous devons croire, c’est clair, que le ver de
terre que nous sommes, dont la puissance est si limitée, est incapable de
concevoir ses grandeurs. Louons-le vivement de consentir à nous en faire
comprendre quelques-unes.
8 - Je désirerais
trouver une comparaison qui éclaire un peu ce que je dis, je crains qu’il n’y
en ait pas de bonne, mais donnons celle-ci : vous pénétrez dans l’appartement
d’un roi ou d’un grand Seigneur, ce qu’on appelle, ce me semble, un salon, où
on trouve en nombre infini, toutes sortes de verreries, de poteries et beaucoup
de choses, disposées en si bel ordre qu’on les voit presque toutes en y
entrant. On m’a introduite un jour dans l’une de ces salles chez la Duchesse d’Albe,
(où sur les instances de cette dame, l’obéissance m’avait commandé de demeurer
au cours d’un voyage) ; ébahie, en y pénétrant, je me demandais a quoi
pouvait servir cette foule d’objets, tout en considérant qu’on pouvait louer le
Seigneur de voir une telle variété de choses, et il est amusant de constater
combien cela m’est utile pour ce que j écris ; j’y passais un moment, mais
il y avait tant à voir que j’oubliais tout immédiatement et que je ne gardais
le souvenir d’aucune de ces pièces ; je ne saurais pas plus décrire leur
facture que si je ne les avais jamais vues. Il en est de même lorsque,
introduite dans cet appartement du ciel empyrée que nous devons avoir à l’intérieur
de nos âmes, l’âme ne fait qu’un, très intimement, avec Dieu, (puisque Dieu est
dans l’âme, il est clair qu’il y a dans l’âme une de ces Demeures). Toutefois
lorsque l’âme est ainsi, en extase, le Seigneur ne doit pas toujours lui
permettre de pénétrer ces secrets, (elle est d’ailleurs si occupée à jouir de
lui que ce bonheur lui suffit), mais il lui permet parfois de se ranimer, et de
voir soudain ce qu’il y a dans cet appartement. Revenue à elle, elle garde donc
l’image des grandeurs quelle a vues ; elle ne peut néanmoins en décrire
aucune, sa nature ne se hausse pas au-delà de ce que Dieu a voulu lui montrer
surnaturellement.
9 - Suis-je donc en
train de confesser ce qui a été vu, et qu’il s agit d’une vision imaginaire ?
Je ne veux rien dire de semblable, cela n’est pas mon objet, mais la vision
intellectuelle ; je manque d’instruction, mon ignorance est incapable de
rien exprimer ; si je me suis bien expliquée à propos de cette oraison, je
comprends clairement que ce n’est pas de mon propre chef. Pour moi, je suis d’avis
que lorsque l’âme à qui Dieu accorde ces ravissements ne pénètre que certains
de ces secrets, ce ne sont pas des ravissements, mais quelque faiblesse
naturelle ; car il se peut que des personnes de faible complexion, et c’est
notre cas à nous, femmes, surmontent la nature par une certaine force d’esprit,
et restent absorbées, comme je crois l’avoir dit à propos de l’oraison de
quiétude. Cela n’a rien de commun avec le ravissement ; lorsque c’en est
un, croyez-le, Dieu dérobe l’âme tout entière, elle est sa propre chose, et en
tant que telle, désormais, son Épouse, il lui montre peu à peu quelque petite
parcelle du royaume qu’elle a mérité, en tant qu’épouse ; si petite
soit-elle, tout est abondance dans ce grand Dieu, et il ne permet à personne de
l’entraver, ni aux puissances, ni aux sens ; il donne l’ordre immédiat de
fermer les portes de toutes ces Demeures, celle où il réside reste seule ouverte
pour nous y introduire. Bénie soit une si grande miséricorde ; ceux qui ne
voudraient pas en profiter, et qui perdraient ce Seigneur, seront maudits à
juste titre.
10 - Ô mes sœurs !
ce que nous quittons n’est rien, ni tout ce que nous faisons, ni tout ce que
nous pourrions faire pour un Dieu qui consent ainsi à se donner à un ver de
terre ! Puisque nous espérons jouir de ce bien dès cette vie même, que
faisons-nous ? À quoi nous arrêtons-nous ? Est-il rien d’assez grand
pour nous distraire un instant de chercher ce Seigneur, comme le faisait l’épouse,
dans les rues et sur les places ? Oh ! tout au monde est moquerie qui
ne nous rapproche de cela et ne nous aide pas à le rejoindre, même si délices,
richesses, joies, tout ce qu’on peut imaginer, devaient durer toujours !
Tout est dégoût, ordure, en comparaison des trésors dont nous devons jouir à
jamais ! Et cela même n’est rien, comparé au seul fait de posséder le
Seigneur de tous les trésors, ceux du ciel et de la terre.
11 - Ô aveuglement
humain ! Jusques à quand, jusques à quand, attendrons-nous qu’on retire
cette poussière de nos yeux ? Elle ne semble pas abonder parmi nous au
point de nous aveugler tout à fait, mais je vois cependant de petits grains, de
petits graviers, qui suffiront à nous faire grand tort, si nous les laissons s’accumuler ;
pour l’amour de Dieu, mes sœurs, servons-nous de ces fautes pour connaître
notre misère, qu’elles épurent notre vue, comme le fit la boue pour l’aveugle
qu’a guéri notre Époux (Jn 9,6-7) ; à nous voir, donc, si
imparfaites, supplions le d’autant plus vivement d’extraire le bien de nos
misères, pour contenter Sa Majesté en toutes choses.
12 - Je me suis
beaucoup écartée de mon sujet par inadvertance. Pardonnez-moi, mes sœurs, et
croyez que lorsque j’approche des grandeurs de Dieu, c’est-à- dire, lorsque j’en
parle, je ne puis retenir de vives plaintes : je vois ce que nous perdons
par notre faute. Car bien que le Seigneur donne ces choses à qui il veut, si
nous aimions Sa Majesté comme Elle nous aime, Elle nous les donnerait à nous
tous. C’est son unique désir, trouver à qui donner, et ses richesses ne
diminuent pas pour autant.
13 - Pour en revenir,
donc, à ce que je disais, l’Époux ordonne la fermeture des portes des Demeures,
et même celles du château et de l’enceinte ; car lorsqu’il veut enlever
cette âme, et la ravir, elle perd la respiration, et même si elle garde un peu
plus longtemps l’usage des sens, il lui est totalement impossible de parler ;
mais parfois, aussi, tout s’interrompt soudain, les mains et le corps se
refroidissent à tel point qu’elle croit être privée d’âme, et qu’il arrive même
qu’on ne perçoive plus son souffle. C’est bref, et je le précise : cet
état-là est bref ; car dès que ce grand ravissement se relâche, le corps
semble se ressaisir un peu, il reprend haleine pour mourir à nouveau et donner
à l’âme un supplément de vie ; et pourtant, cette grande extase ne dure
pas longtemps.
14 - Lorsqu’elle a
cessé, il arrive néanmoins que la volonté reste si absorbée et l’entendement si
égaré, pendant des jours et encore des jours, que cette âme semble incapable de
rien comprendre de ce qui n’éveille pas la volonté et l’incite à aimer ;
elle est toutefois fort éveillée à l’amour, mais endormie s’il s’agit d’affronter
les créatures et de s’y attacher.
15 - Quand l’âme
revient tout à fait à elle, oh ! quelle confusion est la sienne, quel
immense désir elle a de s’employer au service de Dieu, de quelque façon il
veuille l’utiliser ! Si les effets des états d’oraison précédents sont
comme je les ai décrits, que peut-il s’ensuivre d’une faveur aussi grande que
celle-là ? Je voudrais vivre mille vies pour les vouer toutes au service
de Dieu, et que toutes choses sur terre se transforment en langues pour le
louer. Le désir de faire pénitence est immense : on n’y a guère de mérite,
la force de l’amour est telle que l’âme ne se ressent guère de tout ce qu’elle
fait, elle voit clairement que les tourments qu’enduraient les martyrs étaient
peu de chose, car avec cette aide de Notre-Seigneur, tout devient facile ;
ces âmes, donc, se plaignent à Sa Majesté quand elles n’ont pas l’occasion de
souffrir.
16 - Quand Sa Majesté
leur fait cette faveur en secret, elles l’estiment à sa très haute valeur ;
mais quand plusieurs personnes en sont témoin, elles sont si confuses, si
honteuses, que leur âme, en quelque sorte, se vide du bonheur dont elle a joui,
tant elle est soucieuse, affligée, de ce que les gens penseront de ce qu’ils
ont vu. Elles connaissent la malice du monde, et comprennent que d’aventure on
ne l’attribuera pas à qui de droit, et au lieu d’y trouver une occasion de
louer le Seigneur, ce sera peut-être un sujet de médisances. Sous certains
aspects, cette peine et cette confusion me semblent un manque d’humilité, mais
cela ne dépend plus de leur volonté ; en effet, si cette personne souhaite
le blâme, que lui importe ? Comme l’a dit Notre-Seigneur à quelqu’un qui s’affligeait
ainsi : "Ne te mets pas en peine, puisqu’ils doivent soit me louer,
Moi, soit médire de toi ; et quoi qu’on dise, tu y gagnes (Autobiographie,
chap. 31)." J’ai su plus tard que ces paroles avaient beaucoup
encouragé et soutenu cette personne ; je les rapporte ici, au cas où l’une
de vous connaîtrait pareille affliction. Notre-Seigneur semble vouloir que tout
le monde comprenne que cette âme est déjà sienne, et que personne n’a le droit
d’y toucher. Qu’on s’attaque à son corps, à son honneur, à ses biens, à la
bonne heure : tout contribuera à honorer Sa Majesté ; mais quant à l’âme,
point ; si elle ne s’éloigne pas de son Époux par une outrecuidance fort
coupable, il la protégera contre le monde entier, et même contre tout l’enfer.
17 - Je ne sais si j’ai
réussi à faire comprendre ce qu’est le ravissement ; tout dire est
impossible, comme je l’ai signalé, mais je sens qu’on ne perd rien à s’y
essayer, pour faire comprendre en quoi il consiste ; car il diffère
beaucoup, par ses effets, des ravissements feints. Si j’emploie le mot
"feints", ce n’est pas que la personne qui les a veuille tromper,
mais elle est trompée. Et lorsque les signes et les effets ne sont pas
conformes à une si haute grâce, on la diffame à tel point qu’en conséquence, et
avec juste raison, on ne croira plus celles à qui le Seigneur l’accorde. Qu’il
soit à jamais béni et loué. Amen, amen !
CHAPITRE V
Suite du même sujet. Comment Dieu
élève l’âme, par un rapt de l’esprit différent de ce qui a été décrit. Pourquoi
le courage est nécessaire. De cette savoureuse faveur qu’accorde le Seigneur.
Enseignement fort profitable.
1 - Il est une autre
sorte de ravissement, ou vol de l’esprit dis-Je à ma façon ; car bien qu’en
substance ce soit la même chose, le sentiment intérieur est fort différent.
Parfois, on sent soudain un mouvement de l’âme si accéléré que l’esprit semble
emporté à une vélocité qui fait grand peur, particulièrement dans les débuts ;
c’est pourquoi je vous disais que ceux à qui Dieu accorde ces grâces doivent
avoir beaucoup de courage, de la foi, de la confiance, et être pleinement
résignés à laisser Notre-Seigneur faire de l’âme ce que bon lui semble.
Croyez-vous que la personne, qui en pleine possession de ses sens, sent son âme
emportée soudain, puisse n’être qu’à peine troublée ? Nous avons même lu
que le corps suit parfois, sans savoir où il va, qui l’emporte, ni comment ;
car au début de ce mouvement momentané, on n’est pas tellement certain qu’il
vienne de Dieu.
2 - N’y a-t-il aucun
moyen d’y résister ? Aucun ; ce serait même pire. Certaine personne m’a
dit que Dieu semble vouloir faire comprendre à l’âme qui s’est remise en ses
mains et s’est donnée à Lui si souvent et si sincèrement tout entière avec une
volonté totale, qu’elle ne s’appartient plus, et il la ravit dans un élan
encore plus impétueux ; cette personne avait décidé d’être comme la paille
que l’ambre soulève, comme vous l’aurez remarqué, et de s’abandonner dans les
mains de Celui qui, dans sa toute-puissance, sait que la plus grande sagesse
est de faire de nécessite vertu. Et parce que j’ai parlé de la paille, la
vérité est qu’avec la même facilité qu’un géant peut ravir une paille, notre
grand et puissant géant ravit l’esprit.
3 - Cela évoque ce
bassin dont nous avons parlé, dans la quatrième Demeure, ce me semble
(Quatrième Demeures, chap. 2 et 3), qui avec une telle douceur sans aucun
frémissement, s’emplissait ; mais ici, ce grand Dieu qui retient les
sources des eaux et qui ne permet pas à la mer de sortir de ses limites,
déchaîne les sources qui alimentent ce bassin ; dans un élan impétueux,
une vague se soulève, si puissante qu’elle élève sur les hauteurs cette nacelle
qu’est notre âme. Et de même qu’une nacelle ne peut lutter, que le pilote et
tous ceux qui la gouvernent sont impuissants à la maintenir où ils le veulent
au milieu des vagues en furie, l’âme peut encore moins arrêter où elle le veut
son mouvement intérieur, ni obtenir que ses sens et ses puissances fassent
autre chose que ce qui leur est commandé. Quant à l’extérieur, on n’en fait ici
aucun cas.
4 - Vraiment, mes sœurs,
rien que d’écrire cela, je m’émerveille de voir se montrer la grande puissance
de ce grand Roi et Empereur : que sera-ce de ceux qui le vivent ! M’est
avis que si Sa Majesté se découvrait à ceux qui errent en ce monde et s’y
perdent comme elle se découvre à ces âmes, par crainte, à défaut d’amour, elles
n’oseraient plus l’offenser. Mais, oh ! que celles qui ont été instruites
sur de si hauts chemins ont donc le devoir de chercher de toutes leurs forces à
ne pas fâcher ce Seigneur ! Pour l’amour de Lui, je vous supplie, mes sœurs,
vous, à qui Sa Majesté aurait accordé cette faveur ou des grâces semblables de
veiller à ne pas vous contenter de recevoir. Considérez que quiconque doit
beaucoup devra beaucoup payer.
5 - Ici encore il faut
un grand courage, car cela effraie vivement. L’âme à qui Notre-Seigneur n’en
donnerait point vivrait dans une grande affliction ; la vue de ce que Sa
Majesté fait d’elle, suivie d’un retour sur elle-même, lui prouverait qu’elle n’est
guère capable de faire ce qu’elle doit, le peu qu’elle fait lui paraîtrait
plein de fautes, de failles, de faiblesses ; pour ne pas penser aux
imperfections de son œuvre, si tant est qu’elle en fasse, elle préfère tâcher d’oublier, :
et se cacher dans la miséricorde de Dieu ; puisqu’elle n’a pas de quoi
payer, que Sa pitié et Sa miséricorde à l’égard des pécheurs y suppléent.
6 - Peut-être lui
répondra-t-il comme à une personne qui se tenait devant un crucifix, fort
affliger, considérant qu’elle n’avait jamais rien eu à donner à Dieu, ni quoi
que ce soit à quitter pour lui. Pour la consoler, le Crucifié lui-même lui dit
qu’il lui donnait toutes les douleurs et toutes les épreuves qu’il avait
souffertes dans sa passion ; elle pouvait se les approprier, pour les
offrir à son père. (Sainte Thérèse reçut cette faveur à Séville en 1575 ou 76.
Vois Faveur de Dieu.) Ce fut pour cette âme un tel réconfort, elle se
vit si riche, m’a-t-elle dit, qu’elle n’a jamais pu l’oublier ; elle se le
rappelle même chaque fois qu’elle voit sa misère, et se retrouve fortifiée,
consoler. Je pourrais évoquer certaines choses comme celle-là, j’ai connu tant
de personnes saintes et vouées à l’oraison que j’en sais un grand nombre ;
j’y résiste pour que vous ne pensiez pas qu’il s’agit de moi. Ce que je viens
de vous dire me semble fort propre à vous faire comprendre combien la
connaissance que nous avons de nous-mêmes est agréable à Notre Seigneur, ainsi
que l’effort de toujours considérer et reconsidérer notre pauvreté, notre
misère, certaines de ne rien posséder que nous n’ayons reçu. Donc, mes sœurs,
pour cela et beaucoup d’autres choses qui se présentent à l’âme que le Seigneur
a fait accéder à cet état, il faut du courage ; et, ce me semble, plus
encore pour la dernière de ces faveurs que pour toutes les autres, si elle est
humble. Plaise au Seigneur de nous en donner, il en a le pouvoir.
7 - Pour revenir à ce
brusque rapt de l’esprit, il est tel que l’esprit semble vraiment quitter le
corps, et pourtant, c’est clair, cette personne n’est pas morte ; mais
pendant quelques instants, elle ne peut dire si son esprit est dans son corps,
oui ou non. Il lui semble avoir été tout entière dans une autre région, bien
différente de celle où nous vivons ; là, on lui a montré une autre
lumière, si différente de celle d’ici-bas qu’elle aurait pu passer sa vie
entière à la fabriquer, ainsi que d’autres choses, sans y parvenir. Et en un
instant, on lui montre tant de choses à la fois que si son imagination et sa
pensée travaillaient des années à les agencer, elle n’y parviendrait pas pour
une sur mille. Ce n’est pas une vision intellectuelle, mais imaginaire, on la
voit des yeux de l’âme beaucoup mieux que nous ne voyons ici-bas des yeux du
corps, et, sans paroles, on lui fait comprendre certaines choses ; ainsi,
si elle voit des saints, elle les reconnaît comme si elle les avait beaucoup
fréquentés.
8 - D’autres fois, en
même temps que les choses qu’elle voit des yeux de l’âme, d’autres lui sont
montrées par une vision intellectuelle, en particulier une multitude d’anges,
en compagnie de leur Seigneur ; et sans rien voir des yeux du corps ni de
l’âme, par une connaissance admirable que je ne saurais expliquer, on lui
présente ce que je dis, et beaucoup d’autres choses indicibles. Quelqu’un de
plus habile que moi qui en aurait l’expérience pourrait peut-être le faire
comprendre, mais cela me semble bien difficile. Je ne saurais dire si l’âme est
unie au corps lorsque cela se produit ; du moins je ne jurerais pas qu’elle
soit dans le corps, ni que le corps soit sans l’âme.
9 - J’ai souvent pensé
ceci : de même que le soleil immobile au ciel a des rayons d’une telle
puissance qu’ils nous parviennent en un instant sans qu’il bouge de là-haut, l’âme
et l’esprit ne font qu’un, comme ne font qu’un le soleil et ses rayons ;
et ainsi, tout en restant à sa place, l’âme, par la puissance de la chaleur qui
lui vient du vrai Soleil de Justice, peut projeter au-dessus d’elle-même ce qu’il
y a de supérieur en elle. Enfin, je ne sais ce que je dis. Ce qui est vrai, c’est
qu’à la vitesse d’une balle sortie d’une arquebuse à laquelle on a mis feu, il
se produit intérieurement une envolée (je ne sais quel autre nom lui donner),
dont le mouvement est si clair, bien que sans bruit, qu’on ne peut l’attribuer
à l’imagination ; et voilà l’âme tout hors d’elle-même autant qu’elle peut
le comprendre, et de grandes choses lui sont montrées ; quand elle revient
à elle, elle a tant gagné, les choses de la terre lui semblent si peu de chose
comparées à ce qu’elle a vu, qu’elle n’y voit qu’ordures ; dès lors elle
vivra sur terre à dures peines, rien de ce qui lui plaisait naguère n’a pour
elle le moindre intérêt. Le Seigneur semble avoir voulu lui faire entrevoir le
pays où elle ira un jour, comme les envoyés du peuple d’Israël rapportèrent des
signes de la Terre Promise, pour l’aider à supporter les épreuves de cette
route si pénible, sachant où elle ira se reposer. Quelque chose qui passe si
vite ne vous semblera peut-être pas devoir être très profitable, mais l’âme en
tire de si grands bénéfices que nul ne saurait les apprécier à leur valeur,
sauf ceux qui en ont fait l’expérience.
10 - On voit bien par
là que ce n’est pas chose du démon ; l’imagination n’y peut rien, et le
démon serait impuissant à représenter des choses si efficaces, qui laissent
dans l’âme tant de paix, de calme, et de bienfaits, trois, en particulier, à un
très haut degré. Le premier est la connaissance de la grandeur de Dieu, car
plus elle se découvre à nous, plus nous sommes admis à la comprendre. Le second :
connaissance de soi, humilité de voir comment chose si basse comparée au
Créateur de tant de grandeurs a osé l’offenser, et même le regarder. Le troisième
ne guère priser toutes les choses de la terre, si ce n’est celles qui peuvent s’employer
au service d’un si grand Dieu.
11 - Tels sont les
premiers joyaux que l’Époux donne ici à son épouse, ils sont d’une telle valeur
qu’elle ne s’exposera pas au risque de les perdre ; ce qu’elle a vu reste
si gravé dans sa mémoire qu’il lui est impossible, je crois, de l’oublier en
attendant d’en jouir pour toujours, sous peine de subir un immense dommage ;
mais l’Époux qui lui fait ce don a aussi le pouvoir de lui donner la grâce de
ne pas le perdre.
12 - Donc, pour en
revenir au courage nécessaire, pensez-vous que ce soit peu de chose ? Car
l’âme semble vraiment se séparer du corps, elle voit ses sens lui échapper et
ne comprend pas pourquoi. Il faut que Celui qui lui donne tout le reste lui
donne aussi du courage. Vous direz qu’elle est bien payée de ses craintes ;
je suis du même avis. Loué soit à jamais Celui qui peut tant donner. Plaise à
Sa Majesté de nous accorder de mériter de la servir. Amen !
CHAPITRE VI
D’un autre effet de l’oraison
évoquée dans le chapitre précèdent qui prouve que cet état est véritable, et
pas un leurre. D’une autre faveur que le Seigneur accorde à l’âme pour l’inciter
à le louer.
1 - Ces hautes faveurs
communiquent à l’âme un si vif désir de jouir pleinement de Celui qui les
accorde qu’elle vit dans un fort grand tourment, savoureux toutefois :
elle aspire ardemment à mourir, et toujours avec des larmes, elle demande à
Dieu de la sortir de cet exil. Tout ce qu’elle voit ici-bas la fatigue ;
la solitude lui apporte certain soulagement, mais le chagrin la reprend, sans
lequel elle ne peut vivre. Enfin, ce petit papillon n’arrive pas à se
stabiliser ; l’âme est si attendrie par l’amour que la première occasion d’activer
cette flamme lui fait prendre son vol. Les ravissements sont donc très
fréquents dans cette Demeure, sans qu’il soit possible de s’y dérober, même en
public ; persécutions, médisances s’ensuivent, qui ne lui permettent pas
de vivre sans crainte, comme elle le voudrait, car de nombreuses personnes l’effraient,
en particulier les confesseurs.
2 - Bien que la
certitude habite une partie de son âme, spécialement quand elle est seule avec
Dieu, elle est, d’autre part, fort affligée ; elle redoute que le démon,
par ses tromperies, la pousse à offenser Celui qu’elle aime tant, car elle ne
se met guère en peine des médisances, sauf lorsque son confesseur lui-même l’accable,
comme si elle y pouvait quelque chose. Sans cesse, à tout un chacun, elle
demande des prières, elle supplie Sa Majesté de la conduire par une autre voie,
selon le conseil de ceux qui lui disent que ce chemin est fort dangereux. Mais
elle y a fait de si grands progrès, tout ce qu’elle lit, tout ce qu’elle entend
et sait, d’après les commandements de Dieu, montre si bien qu’il conduit au
ciel, qu’il lui est impossible de renoncer à son désir de le suivre, malgré sa
volonté ; elle s’abandonne donc entre les mains de Dieu. Toutefois, elle s’afflige
de ne pouvoir désirer prendre une autre voie, il lui semble ne pas obéir à son
confesseur, alors que l’obéissance et le refus d’offenser Notre-Seigneur sont,
lui semble-t-il, les seuls remèdes contre l’illusion. Elle se juge incapable de
consentir à commettre un péché véniel, dût-on la mettre en pièces, et s’afflige
donc immensément de constater qu’elle ne peut éviter d’en commettre beaucoup
sans s’en apercevoir.
3 - Dieu donne à cette
âme un si vif désir de ne le fâcher, si peu que ce soit, en rien, autant que
possible, de ne rien faire d’imparfait, que dans ce seul but, sans présumer de
tout le reste, elle voudrait fuir les gens, et elle envie beaucoup ceux qui
vivent ou ont vécu au désert. Par ailleurs, elle voudrait se jeter au beau
milieu du monde pour chercher à amener une seule âme à mieux louer Dieu ;
elle s’afflige, si elle est femme, des entraves que lui oppose sa nature qui l’en
empêche, et elle envie beaucoup ceux qui sont libres de proclamer à grands cris
qui est ce grand Dieu des Chevaleries.
4 - Oh ! pauvre
petit papillon, lié par tant de chaînes, on ne te permet pas de voler comme tu
le voudrais ! Ayez pitié de lui mon Dieu ; autorisez-le à réaliser
quelques-uns de ses désirs pour votre honneur et votre gloire. Ne songez pas à
son peu de mérite, à sa basse nature. Vous avez la puissance, Vous Seigneur, d’ordonner
à la mer et au grand Jourdain de se retirer pour laisser passer les enfants d’Israël.
Ne plaignez pas cette âme, puisque avec l’aide de votre force, elle peut
supporter bien des peines ; elle y est résolue, et désire les subir.
Étendez, Seigneur, votre bras tout-puissant afin qu’elle n’emploie pas sa vie à
des choses aussi mesquines. Que votre grandeur se manifeste en un objet si
féminin, si méprisé, pour que le monde comprenne qu’elle n’est rien par
elle-même, et que Vous, il vous loue ; quoiqu’il puisse lui en coûter, c’est
ce qu’elle veut, et eût-elle mille vies, les donner pour qu’une âme vous loue
un peu mieux à cause d’elle ; ce sera, estime-t-elle, bien user de ses
peines, elle comprend en toute sincérité qu’elle ne mérite pas de souffrir pour
vous la moindre des épreuves, et encore moins de mourir.
5 - Je ne sais à quel
propos ni pourquoi j’ai dit cela, mes sœurs, ce fut par inadvertance.
Comprenons que tels sont sans aucun doute les effets de ces suspensions ou
extases ; il ne s’agit pas de désirs passagers, mais continuels, et quand
se présente l’occasion de le prouver, on voit qu’ils n’étaient pas feints.
Pourquoi dis-je qu’ils sont continuels ? L’âme se sent lâche, parfois,
devant les choses les plus mesquines elle est craintive et si démunie de courage
qu’il lui semble impossible d’en avoir pour quoi que ce soit. J’entends que le
Seigneur l’abandonne à sa nature, pour son plus grand bien ; alors, avec
une clarté qui l’anéantit, elle voit que le peu de vaillance qu’elle a montré
fut un don de Sa Majesté, elle tire de là une plus grande connaissance de la
miséricorde de Dieu et de la grandeur qu’il a consenti à montrer en quelqu’un d’aussi
bas qu’elle. Mais elle est d’ordinaire dans l’état que nous avons décrit.
6 - Mes sœurs, dans ces
grands désirs de voir Notre-Seigneur, considérez ceci : ils sont parfois
si oppressants qu’il ne vous est pas nécessaire de les exalter, mais de vous en
distraire si vous le pouvez, dis-je ; mais c’est complètement impossible
dans certains des cas dont je parlerai plus loin, vous le verrez. Vous pourrez
parfois résister à ceux dont je parle ici, car la raison se remet tout entière
à la volonté de Dieu ; elle dit ce que disait saint Martin ("Seigneur,
si je suis nécessaire à votre peuple, je ne refuse pas le travail ; que
votre volonté soit faite.") ; l’âme pourra revenir à la
considération, si ces désirs l’oppressent vivement, car ils sont, semble-t-il,
le fait de personnes fort avancées et le démon pourrait les susciter pour nous
faire croire que nous sommes dans ce cas ; il est donc toujours bon de
garder des craintes. Mais je crois que le démon ne saurait donner à l’âme la
quiétude et la paix qui accompagnent cette peine, la passion dont il l’agitera
ressemble à la peine que causent les choses du siècle. Mais ceux qui n’auraient
pas l’expérience de l’une et de l’autre ne le comprendront pas, ils penseront
que c’est quelque chose de très grand, ils la fomenteront autant qu’ils le
pourront, ce qui nuira gravement à leur santé ; car cette peine est
continuelle, ou du moins très fréquente.
7 - Notez aussi qu’une
faible constitution peut fomenter ces peines-là, en particulier s’il s’agit de
personnes tendres qui pleurent pour des vétilles ; mille fois on leur fera
croire qu’elles pleurent pour Dieu, sans qu’il en soit rien. Il peut même leur
arriver de verser à certains moments des torrents de larmes sans pouvoir y
résister, au moindre mot de Dieu qu’elles entendent ou évoquent, mais certaine
humeur rapprochée du cœur peut en être cause plutôt que l’amour de Dieu ;
on croirait toutefois que jamais elles ne cesseront de pleurer. Comme elles ont
compris que les larmes sont bonnes, elles ne les maîtrisent point, elles
voudraient passer leur temps à pleurer, et font tout pour cela. Le démon
cherche par ce moyen, à les affaiblir de manière qu’elles ne puissent plus
faire oraison ni observer leur Règle.
8 - Je crois vous
entendre demander ce que vous pouvez faire, puisque je vois du danger partout
et que lorsqu’il me semble qu’on peut être abusé par quelque chose d’aussi bon
que les larmes, l’abusée, c’est moi. Cela se peut, mais croyez que je ne parle
pas sans l’avoir constaté chez certaines personnes, néanmoins pas en moi, car
je ne suis nullement tendre, mon cœur est même si dur que j’en suis parfois
peinée ; toutefois, quand la flamme intérieure est vive, pour dur que soit
le cœur, il distille comme un alambic ; et vous constaterez bien que les
larmes qui viennent de là sont réconfortantes, elles apaisent au lieu d’agiter,
et il est rare qu’elles fassent du mal. Ce qu’il y a de bien dans ce leurre
lorsque leurre il y a, c’est qu’il nuira au corps, mais pas à l’âme si elle est
humble, je le précise ; au cas où l’humilité ferait défaut, il ne sera pas
mauvais de garder cette méfiance.
9 - Ne pensons pas que
tout soit fait en pleurant beaucoup, mettons plutôt activement la main à l’ouvrage,
et pratiquons les vertus, voilà ce qui nous convient ; viennent les larmes
si Dieu nous les envoie sans que nous cherchions à les provoquer. Elles
arroseront cette terre sèche, et aident beaucoup à produire des fruits, d’autant
plus que nous y prêtons moins d’attention, car cette eau tombe du ciel ;
on ne saurait la comparer avec celle que nous tirons en nous fatiguant à
creuser, car nous creuserons souvent jusqu’à être fourbues sans trouver une flaque
d’eau, et encore moins un puits ou une source. C’est pourquoi, mes sœurs, j’estime
préférable de nous mettre en présence de Dieu, de considérer sa miséricorde, sa
grandeur, ainsi que notre bassesse, afin qu’il nous donne ce qu’il veut, que ce
soit l’eau, ou la sécheresse : il sait mieux que nous ce qui nous
convient. Ainsi, nous vivrons en repos, et le démon aura moins d’occasions de
nous attirer dans ses chausse-trappes.
10 - En même temps que
ces choses pénibles et savoureuses à la fois, il arrive que Notre-Seigneur
accorde à l’âme une jubilation, une oraison étrange, que l’âme ne comprend pas.
J’en parle ici pour que vous sachiez que cela peut vous arriver ; s’il
vous fait cette faveur, rendez-lui d’abondantes grâces. C’est, ce me semble,
une union profonde des puissances, mais Notre Seigneur les laisse, avec les
sens, libres de jouir de cette joie ; ils ne comprennent toutefois ni ce
dont ils jouissent ni comment ils en jouissent. J’ai l’air de parler arabe,
mais cela se passe vraiment ainsi ; le bonheur de l’âme est si excessif qu’elle
ne voudrait pas être seule à en jouir mais le dire à tout le monde pour qu’on l’aide
à louer Notre-Seigneur, elle ne tend qu’à cela. Oh ! que de fêtes elle
célébrerait, que de démonstrations, si elle le pouvait, pour que le monde
entier conçoive sa joie ! Il lui semble s’être enfin trouvée, et comme le
père de l’enfant prodigue, elle voudrait convier tout le monde à de grandes
fêtes, pour montrer son âme établie en un lieu où, à n’en pas douter, elle est
en sécurité, du moins à ce moment. M’est avis qu’elle a raison ; il est
impossible au démon de donner tant de joie intérieure, au plus profond de l’âme,
tant de paix, et ce contentement qui ne tend qu’à provoquer la louange de Dieu.
11 - Dans cet élan d’allégresse,
c’est déjà beaucoup de pouvoir se taire et dissimuler, non sans peine. C’est ce
que dut ressentir saint François quand, marchant dans la campagne en poussant
des clameurs, il rencontra les voleurs, et leur dit qu’il était le crieur
public du grand Roi ; d’autres saints aussi vont au désert pour pouvoir
publier, comme saint François, ces louanges de leur Dieu. J’en ai connu un,
nommé Fr. Pierre d’Alcantara, je crois qu’il est de ceux-là, si on en juge par
sa vie ; il faisait comme eux, et ceux qui eurent l’occasion de l’entendre
le prenaient pour un fou. Oh ! la bonne folie, mes sœurs ! Plaise à
Dieu de nous la donner à toutes ! Quelle grâce il vous a faite de vous
amener en un lieu où même si le Seigneur vous donne cette folie et que vous la
manifestiez, vous trouverez de l’aide, et point de médisances, comme ce serait
le cas si vous étiez dans le monde où ces cris sont si rares qu’il n’est pas
surprenant qu’on en médise.
12 - Ô temps
infortunés, vie misérable où nous vivons, et heureuses celles qui ont la bonne
fortune d’en sortir ! Lorsque nous sommes toutes réunies, il m’arrive
parfois d’éprouver une joie particulière à considérer ces sœurs dont la joie
intérieure est si grande qu’elles rivalisent de louanges à Notre-Seigneur qui
les a conduites dans ce monastère ; on voit très clairement que ces
louanges jaillissent du profond de leur âme. Je voudrais, mes sœurs, que vous
le fassiez souvent, car la première éveille les autres. Quel meilleur emploi de
votre langue, quand vous êtes ensemble, si ce n’est louer Dieu, puisque nous
avons tant de raisons de le faire ?
13 - Plaise à Sa
Majesté de nous accorder souvent cette oraison si sûre, et si avantageuse ;
car nous ne pouvons l’acquérir, elle est toute surnaturelle. Il arrive qu’elle
dure une journée, l’âme est alors comme quelqu’un qui a beaucoup bu sans
toutefois que ses sens soient aliénés, ou comme un mélancolique qui n’a pas
tout à fait perdu la tête mais dont l’imagination s’obstine dans une idée fixe
que personne ne peut lui ôter. Ce sont des comparaisons bien grossières pour un
sujet si précieux, mais je n’ai pas le talent de mieux faire, c’est ainsi ;
dans sa joie, cette âme s’oublie si bien elle-même, et toutes choses, qu’elle
ne remarque et n’exprime que de ce qui procède de sa joie, la louange de Dieu. Aidons
cette âme, nous toutes, mes filles. Pourquoi voudrions-nous avoir plus de
cervelle ? Qui pourrait nous donner de plus grandes joies ? Que
toutes les créatures nous y aident, dans tous les siècles des siècles !
Amen, amen, amen !
CHAPITRE VII
De la peine que les âmes à qui
Dieu accorde lesdites grâces ressentent le leurs péchés. De la grande erreur
que ce serait de ne pas chercher à évoquer l’humanité de Notre-Seigneur et
Sauveur Jésus-Christ, sa Sainte Passion, sa vie, sa glorieuse Mère et ses saints,
si grande que soit notre spiritualité. Chapitre fort profitable.
1 - Vous allez croire,
mes sœurs, - surtout celles d’entre vous qui n’ont pas reçu ces faveurs, car
celles qui ont joui de grâces venues de Dieu comprendront ce que je vais dire,
- que les âmes à qui le Seigneur se communique si particulièrement sont sans
doute tellement certaines de jouir de Lui pour l’éternité qu’elles n’ont plus
rien à craindre, ni à pleurer leurs péchés ; ce serait une bien grande
erreur, car plus Dieu nous donne, plus s’accroît notre douleur d’avoir péché.
Je pense à part moi que tant que nous n’aurons pas atteint le lieu où plus rien
ne pourra nous causer de la peine, nous ne serons pas soulagés de celle-là.
2 - Il est vrai que,
selon les circonstances, elle pèse sur nous plus ou moins, et varie ; l’âme
oublie le châtiment qu’elle encourt pour ne considérer que son ingratitude à l’égard
de Celui à qui elle doit tant, et qui mérite d’être si bien servi ; l’un
des effets des grandeurs qui lui sont communiquées est de mieux lui faire
comprendre la grandeur de Dieu. Elle s’épouvante de sa hardiesse ; elle
pleure son irrespect ; sa folie lui semble si folle que ses regrets sont
sans fin quand elle se souvient de la bassesse des choses pour lesquelles elle
a négligé une si grande Majesté. Ils sont plus présents à son souvenir que les
faveurs qu’elle reçoit, si grandes que soient celles déjà évoquées et celles
dont il reste à parler. Un fleuve tumultueux semble emporter les faveurs et les
ramener en temps voulu ; mais les péchés sont comme une boue, ils semblent
s’aviver sans cesse dans la mémoire, et c’est une fort grande croix.
3 - Je connais une
personne qui voulait mourir pour voir Dieu, mais elle le désirait en outre pour
ne pas endurer le chagrin constant d’avoir été ingrate envers Celui à qui elle
avait dû et devrait toujours tant ; ainsi, elle imaginait que personne ne
l’égalait en malignité, puisque à ce qu’elle comprenait, jamais Dieu n’avait
accordé plus de faveurs qu’à elle, ni montré plus de clémence envers quiconque.
Quant à la peur de l’enfer, ces âmes n’en ont aucune. L’idée de perdre Dieu les
oppresse parfois durement, mais rarement. Leur plus grande crainte est d’offenser
Dieu au cas où il cesserait de les tenir par la main, et de se retrouver dans
le misérable état où elles ont vécu naguère ; mais elles ne se soucient ni
de leur propre peine ni de leur propre gloire ; si elles souhaitent ne pas
rester longtemps au purgatoire, c’est pour ne pas être privées de Dieu le temps
qu’elles y passeraient, bien plus que par crainte des peines qu’elles devront y
subir.
4 - L’âme la plus
favorisée par Dieu ne serait pas, ce me semble, en sûreté, si elle oubliait le
temps où elle a vécu dans ce misérable état ; c’est pénible, mais
profitable pour beaucoup d’entre elles. J’ai été si vile que telle est
peut-être la cause pour laquelle cela me revient sans cesse en mémoire ;
celles qui ont bien vécu n’ont sans doute pas de regrets, quoi qu’il y ait
toujours des défaillances tant que nous sommes dans notre corps mortel. La
pensée que Notre-Seigneur nous a déjà pardonné et qu’il a oublié nos péchés n’allège
nullement cette peine ; tant de bonté l’aggrave plutôt, et de le voir
accorder des faveurs à quelqu’un qui ne mériterait que l’enfer. Tel fut, ce me
semble, le grand martyre de saint Pierre et de la Madeleine ; leur amour
était si grand, ils avaient reçu tant de grâces, ils avaient si bien la notion
de la grandeur et de la majesté de Dieu, que leur souffrance dut être fort
rude, et mêlée de bien tendres regrets.
5 - Vous allez croire
encore que la personne qui jouit de choses aussi hautes ne méditera pas sur les
mystères de l’Humanité très sacrée de Notre-Seigneur Jésus-Christ, puisque tout
entière consacrée à l’amour. J’ai longuement écrit ailleurs sur ce sujets
(Autobiographie, chap. 22), bien qu’on m’ait opposé que je n’y comprenais
rien, que ce sont-là des chemins par lesquels Notre-Seigneur nous conduit, et
qu’une fois faits les premiers pas, mieux vaut s’occuper des choses de la
Divinité et fuir les choses corporelles, on ne me fera pas confesser que tel
soit le bon chemin. Il se peut que je me trompe, et que nous disions tous la
même chose ; mais j’ai vu le démon chercher à me tromper par ce moyen, je
suis donc si bien échaudée que malgré que j’en aie parlé souvent (Autobiographie,
chap. 23 et 24), je crois bon de le répéter ici pour que vous vous teniez
sur vos gardes ; et considérez que j’ose vous dire de ne pas croire ceux
qui parleraient autrement. Je vais tâcher de me faire mieux comprendre que je
ne l’ai fait jusqu’ici, car si quelqu’un, d’aventure, a écrit sur ce sujet, il
s’est peut-être d’autant mieux exprimé qu’il l’a fait plus longuement ;
tout nous dire à la fois, brièvement, à nous qui ne comprenons pas grand-chose,
peut faire grand mal.
6 - Certaines âmes croiront
peut-être aussi qu’il leur est impossible de penser à la Passion ; dans ce
cas, elles pourront moins encore penser à la Très Sainte Vierge, ni à la vie
des Saints, dont la mémoire nous est si profitable et si encourageante. Je ne
puis imaginer à quoi elles songent, car l’éloignement de toute chose corporelle
est le fait d’esprits angéliques toujours enflammés d’amour, alors que nous,
qui vivons dans un corps mortel, nous avons besoin du commerce, de la pensée,
de la société de ceux qui, dans ce corps, ont réalisé pour Dieu de si hauts
faits ; nous devons d’autant moins travailler à nous écarter de notre plus
grand bien, de notre remède le plus efficace, qui est l’Humanité sacrée de
Notre-Seigneur Jésus-Christ. J’imagine que ces âmes ne se comportent ainsi que
par ignorance, car elles se nuiront et nuiront aux autres. Je leur certifie, du
moins, qu’elles ne pénétreront pas dans les deux dernières Demeures, car si
elles s’éloignent du guide, qui est le bon Jésus, elles n’en trouveront pas le
chemin ; ce sera déjà beaucoup si elles sont assurées de se maintenir dans
les Demeures précédentes. Le Seigneur dit lui-même qu’il est "le chemin"
(Jn 14,6) ; Il dit aussi qu’il est "la lumière" et que nul
ne peut aller au Père que par lui ; et "si vous me connaissez, vous
connaîtrez aussi mon Père". On prétendra qu’on donne un autre sens à ces
paroles. J’ignore ces autres sens ; je me suis toujours bien trouver de
celui-là, et mon âme sent que telle est la vérité.
7 - Certaines âmes - et
nombreuses sont celles qui s’en sont ouvertes à moi - dès que Notre-Seigneur
leur accorde la contemplation parfaite, voudraient y demeurer toujours, et ce n’est
pas possible ; mais cette faveur du Seigneur les rend inaptes à réfléchir
aux mystères de la Passion et de la vie du Christ comme elles le faisaient
auparavant. J’ignore pourquoi, mais il est très fréquent que l’entendement soit
alors moins habile à la méditation. Cela, à ce que je crois, doit venir de ce
que l’âme, sachant que la méditation consiste à chercher Dieu, ne veut plus
fatiguer son entendement une fois qu’elle l’a trouve, et qu’elle s’est
accoutumée, par un acte de volonté, à le chercher à nouveau. Il m’apparaît
aussi que lorsque la volonté est ardente, cette puissance généreuse ne veut
plus, autant que possible, se servir de l’entendement ; elle n’a pas tort,
mais n’y parviendra pas, du moins jusqu’à ce qu’elle ait atteint ces dernières
Demeures, et elle perdra du temps ; car l’aide de l’entendement est
souvent nécessaire pour enflammer la volonté.
8 - Remarquez ce point,
mes sœurs, il est d’importance, c’est pourquoi je veux l’expliquer plus à fond.
L’âme voudrait se vouer tout entière à l’amour, elle voudrait ne s’occuper de
rien d’autre, mais elle a beau le vouloir, elle ne le pourra pas ; car
bien que la volonté ne soit pas morte, le feu qui l’enflamme parfois est
mourant, il faut que quelqu’un souffle dessus pour qu’il projette sa chaleur.
Serait-il bon pour l’âme de rester dans cette sécheresse, en attendant, comme
notre P. Élie, que le feu du ciel brûle ce sacrifice qu’elle fait d’elle-même à
Dieu ? Non, certes ; il ne sied pas d’attendre des miracles. Le
Seigneur en fait pour cette âme quand il veut, comme je l’ai dit et le dirai ;
mais Sa Majesté veut que nous nous jugions assez vils pour ne pas les mériter,
et que nous nous aidions nous-mêmes autant que nous le pouvons. Je crois, quant
à moi, que cela nous est nécessaire jusqu’à notre mort, si haute que soit notre
oraison.
9 - À la vérité, l’âme
que le Seigneur introduit dans la septième Demeure n’aura besoin que rarement,
ou presque jamais, de faire de telles démarches, pour les raisons que je
donnerai en temps utile, si j’y pense ; elle se fait une habitude de ne
pas s’éloigner du Christ Notre-Seigneur, elle s’attache à ses pas selon un mode
admirable par lequel, humain et divin à la fois, il demeure en sa compagnie.
Donc, quand le feu dont nous avons parlé n’est pas allumé dans la volonté et qu’on
ne sent pas la présence de Dieu, il nous est nécessaire de la chercher ;
Sa Majesté veut que nous suivions l’exemple de l’épouse des Cantiques, et,
comme le dit saint Augustin dans ses Méditations ou ses Confessions, que nous
demandions aux créatures qui les a faites, au lieu de perdre notre temps à
attendre, tout hébétés, ce qui nous a été donné une fois. Car, au début, il est
possible qu’un an ou même plusieurs années se passent sans que le Seigneur ne
nous accorde rien ; Sa Majesté sait pourquoi ; nous n’avons pas à
chercher à le savoir, c’est sans objet. Puisque les commandements et les
conseils nous montrent par quelles voies nous pouvons contenter Dieu, suivons
les fort diligemment, pensons à sa vie, à sa mort, à tout ce que nous lui
devons ; et vienne le reste quand le Seigneur le voudra.
10 - C’est alors que
ces personnes me répondent qu’elles ne peuvent s’arrêter à ces choses-là, et d’après
ce que j’ai déjà dit, elles ont peut-être raison sous certains aspects. Vous
savez que réfléchir à l’aide de l’entendement est une chose, et que la
représentation de vérités que la mémoire fait à l’entendement en est une autre.
Vous vous dites, peut-être, que vous ne me comprenez pas, et il est
probablement vrai que je ne sais pas m’expliquer, faute de comprendre moi-même ;
mais j’en parlerai comme je le pourrai. J’appelle méditation les nombreuses
réflexions à l’aide de l’entendement de la manière suivante : nous
commençons par penser à la grâce que Dieu nous fit en nous donnant son Fils
unique, et nous n’en resterons pas là, nous irons jusqu’aux mystères de toute
sa glorieuse vie ; ou commençant par la prière au Jardin des Oliviers,
notre entendement ne s’arrêtera point jusqu’à la mise en croix ; ou,
choisissant une scène de la passion, disons l’arrestation, nous suivons ce
mystère en considérant par le menu tout ce qu’on peut en penser et sentir, la
trahison de Judas aussi bien que la fuite des Apôtres, et tout le reste ;
c’est une admirable et très méritoire oraison.
11 - Telle est celle
que l’âme amenée par Dieu aux choses surnaturelles et à la contemplation
parfaite prétend impraticable, peut-être avec raison ; j’ignore pourquoi,
comme je l’ai dit, mais, d’ordinaire, elle en est incapable. Elle n’a néanmoins
pas raison lorsqu’elle dit qu’elle ne s’arrête pas à ces mystères, qu’ils ne
sont pas fort souvent présents à son esprit, en particulier lorsque l’Église
Catholique les célèbre ; il est également impossible que l’âme qui a tant
reçu de Dieu oublie des témoignages d’amour si précieux, ces vives étincelles
qui l’enflammeront pour Notre-Seigneur d’un amour grandissant ; elle ne se
comprend pas elle-même, mais l’âme comprend plus parfaitement ces mystères. L’entendement
les lui montre, et ils se gravent dans la mémoire de telle façon que de voir le
Seigneur prostré au Jardin des Oliviers, couvert de cette effroyable sueur, lui
suffit non seulement pour une heure de considération, mais pour de longs jours ;
l’âme voit, d’un seul regard, qui il est, elle mesure l’ampleur de notre
ingratitude devant de si grandes souffrances ; la volonté intervient, et
même si elle ne s’attendrit point, elle désire apporter son tribut à une si
grande grâce, souffrir pour celui qui a tant souffert, et autres choses
semblables, qui occupent la mémoire et l’entendement. Telle est, ce me semble,
la raison pour laquelle elle ne peut méditer plus longuement sur la Passion, ce
qui l’incline à croire qu’elle ne peut y penser.
12 - Mais si elle ne le
fait pas, il est bon qu’elle cherche à le faire, et je sais que la très haute
oraison ne l’en empêchera pas ; je n’approuve point qu’elle ne s’y
applique pas très souvent. Si, partant de là, le Seigneur la ravit en extase, à
la bonne heure car, même malgré elle, il l’obligera à abandonner ce qui l’occupait.
Je tiens pour certain que ce procédé n’est pas une gêne pour l’âme, il l’aide à
atteindre la plénitude de ses biens ; mais l’effort de réflexion dont j’ai
parlé au début en serait une ; à mon avis, celle qui a déjà obtenu de plus
hautes faveurs en est incapable. C’est pourtant possible, car Dieu conduit les
âmes par bien des chemins, mais qu’on ne condamne pas celles qui ne pourraient
suivre celui-là, qu’on ne les juge pas inaptes à jouir des si grands bienfaits
qu’enferment les mystères de Jésus-Christ, notre bien ; et personne ne me
fera admettre, si spirituel soit-il, qu’il avancera bien sur cette voie.
13 - Il est des âmes
qui ont pour principe, lorsqu’elles arrivent a l’oraison de quiétude et à
goûter les régals et délices qu’accorde le Seigneur, de croire que c’est une
grande chose que de ne rien faire d’autre que de les savourer, et que c’est
même le moyen d’y parvenir. Mais croyez-moi, ne vous laissez pas inhiber à ce
point comme je l’ai déjà dit ailleurs, la vie est longue, les épreuves
nombreuses, et nous devons considérer comment notre modèle le Christ les a
endurées, et même ses Apôtres, ses Saints, afin de les supporter avec
perfection. C’est une bonne compagnie que celle du bon Jésus, ne nous en
écartons pas, ni de sa très sainte Mère, il aime beaucoup que nous
compatissions à ses peines, même si cela nous oblige parfois à renoncer à nos
satisfactions et à notre bon plaisir. D’autant plus, mes filles, que les
délices dans l’oraison ne sont pas si fréquentes qu’il n’y ait du temps pour
tout ; celle qui prétendrait que c’est permanent et qu’elle ne peut jamais
faire ce qui fut dit me semblerait suspecte ; faites-le donc, tâchez de ne
pas persévérer dans cette erreur, et cherchez de toutes vos forces à sortir de
l’inhibition ; si vous n’y arrivez pas de vous-mêmes, il faut le dire à la
prieure pour qu’elle vous donne un Office assez absorbant pour écarter ce
danger ; car le danger serait grand, du moins pour le cerveau et la tête,
si cet état se prolongeait.
14 - Je crois avoir
fait comprendre combien il importe, si spirituel qu’on soit, de ne pas fuir les
choses corporelles au point d’imaginer que la Très Sainte Humanité elle-même
nous fait du mal. On allègue que le Seigneur a dit à ses disciples qu’il valait
mieux qu’il parte (Jn 16,7). Je ne puis souffrir cela. Tant et si bien qu’il
ne l’a pas dit à sa Mère très sainte car elle était ferme dans sa foi, le
sachant Dieu et homme ; et quoiqu’elle l’aimât plus qu’eux, cette idée l’y
aidait, si parfait était son amour. Les Apôtres n’étaient sans doute pas aussi
affermis dans la foi qu’ils le furent plus tard et que nous avons raison de l’être
aujourd’hui. Je vous le dis, mes filles, j’estime que c’est un chemin
dangereux, le démon pourrait ainsi en arriver à vous faire perdre la dévotion
au Très Saint-Sacrement.
15 - L’erreur dans
laquelle je crois m’être trouvée n’alla pas jusque-là, mais je n’aimais pas à
penser longuement à Notre Seigneur, je préférais l’inhibition dans laquelle j’attendais
ce régal. Et je vis clairement que j’étais dans la mauvaise voie ; dans l’impossibilité
de passer toute ma vie dans ces délices, ma pensée allait de-ci de-là, mon âme,
ce me semble, voletait comme un oiseau qui ne sait où se poser et perdait
beaucoup de temps, sans progresser dans la vertu ni avancer dans l’oraison. Je
n’en voyais pas la cause, et j’eusse été, à ce que je crois, incapable de la
comprendre, puisque cela me semblait très juste, jusqu’au jour où je parlai de
mon mode d’oraison à une personne servante de Dieu, qui m’avertit. Je vis
clairement par la suite combien je me trompais, et je ne regretterai jamais
assez qu’il y ait eu un temps où j’ai omis de comprendre ce dont une si grande
perte pouvait me priver ; et quand même de grands biens seraient à ma
portée, je n’en veux aucun, sauf ceux que je puis acquérir de celui dont nous
sont venus tous les biens. Qu’il soit loué à jamais. Amen !
CHAPITRE VIII
Comment Dieu se communique à l’âme
par la vision intellectuelle, et donne quelques avis. Des effets de cette
vision quand elle est vraie, et du secret qu’il faut garder sur ces faveurs.
1 - Pour que vous vous
voyez plus clairement, mes sœurs, la vérité de ce que je vous ai dit, et que
plus une âme progresse, plus elle vit dans la compagnie de ce bon Jésus, il
conviendra de dire comment, lorsque Sa Majesté le veut, il nous est impossible
de suivre notre chemin autrement qu’avec Elle : on le voit claire-
ment d’après les façons et
manières qu’emploie Sa Majesté pour se communiquer à nous et nous témoigner l’amour
qu’Elle nous porte par quelques admirables apparitions et visions. Au cas où
Dieu vous accorderait l’une de ces faveurs, n’en soyez pas effrayées ; je
vais vous résumer quelques-unes de ces choses, si le Seigneur consent à ce que
j’y réussisse, afin que même s’il ne nous les accorde pas personnellement, nous
le louions très haut de bien vouloir se communiquer ainsi à l’une de ses
créatures, Lui qui a tant de majesté et de puissance.
2 - Alors que l’âme ne
songe pas qu’on puisse lui accorder cette faveur que jamais elle n’a pensé
mériter, il lui arrive de sentir près d’elle Jésus-Christ Notre- Seigneur, sans
toutefois le voir ni des yeux du corps ni de ceux de l’âme. On appelle cela une
vision intellectuelle, je ne sais pourquoi. La personne à qui Dieu fit cette
faveur, ainsi que d’autres dont je parlerai plus avant, je l’ai vue fort
ennuyée au début ; elle ne comprenait pas ce qu’il en était parce qu’elle
ne voyait rien, mais elle était si certaine que Jésus-Christ Notre-Seigneur se
montrait affectueusement à elle de cette façon qu’elle ne pouvait en douter, je
dis bien qu’elle ne pouvait douter de cette vision. Elle se demandait si elle
venait de Dieu ou non, et malgré les grands effets qui l’accompagnaient et lui
faisaient comprendre qu’il s’agissait de Dieu, elle avait encore peur ;
jamais elle n’avait entendu parler de vision intellectuelle ni songé que cela
existât ; mais il était très clair pour elle que c’est ce Seigneur qui lui
parlait fort souvent, de la manière que j’ai dite ; jusqu’au jour où il
lui fit cette faveur elle n’avait jamais su qui lui parlait, bien qu’elle
comprît les paroles.
3 - Je sais qu’effrayée
par cette vision (qui se prolonge plusieurs jours, et même parfois pendant plus
d’un an, contrairement à la vision imaginaire qui s’évanouit vite), elle alla
trouver son confesseur, fort inquiète. Il l’interrogea : puisqu’elle ne
voyait rien, comment pouvait-elle savoir que c’était Notre-Seigneur ? Et
il lui demanda quel visage il avait. Elle lui dit qu’elle n’en savait rien, qu’elle
ne voyait pas de visage, qu’elle ne pouvait rien ajouter, qu’elle savait
seulement qu’il lui parlait, et que ce n’était pas une idée qu’elle se faisait.
Bien qu’on l’effrayât fort, il était encore très fréquent qu’elle ne puisse
avoir de doutes, surtout quand il lui disait : "N’aie pas peur, c’est
moi". Telle était la puissance de ces paroles qu’aucun doute ne
pouvait alors subsister, elle restait vaillante et joyeuse, en si bonne
compagnie ; elle voyait clairement combien cela l’aidait à vivre dans l’habituelle
pensée de Dieu et la grande préoccupation de ne rien faire qui Lui déplaise,
car il lui semblait qu’il la regardait sans cesse. Et toujours, quand elle
voulait s’adresser à Sa Majesté dans l’oraison, et même sans cela, Dieu lui
semblait si proche qu’elle ne pouvait manquer de l’entendre ; toutefois
elle n’entendait pas de paroles quand elle le voulait, mais inopinément, quand
c’était nécessaire. Elle sentait la présence du Seigneur à sa droite, pas à l’aide
des sens qui nous font percevoir quelqu’un à côté de nous, mais par une voie
plus subtile, qu’on ne doit pas pouvoir définir, aussi certaine, et qui apporte
même une bien plus grande certitude ; car on pourrait, ici-bas, se forger
des idées, mais point en ce qui nous apporte des gains et effets intérieurs qui
seraient inconcevables s’il s’agissait de mélancolie ; le démon lui non
plus ne ferait pas tant de bien, l’âme ne vivrait pas dans une telle paix, dans
le si constant désir de contenter Dieu, avec tant de mépris pour tout ce qui ne
la rapproche pas de lui. On comprit plus tard qu’il ne s’agissait pas du démon,
ce fut démontré de plus en plus clairement.
4 - Malgré tout, je
sais qu’elle était par moments fort craintive, ou dans une immense confusion,
puisqu’elle ne savait pas d’où pouvait lui venir tout ce bien (Autobiographie,
chap. 27). Comme nous ne faisons qu’une, elle et moi, rien ne se passait
dans son âme que je puisse ignorer, je puis donc être un bon témoin et vous
pouvez croire que tout ce que je dis à ce propos est vrai. Cette faveur du
Seigneur apporte avec elle une confusion et une humilité infinies. Si elle
venait du démon, ce serait tout le contraire. Et comme, notoirement, cela vient
de Dieu, nul effort humain ne pourrait nous la faire éprouver ; l’âme qui
la reçoit ne peut absolument pas penser que cette faveur lui appartient en
propre, mais qu’elle lui est donnée par la main de Dieu. Et bien qu’à mon avis
certaines des faveurs dont j’ai parlé soient plus importantes, celle-ci apporte
une connaissance particulière de Dieu, il naît de cette compagnie constante un
amour infiniment tendre pour Sa Majesté, et, comparé à ce que j’ai déjà dit, le
désir encore plus vif de se consacrer tout entière à la servir, joint à une
grande limpidité de conscience ; cette présence auprès d’elle rend l’âme
attentive. Car bien que nous sachions que Dieu voit tout ce que nous faisons,
notre nature est telle que nous négligeons d’y penser : l’âme dont nous
parlons ne peut le négliger, le Seigneur qui est auprès d’elle la tient en
éveil. Et les faveurs dont nous avons parlé sont même beaucoup plus fréquentes,
puisque l’âme vit à peu près constamment dans l’amour actuel de celui qu’elle
voit ou sent auprès d’elle.
5 - Enfin, l’âme
reconnaît aux profits qu’elle obtient l’immensité de cette grâce et son très
grand prix, elle est reconnaissante au Seigneur qui la lui accorde alors qu’elle
ne la mérite point, et elle ne l’échangerait contre aucun trésor ni délice du
monde. Donc, quand il plaît au Seigneur de la lui retirer, elle se sent fort
seule, mais toute la diligence qu’elle pourrait déployer pour retrouver cette
compagnie ne lui sert guère ; le Seigneur l’accorde quand Il veut, on ne
peut l’acquérir. Parfois, aussi, c’est la compagnie d’un saint, qui lui est
également fort profitable.
6 - Vous demanderez
comment on comprend quand c’est le Christ, sa Mère très glorieuse, ou un saint,
puisqu’on ne voit rien. L’âme ne saurait le dire, elle ne peut comprendre
comment elle le comprend, mais elle en a l’immense certitude. Cela semble déjà
plus facile lorsque le Seigneur parle ; mais le saint qui ne parle pas, et
qui paraît avoir été placé là par le Seigneur pour aider cette âme, est plus
surprenant. Il en est ainsi d’autres choses spirituelles qu’on ne saurait
exprimer, mais qui nous montrent combien notre nature est basse quand il s’agit
de comprendre les grandes grandeurs de Dieu, puisque ses faveurs mêmes nous
sont incompréhensibles ; reste à qui les reçoit de vivre dans l’admiration
de Sa Majesté et sa louange ; que cette âme remercie particulièrement Dieu
de ces grâces, il ne les accorde pas à tout le monde, elle doit les estimer
hautement et chercher à mieux servir Dieu, qui l’y aide de tant de façons. C’est
pourquoi cette âme ne s’en prisera pas davantage, elle se jugera même la
personne du monde la moins utile au service de Dieu ; il lui semblera
toutefois qu’elle y est plus obligée que quiconque, la moindre de ses fautes
lui transperce les entrailles, à bien juste titre.
7 - Ces effets produits
sur l’âme dont je viens de parler pourront aider n’importe laquelle d’entre
vous que le Seigneur conduirait par cette voie à comprendre qu’il ne s’agit pas
d’un leurre ni d’une idée qu’elle se forgerait ; car, comme je l’ai dit,
je ne crois pas qu’il soit possible que cette faveur se prolonge ainsi si elle
vient du démon, qu’elle soit si notoirement profitable à l’âme et qu’elle l’amène
à vivre dans une telle paix intérieure ; ça n’est pas dans ses habitudes,
et même s’il le voulait quelqu’un de si mauvais ne peut faire tant de bien ;
il y aurait bientôt des fumées d’amour-propre, cette âme se croirait meilleure
que les autres. Tandis que la vue d’une âme toujours si fortement attachée à
Dieu qu’il occupe seul sa pensée causerait au démon une telle rage que même s’il
essayait, il ne recommencerait pas souvent ; et Dieu est si fidèle qu’il
ne lui permettrait pas d’en user si librement avec l’âme qui ne prétend à rien
d’autre qu’à plaire à Sa Majesté, à exposer sa vie pour son honneur et sa
gloire, mais Elle ordonnerait bientôt de la détromper.
8 - Ma marotte est et
sera de dire qu’à condition que l’âme, comme je l’ai marqué ici, : se
conforme aux effets que ces faveurs de Dieu produisent en elle, même si Sa
Majesté permettait parfois au démon de l’assaillir, Elle lui donnera la
victoire, et il sera confondu. Donc, mes filles, si l’une d’entre vous suivait
ce chemin, ne vivez pas dans l’épouvante. Il est bon d’avoir des craintes, et
de mieux nous tenir sur nos gardes ; ne soyez pas trop confiantes, car
favorisées comme vous l’êtes, vous risqueriez d’être négligentes : ce
serait le signe que les faveurs ne viennent pas de Dieu, si vous ne voyiez pas
en vous les effets dont j’ai parlé. Il est bon que vous vous en ouvriez au
début en confession à un fort bon théologien, ce sont eux qui doivent nous
éclairer, ou, à défaut, à une personne de grande spiritualité ; au cas où
elle ne le serait point, le très bon théologien est préférable ; si vous
le pouvez, parlez en à l’un et à l’autre. Et s’ils vous disaient que vous vous
faites des idées, ne vous inquiétez pas, les idées ne peuvent guère faire de
bien ou de mal à votre âme, recommandez-vous à la divine Majesté, demandez-lui
de ne pas permettre qu’on vous trompe. S’ils vous disaient que cela vient du
démon, votre épreuve sera plus grave ; un bon théologien ne vous le dira
pas, si les effets indiqués existent ; s’il le disait, je sais que le
Seigneur lui-même, qui vous accompagne, vous consolera et vous rassurera, et il
donnera ses lumières au théologien pour qu’il vous les transmette.
9 - S’il s’agit de
quelqu’un qui, bien qu’homme d’oraison, n’est pas conduit par le Seigneur par
la même voie que vous, il s’en étonnera et la condamnera. C’est pourquoi je
conseille de le choisir très docte, en même temps, si possible, que d’une
grande spiritualité ; la prieure devra vous y autoriser, car bien qu’une
vie excellente montre que l’âme est en sûreté, la prieure est obligée de lui
permettre de s’ouvrir à quelqu’un, pour qu’elles soient rassurées toutes les
deux. Quand elle aura vu ces personnes, qu’elle s’apaise et cesse de faire part
de ce qui lui advient ; car il arrive que sans qu’il y ait lieu d’avoir
peur, le démon inspire des craintes si excessives que l’âme est persécutée et
tourmentée (Autobiographie, chap. 28). Elle croit que tout a été tenu
secret, et découvre que c’est public ; il s’ensuit pour elle de pénibles
épreuves qui pourraient atteindre l’Ordre, étant donné les temps que nous
vivons. Il faut donc être fort avisée, je le recommande vivement aux prieures.
10 - Mais la prieure ne
doit pas imaginer que la sœur qui reçoit ces choses vaut mieux que les autres :
le Seigneur conduit chacune d’elles de la manière qui lui semble utile. Elles
la prédisposent à devenir une grande servante de Dieu, si elle s’aide
elle-même, mais il arrive que Dieu conduise les plus faibles dans cette voie.
Il n’y a donc nul motif d’approuver ni de condamner, mais de considérer les
vertus ; la plus sainte de toutes sera celle qui servira Notre-Seigneur
avec le plus de pénitence, d’humilité et de pureté de conscience, mais on ne
peut guère s’en assurer ici-bas, jusqu’à ce que le véritable Juge donne à
chacun selon ses mérites. Nous nous étonnerons alors de voir combien son
jugement diffère de nos opinions d’ici-bas. Qu’il soit loué à jamais. Amen !
CHAPITRE IX
De la façon dont le Seigneur se
communique à l’âme dans la vision imaginaire. Mise en garde, appuyée de
raisons, contre le désir d’emprunter cette voie. Chapitre fort profitable.
1 - Venons-en
maintenant aux visions imaginaires, dont on dit que le démon peut davantage s’y
immiscer que dans celles dont nous avons parlé, ce qui doit être vrai ;
mais quand elles viennent de Notre-Seigneur, elles me semblent sous certains
aspects plus profitables, parce que plus conformes à notre nature ; à l’exception
de celles que le Seigneur nous fait connaître dans la dernière Demeure, aucune
ne peut leur être comparer.
2 - Considérons donc,
comme je vous l’ai dit dans le chapitre précèdent, qu’il en est de ce Seigneur
comme d’un objet en or dans lequel nous garderions une pierre précieuse d’immense
valeur et douée de toutes sortes de vertus, sans l’avoir jamais vue ; nous
avons toutefois l’absolue certitude qu’elle est là, car les vertus de la pierre
ne manquent pas d’agir efficacement, si nous la portons sur nous. Sans l’avoir
jamais vue, nous ne manquons pas de l’apprécier, l’expérience nous a montré qu’elle
a la propriété de nous guérir de certaines maladies. Mais nous n’osons pas la
regarder, nous ne pouvons pas non plus ouvrir le reliquaire celui à qui
appartient le joyau est seul à savoir comment il s’ouvre, nous l’a prêté pour
que nous en usions, mais il en a gardé la clef ; il ouvrira le coffret qui
lui appartient quand il voudra nous montrer la pierre, il la reprendra même
quand il le jugera bon, es ce qu’il fait.
3 - Disons tout de
suite qu’il lui plaît parfois de l’ouvrir soudain pour le plus grand bien de la
personne à qui il l’a prêté. Il est clair que sa joie sera bien plus grande
lorsqu’elle se rappellera la splendeur de la pierre, mieux gravée ainsi dans sa
mémoire. Il en est de même ici : quand Notre-Seigneur consent à mieux
choyer cette âme, il lui montre clairement son Humanité Sacrée sous un aspect
de son choix, soit tel qu’il fut dans le monde, ou après sa résurrection. Et
bien que cela se produise à une vitesse que nous pourrions comparer à celle de
l’éclair, cette image suprêmement glorieuse se grave si profondément dans l’imagination
que j’estime impossible qu’elle s’efface, jusqu’à ce que cette âme la voie dans
le séjour où elle pourra en jouir a jamais.
4 - Je dis image, mais
il s’entend que la personne qui la voit n’a pas le sentiment qu’elle est
peinte, mais vraiment vivante ; et parfois, elle parle à l’âme, elle lui
révèle même de grands secrets. Mais vous devez comprendre que bien que cela
dure quelques instants, on ne peut pas plus regarder cette vision qu’on peut
regarder le soleil, elle passe donc très rapidement. Toutefois, son éclat,
comme l’éclat du soleil, ne blesse pas la vue intérieure, qui voit tout cela ;
(je ne saurais rien dire de la vision perçue par la vue extérieure, la personne
que j’évoque et dont je puis parler si particulièrement n’est pas passée par
là, et il est difficile de rendre compte exactement de ce dont on n’a pas l’expérience),
cet éclat est comme une lumière infuse, celle d’un soleil couvert de quelque
chose d’extrêmement subtil, comme un diamant, si on pouvait le tailler. Son
vêtement semble de toile de Hollande, et presque toujours, lorsque Dieu fait
cette faveur à l’âme, elle tombe en extase, car sa bassesse ne peut souffrir
une vision aussi effrayante.
5 - Je dis effrayante,
car bien qu’elle soit la plus belle et la plus délectable qu’on puisse
imaginer, même si on s’employait à y penser pendant mille années d’existence,
(elle dépasse de beaucoup tout ce que conçoivent notre imagination et notre
entendement), cette présence est d’une majesté si grandiose que l’effroi s’empare
de l’âme. Nul besoin n’est de demander ici comment elle sait qui se montre à
elle sans qu’on le lui ait dit, elle reconnaît bien Celui qui est le Seigneur
du Ciel et de la terre, tandis que les rois de ce monde sembleraient bien peu
de chose par eux-mêmes, si leur suite ne les accompagnait, s’ils ne disaient
qui ils sont.
6 - Ô Seigneur !
comme nous vous méconnaissons, nous, chrétiens ! Que sera-ce le jour où
vous viendrez nous juger ; puisque lorsque vous venez avec tant d’amitié
visiter votre épouse, votre vue cause tant de crainte ? Ô mes filles, que
sera-ce quand d’une voix si rigoureuse il dira : "Allez, maudits de
mon Père !" (Mt 25,41)
7 - Gardons dès
maintenant en mémoire que cette faveur que Dieu fait à l’âme n’est pas le
moindre des bienfaits ; saint Jérôme, si saint qu’il fut, n’en éloignait
jamais le souvenir, et si nous faisons de même, tout ce que nous pouvons
souffrir ici des rigueurs de notre Ordre ne nous pèsera point ; même si
cela dure longtemps, ce n’est qu’un moment, comparé à l’éternité. Je vous dis
en vérité que si vile que je sois, je n’ai jamais eu peur des tourments de l’enfer ;
songeant que les damnés doivent voir pleins de colère les yeux si beaux, si
paisibles, si bénins du Seigneur, il me semblait que mon cœur ne pourrait le
supporter, en comparaison les tourments ne m’étaient rien ; il en fut
ainsi toute ma vie. Combien plus grande encore doit être la crainte de la personne
à qui il s’est montré ainsi, et qui éprouve un sentiment si vif qu’elle en perd
le sens ! Telle doit être la cause de la suspension des puissances ;
le Seigneur vient en aide à sa faiblesse en l’unissant à Sa grandeur dans cette
si haute communication avec Dieu.
8 - Lorsque l’âme peut
regarder longuement ce Seigneur, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une vision,
mais d’une sorte de véhémente considération de certaine figure forgée par l’imagination ;
une chose morte, en comparaison avec cette autre vision.
9 - Il est des
personnes, et je sais que c’est vrai car nombreuses, sont celles qui m’en ont
parlé, pas seulement trois ou quatre, dont l’imagination est si faible, l’entendement
si efficace, ou je ne sais quoi, qu’elles s’abandonnent totalement à l’imagination,
et croient voir clairement tout ce qu’elles pensent ; si elles avaient vu
la vraie vision, elles comprendraient, sans aucun doute possible, qu’elles se
leurrent ; car elles composent elles-mêmes ce que leur imagination évoque
sans que nul effet ne s’ensuive ; elles restent froides, bien plus que si
elles voyaient une image pieuse. Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas d’en
faire cas, on l’oublie donc beaucoup plus vite qu’un rêve.
10 - Il n’en est pas
ainsi de la vision dont nous parlons, l’âme est très éloignée de l’idée de voir
quelque chose, cela ne lui vient pas à l’esprit, et soudain la vision se
présente tout entière, une grande crainte, une grande agitation bouleversent
toutes les puissances et les sens mais elle les installe aussitôt dans cette
paix bienheureuse. De même que lorsque saint Paul fut terrassé (Ac 9,3-4)
il y eut tempête et agitation au ciel, ici, dans le monde intérieur, un grand
mouvement se produit ; et immédiatement, comme je l’ai dit, tout s’apaise,
et cette âme est instruite de si grandes vérités qu’elle n’a plus besoin d’un
autre maître ; la vraie sagesse, sans travail de sa part, l’a tirée de son
ignorance ; et l’âme garde un certain temps la certitude que cette faveur
vient de Dieu ; plus on lui dirait le contraire, moins on pourrait la
persuader de craindre d’avoir été trompée. Plus tard, si le confesseur lui fait
peur, Dieu la livre à elle-même et la laisse dans l’hésitation, ce serait
possible, vu ses péchés, mais elle ne peut toutefois le croire, comme dans les
tentations contre la foi où le démon peut agiter l’âme, qui n’en reste pas
moins ferme dans sa croyance. Plus on la combat, donc, plus elle garde la
certitude que le démon ne pourrait lui donner tous ces biens : et il en
est ainsi, il n’a pas une telle puissance sur l’intérieur de l’âme ; il
peut susciter une représentation, mais jamais avec cette vérité, cette majesté,
ni ces effets.
11 - Comme les
confesseurs ne peuvent voir cela, ils ont peur, à juste titre, d’autant plus qu’il
se peut, d’aventure, que ceux à qui Dieu accorde cette faveur ne sachent pas en
parler. Ils doivent être donc sur leurs gardes jusqu’à ce que, avec le temps,
ces apparitions montrent leurs fruits, observer peu à peu ce que l’âme y gagne
en humilité et en force dans la vertu ; car s’il s’agit du démon, il se
montrera bientôt à des signes évidents, on le surprendra en mille mensonges. Si
le confesseur a de l’expérience, s’il est passé par là, il aura tôt fait de
tout comprendre ; au récit qu’on lui fera, il comprendra immédiatement si
c’est Dieu, ou l’imagination, ou le démon ; en particulier si Sa Majesté
lui a accordé de connaître les esprits ; s’il a ce don, et s’il est docte,
même s’il n’a pas d’expérience il le verra très bien.
12 - Ce qui vous est
fort nécessaire, mes sœurs, c’est beaucoup de simplicité et de sincérité envers
votre confesseur ; je ne parle pas des péchés, cela va de soi, mais du
récit que vous lui faites de votre oraison. À défaut, je n’affirmerais point
que vous soyez en bonne voie, ni que c’est Dieu qui vous instruit ; car il
aime beaucoup qu’envers celui qui le représente vous soyez aussi franche et
aussi claire qu’envers lui-même, que vous ayez le même désir de lui faire
comprendre toutes vos pensées, et d’autant plus vos œuvres, si petites
soient-elles ! Cela fait, ne soyez ni troublées, ni inquiètes, car même si
ces visions ne venaient pas de Dieu, si vous avez de l’humilité et une bonne
conscience, elles ne vous nuiront point ; Sa Majesté sait tirer le bien du
mal et les voies par lesquelles le démon voudrait vous perdre aboutirons à vous
faire beaucoup gagner. En évoquant les grandes faveurs que Dieu vous accorde,
vous chercherez à mieux le contenter et à garder son image présente à votre
mémoire ; le démon, comme le disait un homme fort docte, est un grand
peintre, s’il lui montrait une image du Seigneur d’une vive ressemblance, au
lieu de s’en affliger, il s’en servirait pour aviver sa dévotion et ferait la
guerre au démon en retournant contre lui sa propre malignité ; car même si
un peintre est un mauvais homme, ça n’est pas une raison pour manquer de
révérer l’image qu’il a peinte, si elle représente notre souverain Bien.
13 - Il jugeait fort
sévèrement le conseil de faire les cornes que donnent certains ; il disait
que partout où nous voyons notre Roi, nous devons le révérer (Autobiographie,
chap. 29) ; je vois qu’il a raison, nous le regretterions nous-mêmes.
Si une personne qui en aime bien une autre savait qu’elle outrage ainsi son
portrait, cela ne lui plairait point. À plus forte raison, ne devons-nous pas
toujours témoigner notre respect au crucifix quand nous le voyons, ou a n’importe
quel portrait de notre Empereur ? Bien que j’aie déjà écrit cela ailleurs,
je suis heureuse de le répéter ici, car j’ai été témoin de l’affliction d’une
personne à qui on ordonnait d’employer ce moyen. Je ne sais qui l’a inventé
pour tourmenter celle qui ne peut qu’obéir si un confesseur lui donne ce
conseil, et qui croirait se perdre si elle ne le suivait pas. Si on vous le
donnait, le mien serait que vous fassiez humblement part de ces raisons et que
vous le repoussiez. Les bonnes raisons que quelqu’un m’a données m’ont
parfaitement convenu dans ce cas.
14 - L’âme gagne
beaucoup à cette faveur du Seigneur ; quand elle pense à lui, ou à sa vie
et Passion, elle se rappelle son très paisible et beau visage, c’est une
immense consolation ; de même nous aurions ici-bas une plus grande joie à
voir une personne qui nous fait bien que si nous ne l’avions jamais connue. Je
vous le dis, un si savoureux souvenir est fort consolant et profitable. Il
apporte encore d’autres et nombreux bienfaits, mais j’ai déjà tant parlé des
effets de ces choses, j’en parlerai encore si souvent, que je ne veux ni me
lasser ni vous lasser ; toutefois, si vous savez, ou si vous entendez
dire, que Dieu accorde ces faveurs aux âmes, je vous recommande de ne jamais le
supplier de vous conduire par ce chemin, et de ne point le désirer, si bon qu’il
vous paraisse ; il sied de l’apprécier et de le révérer hautement, mais il
ne convient pas de le souhaiter, pour plusieurs raisons.
15 - Premièrement, c’est
un manque d’humilité de vouloir qu’on vous donne ce que jamais vous n’avez
mérité, je crois donc que celle qui le désirerait prouve qu’elle n’en a guère ;
l’humilité est aussi éloignée de choses semblables qu’un simple laboureur l’est
du désir d’être roi, jugeant que c’est impossible et qu’il ne le mérite point ;
je crois que jamais cette âme ne les obtiendrait, car le Seigneur commence par
donner une grande connaissance de soi à celle qui reçoit cette faveur.
Comprendra-t-elle qu’en vérité, avec de telles pensées, le fait qu’elle ne soit
pas en enfer est déjà une très grande faveur ? Deuxièmement, elle est bien
certaine d’être leurrée, ou en grand danger de l’être, car il suffit au démon
de voir une petite porte ouverte pour nous tendre mille pièges. Troisièmement,
lorsqu’une personne a un désir très vif, l’imagination lui suggère qu’elle voit
ce qu’elle désire, et elle l’écoute, comme ceux qui ont envie de quelque chose
y pensent tellement le jour qu’il leur arrive d’en rêver. Quatrièmement, c’est
de ma part une grande témérité que de vouloir choisir moi-même le chemin sans
savoir quel est celui qui me convient le mieux, au lieu de laisser le Seigneur,
qui me connaît, me conduire par celui qui convient, et où je ferai sa volonté
en toutes choses. Cinquièmement, pensez-vous que ceux qui reçoivent ces faveurs
du Seigneur n’ont guère à subir d’épreuves ? Non, au contraire, elles sont
immenses, et de tous genres. Que savez- vous de votre aptitude à les endurer ?
Sixièmement, vous pourriez perdre ainsi ce que vous aviez cru gagner, comme ce
fut le cas pour Saül quand il devint roi.
16 - Enfin, mes sœurs,
il y a d’autres raisons que celles-là ; et croyez-moi, le plus sûr est de
ne vouloir que ce que Dieu veut, il nous connaît mieux que nous ne nous
connaissons nous-mêmes, et il nous aime. Remettons-nous entre ses mains pour
que sa volonté s’accomplisse en nous ; nous ne pourrons errer, si nous
nous en tenons toujours là avec une volonté bien déterminée. Vous devez remarquer
que du fait de recevoir un grand nombre de ces faveurs on n’en mérite pas mieux
le ciel, on est plutôt obligé à servir d’autant plus qu’on reçoit davantage.
Quant à mieux acquérir des mérites, le Seigneur ne nous en empêche point, cela
reste en nos mains ; beaucoup de saintes personnes, donc, n’ont jamais su
ce que c’est que de recevoir l’une de ces faveurs, et d’autres, qui les
reçoivent, ne sont pas des saintes. Ne pensez pas non plus que ces faveurs
soient continuelles, mais des épreuves excessives les accompagnent, le Seigneur
ne les accorderait-il qu’une seule fois ; l’âme oublie donc qu’elle
pourrait en recevoir d’autres pour ne songer qu’à s’acquitter.
17 - Il est vrai que
ces faveurs doivent aider immensément à rehausser la perfection des vertus ;
mais celui qui les a gagnées au prix de son travail acquiert beaucoup plus de
mérites. Je connais une personne à qui le Seigneur avait fait quelques-unes de
ces faveurs, j’en connais même deux (l’une était un homme) ; elles étaient
si désireuses de servir Sa Majesté à leurs dépens, sans ces grands régals, et
si avides de souffrir qu’elles se plaignaient à Notre Seigneur qui les leur
accordait, et si elles l’avaient pu, elles les auraient refusées. Je précise qu’elles
auraient refusé les régals que le Seigneur donne dans la contemplation, mais
pas ces visions, dont elles estimaient enfin les grands avantages.
18 - Ces désirs, il est
vrai, aussi, sont surnaturels, me semble-t-il, et le fait d’âmes très
amoureuses, qui voudraient que le Seigneur voie qu’elles ne le servent pas pour
la solde ; et comme je l’ai dit, jamais elles ne songent qu’elles doivent
recevoir le ciel en échange de quoi que ce soit, ce n’est pas dans ce but qu’elles
s’efforcent de mieux servir, mais pour satisfaire l’amour, dont la nature est d’agir
toujours de mille manières. Si elles le pouvaient, elles chercherait à inventer
comment y consumer leur âme ; et s’il leur fallait s’anéantir à jamais
pour le plus grand honneur de Dieu, elles le feraient de bon cœur. Qu’il soit
loué à jamais, amen, Lui, qui en s’abaissant pour communiquer avec de si
misérables créatures, veut montrer sa grandeur.
CHAPITRE X
De plusieurs autres faveurs que
Dieu accorde à l’âme par des moyens différents des précédents, et des grands
avantages qu’elle en retire.
1 - Le Seigneur se
communique à l’âme de beaucoup de manières dans ces apparitions ; parfois,
quand elle est affligée ; d’autres, quand une grande épreuve l’attend ;
d’autres, lorsque Sa Majesté veut trouver en elle ses délices, et la choyer. Il
n’y a pas lieu de particulariser chaque chose, mon seul but est de faire
comprendre les divers aspects de cette voie autant que je puis les connaître,
afin que vous compreniez, mes sœurs, comment ils se présentent, et les effets
qui s’ensuivent ; cela, pour que nous ne nous forgions pas l’idée que
toute imagination est une vision ; et si c’est une vision, vous n’en serez
ni agitées, ni affligées, sachant que c’est possible ; le démon gagne gros
à ces agitations, il lui est très agréable de voir une âme affligée et
inquiète, car cela l’empêche de s’employer tout entière à aimer et louer Dieu.
Sa Majesté a d’autres moyens plus élevés de se communiquer aux âmes, et moins
dangereux, le démon ne saurait les contrefaire, il est donc difficile d’en
parler car c’est chose très occulte, alors qu’il est plus aisé de faire
comprendre les vision imaginaires.
2 - Quand le Seigneur
le veut, il arrive que l’âme, en oraison et en pleine possession de ses sens,
soit soudain ravie dans une extase où le Seigneur lui fait comprendre de grands
secrets qu’elle croit voir en Dieu lui-même. Ça n’est pas une vision de la très
sainte Humanité, et même, bien que je dise qu’elle voit, elle ne voit rien ;
ça n’est pas une vision imaginaire, mais tout intellectuelle, où elle découvre
comment on voit toutes choses en Dieu, qui les contient toutes en lui. Cette
vision est d’un grand profit, car bien qu’elle ne dure qu’un instant, elle se
grave profondément, et cause une immense confusion ; on voit clairement qu’il
est inique d’offenser Dieu puisque c’est en Dieu même, je dis bien contenus en
Lui, que nous commettons nos grandes iniquités. Je vais m’aider d’une
comparaison pour vous aider à comprendre, car bien qu’il en soit ainsi, et que
nous en entendions souvent parler, nous n’y prenons pas garde, ou nous ne
voulons pas comprendre ; car si nous comprenions ce qui en est, il nous
serait, semble-t-il, impossible d’être aussi outrecuidants.
3 - Considérons donc
que Dieu est comme une demeure, ou comme un palais, très grand et très beau, et
que ce palais, comme je le dis, est Dieu lui-même. Le pécheur peut-il, d’aventure,
pour se livrer à ses malignités, s’éloigner de ce palais ? Non, certes ;
c’est-à-dire que dans le palais même, en Dieu lui-même, se donnent cours les
abominations, les malhonnêtetés et méchancetés que nous commettons, nous,
pécheurs. Ô chose redoutable et digne de grande considération, elle nous est
bien utile, à nous qui savons peu de choses et qui n’arrivons pas à comprendre
ces vérités, car une folle outrecuidance nous devient impossible !
Considérons, mes sœurs, la grande miséricorde et la patience dont Dieu fait
preuve en ne nous confondant pas sur-le-champ ; rendons-lui d’immenses
grâces, ayons honte de ressentir ce qu’on peut faire ou dire contre nous ;
la plus grande iniquité au monde, c’est de voir tout ce que Dieu Notre Créateur
souffre lui-même de la part de ses créatures, alors que souvent nous gardons
grief d’un mot dit en notre absence, peut-être même sans mauvaise intention.
4 - Ô misère humaine !
Quand donc, mes filles, imiterons-nous un peu ce grand Dieu ? Oh ! ne
nous figurons pas que ce soit quelque chose de souffrir les injures, mais
passons sur tout cela de bien bon cœur, et aimons celui qui nous insulte ;
car ce grand Dieu n’a pas cessé de nous aimer, nous, qui pourtant l’avons
beaucoup offense, il a donc bien raison de vouloir que tout le monde pardonne,
si grave que soit l’injure ! Je vous le dis, mes filles, bien que cette
vision passe vite, l’âme à qui Notre-Seigneur l’accorde reçoit une grande
faveur si elle veut en tirer profit et se la rappeler constamment.
5 - Il arrive aussi,
soudain, par un procédé qu’on ne saurait décrire, que Dieu montre en lui-même
une vérité qui semble obscurcir tout ce qu’on trouve de vérités dans les
créatures, et qui fait clairement entendre qu’il est, Lui seul, la Vérité qui
ne peut mentir ; et l’on comprend ce que dit David dans un psaume, que
tout homme est menteurs (Ps 64,11) ; ce qu’on n’admettrait jamais
autrement, même si on l’entendait répéter souvent. Il est la vérité infaillible.
Je me rappelle Pilate, les nombreuses questions qu’il posait à Notre-Seigneur
pendant sa passion, lui demandant ce qu’est la vérité (Jn 18,38), combien
nous comprenons mal, ici-bas, cette Vérité suprême.
6 - Je voudrais pouvoir
mieux vous faire entendre cet aspect, mais on ne peut en parler. Déduisons de
cela, mes sœurs, qu’afin d’imiter moindrement notre Dieu et Époux, il sera bon
de beaucoup nous exercer à vivre dans cette vérité. Je ne dis pas seulement que
nous ne devons pas mentir, car, gloire à Dieu, je sais que dans ces maisons
vous vous gardez bien de dire un mensonge pour rien du monde ; mais vivons
dans la vérité devant Dieu et les gens, de toutes les façons possibles ;
en particulier, en n’admettant pas qu’on nous tienne pour meilleures que nous
le sommes, en rendant à Dieu ce qui lui revient de nos œuvres, en gardant pour
nous ce qui est à nous, et en cherchant à toujours faire ressortir la vérité ;
ainsi, nous mépriserons ce monde, qui n’est que mensonge et fausseté, et qui,
comme tel, ne peut durer.
7 - Un jour où je me
demandais pour quelle raison Notre-Seigneur aime tant cette vertu d’humilité,
sans réflexion préalable ce me semble, ceci, soudain, me parut évident :
Dieu est la suprême Vérité, et l’humilité, c’est être dans la vérité ; en
voici une fort grande : nous n’avons de nous-mêmes rien de bon, nous ne
sommes que misère, et néant ; quiconque ne comprend pas cela vit dans le
mensonge. Plus on le comprend, plus on est agréable à la suprême Vérité, car on
vit en elle. Plaise à Dieu, mes sœurs, de nous faire la grâce de ne jamais nous
écarter de cette connaissance de nous-mêmes.
Amen !
8 - Ces grâces,
Notre-Seigneur les accorde à l’âme comme à sa véritable épouse ; puisqu’elle
est déjà décider à accomplir en toutes choses sa volonté, il veut lui donner un
aperçu de la manière dont elle doit s’y soumettre, et de ses grandeurs. Il n’est
pas nécessaire d’en dire plus, j’ai parlé de ces deux choses parce que je les
crois d’un grand profit ; nous n’avons pas à craindre ces choses-là, mais
à louer le Seigneur qui les donne ; ni le démon, à mon avis, ni l’imagination,
ne peuvent guère intervenir ici, l’âme reste donc dans une grande satisfaction.
CHAPITRE XI
Du désir que Dieu donne à l’âme
de jouir de Lui, désir si puissant, si impétueux, qu’on est en danger de perdre
la vie. Du profit que l’âme tire de cette faveur du Seigneur.
1 - Toutes ces faveurs
accordées à l’âme par l’Époux ont-elles suffi pour que le petit papillon, soit
satisfait, (ne croyez pas que je l’ai oublié), et qu’il se pose là où il doit
mourir ? Non, certes, il va plutôt beaucoup plus mal. Bien que l’âme
reçoive ces faveurs depuis de longues années, elle ne cesse de gémir et de
pleurer, chacune d’elles accroît son chagrin. La cause en est qu’à mesure qu’elle
connaît mieux les grandeurs de son Dieu, qu’elle se voit séparée de lui, et
fort éloignée d’en jouir, son désir s’accroît d’autant ; son amour grandit
aussi à mesure qu’on lui découvre combien ce grand Dieu et Seigneur mérite d’être
aimé ; au cours des années, ce désir grandit de telle sorte qu’elle en
arrive à éprouver la si grande peine dont je vais parler. J’ai dit "des
années", car ce fut le cas pour la personne dont j’ai fait mention, mais j’entends
bien qu’on ne saurait imposer un délai à Dieu, il peut en un instant amener une
âme au plus haut des états évoqués ici. Sa Majesté a la puissance de faire tout
ce qu’Elle veut, et Elle souhaite faire beaucoup pour nous.
2 - Il est toutefois
des moments où ces violentes aspirations, ces larmes, ces soupirs, les grands élans
déjà décrits (ils semblent provenir tous de notre amour accompagné de vifs
regrets, mais tout cela n’est rien auprès de l’autre sentiment, ils font songer
à un feu qui fume, mais dont on peut s’accommoder, avec un peu de peine), font
vivre cette âme dans un état tel qu’elle semble s’embraser elle-même ; et
il arrive souvent qu’une rapide pensée, un mot qui lui rappelle que la mort est
lointaine, s’accompagne, venu d’ailleurs, (on ne comprend ni d’où, ni comment),
d’un choc, ou de l’atteinte d’une flèche de feu. Je ne dis pas que ce soit une
flèche, mais quoi qu’il en soit, on voit clairement que cela ne nous est pas
naturel. Ça n’est pas non plus un choc, bien que je dise choc, cela blesse avec
plus d’acuité. On ne sent pas cette blessure là où se sentent les peines d’ici-bas,
ce me semble, mais au plus profond et intime de l’âme ; là, cette douleur
aiguë, qui passe soudain, réduit en poussière tout ce qu’elle trouve en nous de
terrestre et de naturel, et à ce moment il nous est impossible de nous rappeler
quoi que ce soit de notre être ; à l’instant, les puissances sont
ligotées, elles n’ont plus aucune liberté, sauf celle d’accroître cette
douleur.
3 - Je ne voudrais pas
paraître exagérer alors que je suis vraiment loin de compte, car c’est
inexprimable. C’est un ravissement des sens et des puissances, il englobe tout
ce qui n’aide pas, comme je l’ai dit, à ressentir cette affliction. L’entendement
est très prompt à comprendre les raisons qu’a cette âme de déplorer son
éloignement de Dieu ; Sa Majesté y contribue alors par une si vive
connaissance de soi, la peine s’en accroît à un tel degré, que la personne qui
l’éprouve se met à pousser de grands cris. Bien qu’elle soit dure à la douleur
et accoutumée aux plus vives souffrances, elle ne peut plus résister, car elle
ne souffre pas dans son corps, comme je l’ai dit, mais à l’intérieur de l’âme.
Elle en a déduit que les souffrances de l’âme sont bien plus dures que celles
du corps, et il lui est apparu qu’on souffre ainsi au purgatoire ; l’absence
d’un corps n’empêche pas ces âmes de souffrir bien davantage que ne souffrent
tous ceux d’ici-bas, qui en ont un.
4 - J’ai vu une
personne dans cet état, et j’ai vraiment cru qu’elle allait mourir ; ça n’était
pas étonnant, car, certes, le danger de mort est grand. Cet état, si bref
soit-il, désarticule le corps, le pouls est aussi faible que si la personne
voulait rendre son âme à Dieu, et elle n’en est pas loin, la chaleur naturelle
fait défaut, mais l’embrasement est tel qu’il s’en faut d’un petit peu pour que
Dieu accomplisse ce vœu. Elle ne souffre toutefois ni peu ni prou dans son
corps, bien qu’il se désarticule, comme je l’ai dit, de telle sorte que deux ou
trois jours après elle n’a pas encore la force d’écrire, et elle reste tout
endolorie ; il me semble même que le corps demeure fort affaibli. Si elle
ne s’en ressent pas, c’est sans doute que la souffrance intérieure de l’âme est
si prépondérante qu’elle ne fait aucun cas de son corps ; ainsi, lorsque
nous sentons à un point quelconque une douleur très aiguë, les autres, même si
elles sont très nombreuses, sont peu sensibles ; je l’ai souvent éprouvé.
Dans ce cas-ci, ni peu, ni prou : je crois même qu’elle ne sentirait rien
si on la coupait en morceaux.
5 - Vous me direz que c’est
une imperfection, qu’elle n’a qu’a se conformer à la volonté de Dieu, puisqu’elle
lui est si soumise. Elle a pu le faire jusqu’ici, et c’est ce qui l’a aidée à
vivre. Mais il n’en est plus de même maintenant ; sa raison est dans un
tel état qu’elle n’est plus la maîtresse, elle ne peut penser à rien d’autre qu’à
ses raisons de souffrir ; éloignée de son Bien, elle se demande pourquoi
elle voudrait vivre. Elle éprouve un étrange sentiment de solitude, aucune des
créatures qui sont sur terre ne peut lui tenir compagnie, ni celles du Ciel, à
ce que je crois, si ce n’est Celui qu’elle aime, et tout lui est tourment. Elle
se figure être comme quelqu’un de suspendu, qui ne peut s’appuyer nulle part
sur terre, ni monter au ciel ; la soif l’embrase, et elle ne peut
approcher de l’eau. Cette soif n’est pas supportable, mais si excessive qu’il n’est
eau pour l’étancher, et elle ne veut pas l’étancher, si ce n’est avec celle
dont Notre-Seigneur a parlé à la Samaritaine (Jn 4,7-13) mais on ne la lui
donne point.
6 - Ô Dieu secourable,
Seigneur, comme vous oppressez vos amants ! Mais tout cela n’est rien, en
échange de ce que vous leur donnez par la suite. Il est bon que ce qui vaut
beaucoup coûte beaucoup. D’autant plus que s’il s’agit de purifier cette âme
pour qu’elle entre dans la Septième Demeure de même que ceux qui vont entrer au
ciel se lavent au purgatoire, cette souffrance est à peine une goutte d’eau
dans la mer. D’autant plus que malgré tout ce tourment et ces afflictions, qui
surpassent, à ce que je crois, toutes les souffrances de la terre, (la personne
dont je parle en a subi beaucoup, tant corporelles que spirituelles, mais en
comparaison tout cela ne lui semble rien), l’âme estime cette peine à un si
haut prix qu’elle comprend fort bien ne pouvoir la mériter ; ce sentiment
n’est pas de nature à la soulager, mais il l’aide à souffrir de grand cœur, et
elle souffrirait toute sa vie, si tel était le bon plaisir de Dieu ; ce ne
serait cependant pas mourir une fois, mais toujours vivre en mourant, vraiment,
rien de moins.
7 - Considérons donc,
mes sœurs, ceux qui sont en enfer, privés de cette acceptation, ce
contentement, ce plaisir que Dieu donne à l’âme ; ils savent qu’ils ne
gagnent rien à leur souffrance, qu’ils souffriront toujours de plus en plus ;
je dis de plus en plus, quant aux peines accidentelles. Les tourments de l’âme
étant tellement plus durs que ceux du corps, et ceux des damnés bien pires, en
comparaison, que le tourment dont nous avons parlé puisqu’ils voient qu’ils
dureront toute l’éternité, que peut-il advenir de ces âmes infortunées ?
Et au cours de notre vie si brève, que ne pouvons-nous faire, ou souffrir, qui
ne soit infime, pour nous épargner ces terribles tourments éternels ? Je
vous le dis, il est impossible de faire comprendre combien la souffrance de l’âme
est aiguë, combien elle diffère de celle du corps, à ceux qui n’en ont pas l’expérience ;
le Seigneur lui-même veut que nous le comprenions pour que nous sachions mieux
combien nous lui sommes redevables de nous avoir appelées à un état où nous
avons l’espoir qu’il nous délivrera, dans sa miséricorde, et qu’il nous
pardonnera nos péchés.
8 - Pour en revenir à
notre sujet, (nous avons laissé cette âme bien en peine), l’extrême rigueur de
sa souffrance est brève ; si elle se prolongeait, la faiblesse naturelle
ne pourrait la supporter, sauf par miracle. Il est arrivé à la personne dont je
parle d’être réduite en miettes en un peu plus d’un quart d’heure. Il est vrai
qu’elle avait complètement perdu les sens cette fois-là, tant le coup avait été
rigoureux, (alors qu’elle était en conversation, le dernier jour des fêtes de
Pâques, et qu’elle vivait depuis le Samedi Saint dans une telle sécheresse qu’elle
comprenait à peine ce qu’il en était) ; il lui avait suffi d’entendre un
mot sur la longue durée de la vies (C’est en entendant chanter la sœur Isabelle
de Jésus que sainte Thérèse tomba en extase, en 1571, à Salamanque). Comment
imaginer qu’on puisse opposer de la résistance ! C’est impossible, de même
qu’une personne jetée au feu ne pourrait faire qu’il ne soit pas chaud, et ne
la brûle point. Ce n’est pas un sentiment qu’elle puisse dissimuler, ni
empêcher les témoins de comprendre qu’elle court un grand danger, bien qu’ils
ne puissent juger du mouvement intérieur. Ils lui tiennent toutefois compagnie,
comme des ombres ; et c’est ainsi qu’elle voit toutes les choses de la
terre.
9 - Et pour que vous
sachiez qu’il est possible à notre faiblesse et à notre naturel d’intervenir,
au cas où vous vous trouviez dans cette situation, il arrive parfois, tandis
que l’âme est dans l’état que j’ai décrit, mourant de ne pas mourir, si
oppressée qu’il lui semble qu’il s’en faut d’un rien pour qu’elle quitte le
corps, elle voudrait, prise vraiment de peur, que la peine se relâche pour ne
pas achever de mourir. On voit bien que cette crainte est une faiblesse de la
nature puisque d’autre part son désir ne la lâche point, et qu’il lui est
impossible d’être délivrée de cette peine tant que le Seigneur ne la lui ôte
lui-même, généralement par une haute extase, ou par une vision, où le vrai
Consolateur la console et la fortifie pour qu’elle consente à vivre aussi
longtemps qu’il le voudra.
10 - C’est chose
pénible, mais elle produit dans l’âme d’immenses effets ; ainsi l’âme
cesse de craindre les épreuves possibles ; comparées à ses vives
souffrances, cela ne lui semble plus rien. Elle a tant progressé qu’elle
voudrait les subir souvent. Mais là encore elle est absolument sans ressources,
il n’existe aucun moyen de retrouver sa peine tant que le Seigneur n’en a pas
décidé, de même qu’il n’y en a point pour lui résister ou y échapper quand elle
fond sur elle. Il lui reste un plus grand mépris du monde, car rien de
terrestre ne l’a secourue dans ce tourment ; elle est d’autant plus
détachée des créatures qu’elle voit que son Créateur est seul à pouvoir la
consoler et combler son âme ; enfin, elle vit dans une plus grande
crainte, un plus grand souci de ne pas l’offenser, sachant qu’il peut aussi
bien tourmenter que consoler.
11 - Dans cette voie
spirituelle, deux choses, me semble-t-il, sont un danger mortel. J’ai dit la
première qui est un danger réel, et non des moindres ; l’autre, c’est un
bonheur et une délectation si excessifs, poussés à de tels extrêmes, que l’âme
en défaille au point qu’il s’en faut un rien pour qu’elle quitte le corps ;
à la vérité, ce ne serait pas pour elle une petite joie. Vous jugerez par là,
mes sœurs, si j’ai eu raison de vous dire qu’il faut du courage, et si, lorsque
vous demandez ces choses-là au Seigneur, il est fondé de vous répondre comme
aux fils de Zébédée : "Pouvez-vous boire le calice ?"
(Mt 20,22).
12 - Nous toutes, mes sœurs,
répondrons oui, je le crois, et nous aurons bien raison ; Sa Majesté donne
des forces aux âmes qui en ont besoin, Elle les défend toujours, Elle répond d’elles
dans les persécutions et les soutient contre la médisance, comme le Seigneur le
fit pour Madeleine, si ce n’est en paroles, par des actes ; et enfin,
enfin, dès avant la mort, elle paie tout à la fois, comme vous le verrez tout à
l’heure. Qu’il soit béni à jamais, et loué par toutes les créatures. Amen !
SEPTIÈMES DEMEURES
CHAPITRE PREMIER
Des grandes faveurs que Dieu
accorde aux âmes qui sont entrées dans les Septièmes Demeures. De certaines
différences entre l’âme et l’esprit bien que ici deux ne fassent qu’un. Ce chapitre
contient des choses dignes de remarque.
1 - Peut-être, mes sœurs,
ai-je si longuement parlé de cette voie spirituelle qu’il ne semble y avoir
rien d’autre à dire. Le croire serait une grande erreur ; puisque la
grandeur de Dieu est sans bornes, ses œuvres ne sauraient en avoir.
Cessera-t-on jamais de narrer ses miséricordes et ses grandeurs ? C’est
impossible, ne vous étonnez donc point de ce qui fut dit et de ce qui reste à
dire, ce n’est qu’un abrégé de tout ce qu’on peut conter de Dieu. Il s’est montré
fort miséricordieux en communiquant ces choses à quelqu’un dont nous pouvons
les apprendre, afin que nous louions ses grandeurs d’autant plus que nous
savons qu’il communique avec les créatures, et nous nous efforcerons de ne pas
mésestimer les âmes en qui le Seigneur se complaît. Nous avons tous une âme,
mais nous ne l’apprécions pas comme le mérite une créature faite à l’image de
Dieu, nous ne comprenons donc pas les grands secrets qui sont en elle. Plaise à
Sa Majesté, si Elle le veut, de diriger ma plume, et de m’aider à vous parler
un peu de tout ce qu’il y a à dire ; Dieu le fait comprendre à ceux qu’il
introduit dans cette Demeure. J’ai vivement supplié Sa Majesté, Elle sait que
mon intention est de faire en sorte que ses miséricordes ne restent pas
cachées, afin que son nom soit mieux loué et glorifié.
2 - J’ai l’espoir que
Dieu me fera cette faveur, pour l’amour de vous, mes sœurs, et non pour moi,
pour que vous compreniez ce qui vous sera précieux, et que, par votre faute,
votre Époux ne manque pas de célébrer ce mariage spirituel avec vos âmes,
puisqu’il entraîne tous les bienfaits que nous verrons. Ô grand Dieu ! Une
créature aussi misérable que moi peut trembler de parler d’une chose que je
suis loin de mériter de comprendre. C’est vrai, j’ai été dans une grande
confusion, et je me suis demandé s’il ne serait pas préférable de conclure
cette Demeure en quelques mots, on va croire, je le suppose, que je la connais
d’expérience, et j’en ai une honte extrême, car me connaissant comme je me connais,
c’est chose terrible. D’autre part, il m’est apparu qu’il y a là une tentation,
une faiblesse, si mal que vous me jugiez. Mais que Dieu soit un petit peu mieux
loué et compris, et que tout le monde me crie après ; d’autant plus qu’il
se peut que je sois morte quand ceci verra le jour. Béni soit Celui qui vit et
vivra à jamais. Amen !
3 - Quand
Notre-Seigneur consent à prendre en pitié cette âme qui a souffert et souffre
de désir et qu’il a déjà prise spirituellement pour épouse, avant la
consommation du mariage spirituel il l’introduit dans sa Demeure qui est cette
Septième ; de même qu’il a une demeure au ciel, il doit trouver dans l’âme
une chambre où Sa Majesté habite seule : nous pouvons dire un autre ciel.
Il est très important pour nous, mes sœurs, de comprendre que l’âme n’est pas
quelque chose d’obscur ; car comme nous ne la voyons pas, nous pouvons
croire, d’ordinaire, qu’il n’existe pas d’autre lumière intérieure, sauf celle
que nous voyons, et qu’il règne dans notre âme une certaine obscurité. Je parle
de l’âme qui n’est pas en état de grâce, ce n’est pas la faute du Soleil de
Justice qui est en elle et qui lui donne l’être, mais c’est elle qui est
incapable de recevoir la lumière, et je crois avoir dit dans la première
Demeure ce que certaine personne a compris à ce sujet : ces âmes
infortunées sont comme dans une prison obscure, les pieds et les mains liés,
aveugles et muettes, pour qu’elles ne puissent faire le bien qui les aiderait à
acquérir des mérites. Nous pouvons les plaindre, considérer qu’il fut un temps
où nous nous sommes vues dans le même état, et que le Seigneur peut leur faire
miséricorde, à elles aussi.
4 - Ayons
particulièrement soin, mes sœurs, de l’en supplier, ne l’oublions pas, c’est
faire une très grande charité que de prier pour ceux qui sont en état de péché
mortel ; bien plus grande que celle que nous ferions au chrétien que nous
verrions les mains liées derrière le dos par une forte chaîne, attaché à un
poteau, et mourant de faim, non par faute de nourriture, car il a auprès de lui
des mets d’extrême délicatesse, mais il ne peut les prendre pour les porter à
sa bouche ; bien qu’il éprouve un vif dégoût et se voire prés d’expirer,
non de la mort d’ici-bas mais de celle qui est éternelle, ne serait-ce pas
extrêmement cruel de le regarder sans approcher de sa bouche de quoi manger ?
Qu’adviendrait-il si, par vos prières, on lui ôtait ses chaînes ? Vous
voyez bien. Je vous le demande pour l’amour de Dieu, ayez toujours un souvenir
pour ces âmes-là dans vos prières.
5 - Ce n’est pas à
elles que nous parlons en ce moment, mais à celles qui, par la miséricorde de
Dieu, ont fait pénitence de leurs péchés, et qui sont en état de grâce ;
nous ne pouvons la considérer cette âme, comme une chose limitée à un recoin,
mais comme un monde intérieur qui contient les belles et nombreuses demeures
que vous avez vues ; il est juste qu’il en soit ainsi, puisqu’il y a dans
cette âme une demeure pour Dieu. Quand il plaît à Sa Majesté de lui accorder la
faveur de ce mariage divin, Elle commence par l’introduire dans Sa demeure ;
Sa Majesté ne se contente plus des ravissements qu’Elle lui a déjà fait
connaître, où elle l’unit à Elle, à ce que je crois, ni de l’oraison d’union
dont j’ai parlé où l’âme n’avait pas le sentiment d’être aussi nettement
appeler à pénétrer dans son centre qu’elle l’est, ici, dans cette demeure, mais
dans sa partie supérieure seulement. Peu importe : d’une manière ou d’une
autre, le Seigneur l’unit à lui ; mais c’est en la rendant aveugle et
muette, comme ce fut le cas pour saint Paul lors de sa conversion (Ac 9,8),
et en lui retirant la faculté de sentir ce qu’est cette faveur, et comment elle
en jouit : car la grande délectation de cette âme est de se voir tout près
de Dieu. Quand il l’unissait à lui, elle ne comprenait plus rien, puisque
toutes ses puissances étaient aliénées.
6 - Ici, il en est
autrement. Notre bon Dieu, maintenant, veut faire tomber les écailles de ses
yeux ; pour lui faire voir et comprendre quelque chose de la faveur qu’il
lui fait, il use d’un procédé extraordinaire ; introduite dans cette
Demeure par une vision intellectuelle, on lui montre, par une sorte de
représentation de la vérité, la Très Sainte Trinité, toutes les trois
personnes, dans un embrasement qui s’empare d’abord de son esprit à la manière
d’une nuée d’immense clarté ; et de ces personnes distinctes, par une
intuition admirable de l’âme, elle comprend l’immense vérité ; toutes les
trois personnes sont une substance, un pouvoir, une science, et un seul Dieu.
Ce que nous croyons par un acte de foi, l’âme, donc, le saisit ici, on peut le
dires de ses yeux, sans qu’il s’agisse toutefois des yeux du corps ni des yeux
de l’âme, car ce n’est pas une vision imaginaire. Ici, toutes les trois
personnes se communiquent à elle, elles lui parlent, elles lui font comprendre
ces paroles du Seigneur que rapporte l’Évangile : qu’il viendrait, Lui, et
le Père, et le Saint-Esprit, demeurer avec l’âme qui l’aime et qui observe ses
commandements (Jn 14,23).
7 - Ô Dieu secourable !
Qu’il est donc différent d’entendre ces paroles, de les croire, ou de
comprendre de cette manière-là combien elles sont vraies ! L’âme s’en
étonne chaque jour davantage, car il lui semble que les Trois Personnes ne l’ont
jamais quittée, elle les voit, manifestement, à l’intérieur de son âme ;
au très très intime d’elle-même, dans quelque chose de très profond qu’elle ne
saurait décrire car elle n’est point docte, elle sent en elle cette divine
compagnie.
8 - Il va vous sembler,
d’après cela, qu’elle doit être hors de sens, si absorbée qu’elle ne peut plus
s’occuper de rien. En fait, bien mieux que naguère, en tout ce qui touche au
service de Dieu, ou lorsqu’elle n’a pas d’occupation, elle vit dans cette
agréable compagnie ; et si cette âme ne fait pas défaut à Dieu, jamais il
ne manquera, ce me semble, de lui faire discerner très clairement sa présence ;
elle a la ferme confiance que Dieu ne l’abandonnera point, il ne lui a pas
accordé cette faveur pour qu’elle la perde ; et elle est en droit de le
penser, sans cesser toutefois d’être plus attentive que jamais à ne lui
déplaire en rien.
9 - Cette présence dans
laquelle elle vit, comprenez-le, n’est pas aussi totalement manifestée, je
précise, aussi clairement, que la première fois, et certain nombre d’autres, où
Dieu voulut lui faire ce don ; s’il en était ainsi, il lui serait
impossible de s’occuper de quoi que ce soit, et même de vivre au milieu des
gens ; mais bien que cette présence ne s’accompagne pas d’une lumière
aussi claire, elle constate toujours qu’elle se trouve en cette compagnie. On
peut la comparer à une personne qui serait avec d’autres dans une pièce très
claire, mais on ferme les fenêtres, et elle reste dans l’obscurité : l’absence
de lumière l’empêche de les voir, elle ne les verra pas jusqu’à ce que la
lumière revienne, elle ne cesse toutefois pas de comprendre qu’elles sont là. On
peut demander si lorsque la lumière revient il lui est possible de les revoir à
son gré. Ça n’est pas en son pouvoir, il faut que Notre-Seigneur consente à
ouvrir la fenêtre de l’entendement ; il témoigne d’une grande miséricorde
en lui permettant de comprendre si clairement qu’il ne la quitte jamais.
10 - Il semble que la
divine Majesté veuille, ici, par cette admirable compagnie, disposer l’âme à
recevoir davantage ; il est clair que cela l’aidera fort à avancer dans la
perfection en toutes choses et perdre les craintes que lui ont parfois
inspirées les autres faveurs que Dieu lui a faites, comme nous l’avons dit. Et
il en fut ainsi, elle faisait, en tout, des progrès, il lui semblait que malgré
tant d’épreuves et d’affaires, l’essentiel de son âme ne quittait jamais cette
Demeure. Comme s’il y avait, en quelque sorte, des compartiments dans son âme,
peu après cette faveur que lui accorda Dieu, elle eut à s’occuper de grands
travaux, elle s’en plaignit, comme Marthe se plaignit au Seigneur de Marie
(Lc 10,40) qui jouissait toujours à son gré de cette quiétude, et qui lui
laissait tant de travail, tant d’occupations, qu’elle ne pouvait jouir de sa
compagnie.
11 - Vous jugerez que c’est
de la folie, mes sœurs, mais cela se passe vraiment ainsi, bien qu’on comprenne
que l’âme est une ; ce que j’ai dit n’est pas une idée que je me forge,
car telle est l’impression qu’on a ordinairement. J’en ai donc déduit qu’on
voit des choses intérieures dans lesquelles on distingue vraiment certaines
différences, fort visibles, entre l’âme et l’esprit, malgré que tout soit un.
La division qu’on perçoit est si subtile que l’âme et l’esprit semblent parfois
agir différemment, comme sont différentes les saveurs que le Seigneur veut leur
donner. Il me semble aussi que l’âme diffère des puissances, qu’elles ne sont
pas une seule chose. Il y a tant de ces différences, et si délicates, dans l’intime
de nous-mêmes que je serais bien téméraire si je me mettais à les expliquer.
Nous verrons cela là-haut, si, dans sa miséricorde, le Seigneur nous fait la
grâce de nous conduire là où nous comprendrons ces secrets.
CHAPITRE II
Suite du même sujet. De subtiles
comparaisons aident à comprendre la déférence qu’il y a entre l’union
spirituelle et le mariage spirituel.
1 - Venons-en donc à
parler du mariage spirituel et divin, bien que cette haute faveur ne doive pas
atteindre à sa perfection de notre vivant, puisque nous perdrions cet immense
bienfait si nous nous écartions de Dieu. La première fois que Sa Majesté
accorde cette faveur par une vision imaginaire, Elle veut montrer à l’âme sa
très Sainte Humanité pour qu’elle en ait la pleine connaissance et n’ignore
rien du don souverain qu’elle reçoit. À d’autres personnes, le Seigneur pourra
se présenter sous une autre forme ; à celle dont nous parlons, alors qu’elle
venait de communier, il apparut, dans la splendeur, la beauté, la majesté qu’on
lui vit après sa résurrection ; Il lui dit qu’il était temps qu’elle s’occupe
de ses affaires à lui, qu’il s’occuperait des siennes, et d’autres paroles plus
sensibles que communicables (Relations, chap. 35).
2 - Il n’y avait là,
semblera-t-il, rien de nouveau, puisque le Seigneur s’était déjà manifesté à
cette âme de cette manière. Ce fut toutefois si différent qu’elle en fut bien
affolée et effrayée ; d’abord, parce que cette vision fut fort intense,
ensuite, à cause des paroles que le Seigneur lui dit, enfin, parce qu’il se
manifesta à l’intérieur de son âme, ce qui ne s’était jamais produit, sauf dans
la vision précédente. Comprenez-le, la différence est immense entre toutes les
visions précédentes et celles de cette Demeure ; entre les fiançailles
spirituelles et le mariage spirituel il y a la même différence qu’entre l’état
de deux fiancés et celui de ceux qui ne pourront désormais se séparer.
3 - J’ai déjà dit que
malgré ces comparaisons dont j’use à défaut d’en trouver de meilleures, il faut
entendre qu’ici il n’est pas plus question du corps que si l’âme ne l’habitait
point, et qu’elle ne soit qu’esprit ; son rôle est encore bien moindre
dans le mariage spirituel ; cette union secrète s’accomplit au centre le
plus profond de l’âme où doit se tenir Dieu lui-même, et, ce me semble, il n’a
pas besoin de porte pour y entrer. Je dis qu’il n’a pas besoin de porte, parce
que tout ce qui a été dit jusqu’ici semble se réaliser au moyen des sens et des
puissances et il doit en être ainsi de cette apparition de l’Humanité du
Seigneur ; mais l’union dans le mariage spirituel est bien différente. Le
Seigneur apparaît en ce centre de l’âme non pas dans une vision imaginaire,
mais intellectuelle, plus subtile toutefois que les précédentes : il
apparut ainsi aux Apôtres, sans entrer par la porte, quand il leur dit :
"Pax vobis" (Lc 24,35). Ce que Dieu
communique alors à l’âme en un instant est un si grand mystère, une faveur si
haute, la délectation de l’âme est si immense, que je ne sais à quoi la
comparer ; je puis seulement dire que le Seigneur veut lui manifester à ce
moment la gloire du ciel avec plus d’élévation que par toutes les visions ou
plaisirs spirituels. D’après ce qu’on comprend, et on ne saurait dire plus, l’âme,
c’est-à-dire l’esprit de cette âme, ne fait plus qu’une avec Dieu ; Sa
Majesté, qui Elle aussi est esprit, pour montrer son amour pour nous, veut
faire concevoir à certaines personnes jusqu’où va cet amour, pour que nous
louions sa grandeur ; Dieu a tenu à s’unir à la créature si intimement que
comme ceux qui ne peuvent désormais se séparer, il ne veut pas se séparer d’elle.
4 - Il en est autrement
des fiançailles spirituelles, car souvent les fiancés se séparent, et l’union
également est différente ; car bien que l’union soit la jonction de deux
choses en une, elles peuvent, enfin, se séparer, et chacune d’elles se
retrouver seule ; ainsi, à l’ordinaire, cette faveur du Seigneur passe
vite, l’âme ensuite est privée de cette compagnie, c’est-à-dire qu’elle ne la
perçoit plus. Dans cette autre faveur du Seigneur, non : l’âme demeure en
ce centre avec son Dieu. On peut comparer l’union à deux cierges de cire qui s’uniraient
si étroitement que leurs lumières ne feraient qu’une, ou que la mèche, et la
lumière, et la cire, ne sont qu’une même chose ; on peut toutefois séparer
les cierges l’un de l’autre, et il reste deux cierges, comme on peut séparer la
mèche de la cire. Ici encore, il en est comme de l’eau du ciel qui tombe dans
une rivière ou dans une fontaine, tout se confond en une eau unique, jamais on
ne pourra séparer ni trier l’eau de la rivière de l’eau tombée du ciel ;
de même, si un petit ruisseau se jette dans la mer, il n’y aura nul moyen de l’en
séparer ; et dans une pièce percée de deux fenêtres par où pénètre une
vive clarté, les deux clartés, divisées à l’arrivée, se fondent en une seule.
5 - C’est peut-être ce
que dit saint Paul à propos de ce sublime mariage, supposant que Sa Majesté se
rapproche de l’âme par l’union : "Celui qui s’unit au Seigneur ne
fait qu’un esprit avec Lui" (Cor 6,17). Il dit aussi : "Mihi
vivere Christus est, mori lucrum"
(Ph 1,21) ; il me semble que l’âme peut dire la même chose ici, car c’est
là que le petit papillon dont nous avons parlé meurt dans une immense joie,
puisque sa vie est déjà le Christ.
6 - On discerne mieux
cette faveur, le temps aidant, par ses effets, car on comprend clairement que c’est
Dieu qui donne vie à notre âme par de secrètes aspirations souvent si vives qu’on
ne peut aucunement en douter ; l’âme les perçoit clairement, mais elles
sont inexprimables ; ce sentiment est si fort qu’il se traduit parfois en
paroles caressantes qu’elle ne peut contenir : "Ô vie de ma vie et
substance qui me sustente !" et autres choses de ce genre. Car de ce
sein divin, où Dieu semble continuellement nourrir l’âme, jaillissent des
rayons de lait qui fortifient tous les habitants du château ; il apparaît
que le Seigneur veut qu’ils jouissent un peu de tout ce dont jouit l’âme, de ce
fleuve opulent où la petite fontaine s’est perdue, il jaillit parfois un jet de
cette eau pour soutenir ceux qui doivent pour le corporel servir ces deux
époux. Et comme une personne inattentive sentirait qu’on la baigne soudain dans
cette eau et ne pourrait manquer de le sentir, ainsi, et même avec plus de
certitude, on perçoit les opérations dont je parle. Car de même qu’un jet d’eau
ne pourrait jaillir de rien, comme je l’ai dit, on comprend clairement qu’il y
a à l’intérieur quelqu’un qui lance ces flèches et donne vie à cette vie, un
soleil d’où provient une grande lumière qui se projette de l’intérieur sur les
puissances. L’âme, comme je l’ai dit, ne bouge pas de ce centre, et ne perd
point la paix ; car celui qui l’a donnée aux Apôtres (Jn 20,19) quand
ils étaient réunis peut la lui donner, à elle aussi.
7 - Il me vient à l’idée
que cette salutation du Seigneur devait signifier beaucoup plus qu’elle n’en a l’air,
ainsi que ce qu’il a dit à la glorieuse Madeleine : "Va en paix"
(Lc 7,50), car les paroles du Seigneur ont en nous valeur d’actes, elles
devaient donc agir dans ces âmes déjà bien disposées, éloigner de l’âme tout ce
qui est corporel afin que, pur esprit, elle puisse s’unir par cette union
céleste à l’esprit incréé ; et il est très vrai que lorsque nous nous
vidons de toute créature, que nous nous en détachons pour l’amour de Dieu, ce
même Dieu doit nous emplir de Lui. Ainsi, un jour où Jésus-Christ
Notre-Seigneur priait pour ses Apôtres, je ne sais où on le dit, il demanda que
tous soient un avec le Père et avec Lu, comme Notre-Seigneur Jésus-Christ est
dans le Père et le Père en Lui (Jn 17,21). Je ne sais s’il peut exister un
plus grand amour que celui-là ! Et ne manquons point d’y pénétrer tous,
puisque Sa Majesté a dit : e ne prie pas pour eux seulement, mais pour
ceux-là aussi, qui, grâce à leur parole, croiront en moi (Jn 17,20) et
Elle dit aussi : Je suis en eux (Jn 17,23).
8 - Ô Dieu secourable,
que ces paroles sont vraies, et comme l’âme qui le voit par elle-même dans
cette oraison les comprend ! Et comme nous les comprendrions toutes, si
nous n’y faisions pas obstacle par notre faute, puisque les paroles de
Jésus-Christ notre Roi et Seigneur ne peuvent manquer de s’accomplir !
Mais nous commettons l’erreur de ne pas nous y disposer en nous écartant de
tout ce qui peut faire obstacle à cette lumière, nous ne nous voyons donc pas
dans ce miroir que nous contemplons, et où notre image est gravée.
9 - Pour revenir à ce
que nous disions : lorsque le Seigneur a introduit l’âme dans Sa demeure,
qui est le centre de l’âme elle-même, de même que le ciel empyrée où se tient
Notre-Seigneur ne se meut pas, dit-on, comme les autres, dès que cette âme y pénètre,
tout mouvement cesse en elle ; ni les puissances, ni l’imagination, ne
peuvent lui porter tort ni lui enlever la paix. J’ai l’air de vouloir dire que
lorsque l’âme a obtenu de Dieu cette faveur elle est assurée de son salut et de
ne pas retomber, mais je ne dis rien de tel : chaque fois que je parlerai
de cette sécurité apparente de l’âme, il s’entend qu’il en est ainsi tant que
la Divine Majesté la tient par la main, pour que l’âme ne l’offense point. J’ai
du moins la certitude que cette âme, bien qu’elle ait vécu dans cet état, et
cela pendant des années, ne s’estime pas en sûreté ; elle craint au
contraire bien plus que naguère d’offenser Dieu moindrement, elle a le vif
désir de Le servir, comme on le verra plus loin, elle vit dans la peine et la confusion,
sachant le peu qu’elle est capable de faire, alors qu’elle lui a tant d’obligation ;
ça n’est pas une petite croix, mais une fort sérieuse mortification ;
toutefois, plus cette âme se mortifie, plus grandes sont ses délices. Lorsque
Dieu lui ôte la santé et les forces dont elle a besoin pour faire pénitence, c’est
là sa vraie mortification ; j’ai déjà dit ailleurs le chagrin que cela
cause, mais il est bien plus grand ici, et tout doit venir à l’âme du sol où
elle plante ses racines ; car de même que l’arbre qui est proche d’une eau
courante est le plus frais, celui qui produit plus de fruits, peut-on s’étonner
des désirs qu’éprouve cette âme dont l’esprit véritable ne fait qu’un avec l’eau
céleste dont nous avons parlé ?
10 - Pour en revenir,
donc, à ce que je disais, il ne faut pas croire que les puissances, et les
sens, et les passions, jouissent toujours de cette paix ; l’âme, oui. Dans
les autres Demeures, il est des combats, des moments d’épreuves et de fatigue,
mais à l’ordinaire cela ne lui ôte ni sa paix, ni sa place. Ce centre de notre
âme, ou cet esprit, est chose si difficile à décrire, il est même si difficile
d’y croire, que je crains, mes sœurs, que faute d’avoir su m’exprimer vous ne
soyez tentées de ne pas me croire ; car il est difficile de dire qu’il y a
là des épreuves et des peines, mais que l’âme reste en paix. Je vais faire une
ou deux comparaisons : plaise à Dieu qu’elles m’aident à expliquer quelque
chose, mais si je n’y réussissais pas, je sais que je dis la vérité.
11 - Le Roi est dans
son Palais, la guerre et bien des choses pénibles sévissent dans son royaume,
mais il n’en reste pas moins à sa place ; de même, ici ; bien qu’il y
ait un grand tumulte, beaucoup de bêtes venimeuses, dans les autres Demeures,
et que tout cela fasse grand bruit, rien ne pénètre dans cette Demeure-là, et
ne force l’âme à en sortir ; les choses qu’elle entend, qui toutefois lui
font un peu de peine, ne parviennent pas à l’agiter et à lui ôter la paix ;
les passions, déjà vaincues, ont peur de pénétrer dans cette Demeure, car elles
en sortent plus asservies. Le corps tout entier nous fait mal, mais si la tête
est saine, nous n’aurons pas mal à la tête du fait que nous avons mal au corps.
Je ris toute seule de ces comparaisons dont je ne suis pas satisfaite, mais je
n’en trouve pas d’autres ; Pensez ce que vous voudrez : tout ce que j’ai
dit est la vérité.
CHAPITRE III
Des grands effets de cette
oraison. L’attention et la réflexion sont nécessaires, car elle diffère des
états précédents d’une manière admirable.
1 - Nous disions donc
que ce petit papillon est mort dans l’immense allégresse d’avoir trouvé le
repos, et que le Christ vit en lui. Voyons comment il vit, ou comment cette vie
diffère de celle qu’il a connue quand il était vivant ; ce sont les effets
produits dans l’âme par cette oraison qui nous montreront si ce qui fut dit est
vrai. À ce que je puis entendre, ces effets sont les suivants.
2 - Le premier, un tel
oubli d’elle-même que l’âme semble vraiment n’être plus, comme je l’ai dit ;
elle est dans un état où elle ne se connaît plus, elle ne se souvient plus qu’il
doive y avoir pour elle ni ciel, ni vie, ni honneur, tout entière occupée de l’honneur
de Dieu ; les paroles de Sa Majesté semblent avoir eu force d’acte lorsqu’elle
lui a dit de s’inquiéter de Ses affaires, et qu’Elle s’inquiéterait des
siennes. Ainsi, l’âme ne se soucie pas de ce qui peut advenir, elle est dans un
étrange oubli de toute chose, car, comme je l’ai dit, elle semble n’être plus,
et elle voudrait n’être rien en rien, si ce n’est lorsqu’elle comprend qu’elle
peut contribuer à accroître d’un point la gloire et l’honneur de Dieu ;
elle exposerait alors sa vie de très bon cœur.
3 - N’entendez pas par
là, mes filles, qu’elle cesse de tenir compte de manger et de dormir, car ce n’est
pas le moindre de ses tourments, ainsi que d’accomplir toutes les obligations
de son devoir d’état ; nous parlons des choses intérieures, car il n’y a
que peu à dire des actions extérieures ; sa peine est plutôt de voir que
ses propres forces sont désormais néant. Elle ne renoncerait pour rien au monde
à faire tout son possible lorsqu’elle comprend qu’il s’agit du service de
Notre- Seigneur.
4 - Le second de ces
effets est un grand désir de souffrir, mais il n’est plus capable de l’inquiéter,
comme naguère ; son désir de voir la volonté de Dieu s’accomplir en elle
est si absolu que tout ce que fait Sa Majesté lui semble bon ; s’il veut
qu’elle souffre, à la bonne heure ; si non, ce refus ne la tue point,
comme avant.
5 - Ces âmes éprouvent
aussi une grande joie intérieure dans la persécution, et une paix croissante,
sans aucune inimitié envers ceux qui leur nuisent ou cherchent à le faire ;
elles s’éprennent plutôt pour eux d’un amour particulier, s’affligent
tendrement si elles les voient en peine, et endureraient bien des choses pour
les en libérer ; elles les recommandent à Dieu de bien bon cœur, et se
réjouiraient de perdre les grâces que leur accorde Sa Majesté pour qu’Elle les
reverse sur eux, afin qu’ils n’offensent plus Notre-Seigneur.
6 - Et voilà surtout ce
qui m’ébahit, quand on a vu les peines et afflictions que leur causait leur
désir de mourir pour jouir de Notre-Seigneur : elles ont maintenant un si
grand désir de le servir, d’obtenir qu’il soit loué, et, si possible, d’aider
quelques âmes, que non seulement elles ne désirent plus mourir, mais vivre de
très longues années, dans les plus grandes épreuves, au cas où elles
mériteraient ainsi que le Seigneur soit loué, ne serait-ce que de bien peu de
chose. L’assurance que leur âme jouirait de Dieu dès qu’elle quitterait leur
corps ne les influencerait point, pas plus que de songer à la gloire des saints ;
elles ne désirent pas y accéder pour le moment. Elle mettent leur gloire dans l’aide
qu’elles peuvent apporter au Crucifié, en particulier lorsqu’elles voient
combien on l’offense, combien rares sont ceux qui considèrent vraiment son
honneur, détachés de tout le reste.
7 - Il est vrai que
lorsqu’il lui arrive d’oublier cela, ses désirs de jouir de Dieu et de sortir
de cet exil la reprennent tendrement, surtout lorsqu’elle voit le peu de
services qu’elle lui rend, mais elle se reprend bientôt, elle considère-la
continuité de Sa présence en elle, et elle offre à Sa Majesté sa volonté de
vivre comme l’offrande la plus coûteuse qu’elle puisse lui faire. La mort, elle
ne la craint nullement, pas plus qu’elle ne craindrait un doux ravissement. Le
fait est que celui qui lui communiquait ces désirs avec d’excessifs tourments
lui donne maintenant ceux dont nous parlons. Qu’il soit à jamais loué et béni.
8 - Enfin, le désir de
ces âmes n’est plus jamais orienté vers les régals et les plaisirs, car le
Seigneur lui-même est avec elles, et c’est Sa Majesté, maintenant, qui vit en
elles. Il est clair que sa vie ne fut qu’un tourment continuel, et c’est ce qu’il
fait de la notre, du moins en ce qui concerne nos désirs ; quant au reste,
il nous dirige en faibles que sommes, quoiqu’il nous emplisse de sa force quand
il voit que nous en avons besoin. Un grand détachement de toutes choses, avec
le désir constant de vivre dans la solitude, ou occupés à aider une âme. Ni
sécheresses, ni épreuves intérieures, mais le souvenir de Notre-Seigneur, dans
une telle tendresse que l’âme voudrait ne rien faire d’autre que de le louer ;
lorsqu’elle s’en distrait, le Seigneur lui-même la réveille comme je l’ai dit,
car on voit très clairement que cette impulsion, - je ne sais quel autre mot
employer, - vient de l’intérieur de l’âme comme les transports dont j’ai parlé.
Elle se manifeste maintenant avec une grande douceur, mais elle ne procède ni
de la pensée ni de la mémoire, ni de rien qui puisse suggérer que l’âme ait agi
d’elle-même. Ce réveil se produit si habituellement, et si fréquemment, qu’il a
été possible de bien l’examiner ; de même qu’un feu ne projette pas sa
flamme vers le bas mais vers le haut, si grand soit le feu qu’on veuille
allumer, on constate ici que ce mouvement intérieur vient du centre de l’âme et
éveille les puissances.
9 - Certes, quand bien
même on ne trouverait sur cette voie de l’oraison d’autre bénéfice que celui de
comprendre le soin particulier que Dieu a de communiquer avec nous et de nous
prier de nous y prêter, car on ne peut y voir autre chose, enfin, de nous
garder auprès de lui, j’estime bien employées toutes les peines par lesquelles
on passe pour jouir de ces attouchements de son amour, si suaves et si
pénétrants. Cela, mes sœurs, vous l’avez sans doute éprouvé ; car lorsqu’on
atteint à l’oraison d’union, je pense que le Seigneur y veille, si nous ne
négligeons pas d’observer ses commandements. Lorsque cela vous arrivera,
rappelez-vous ce qu’il en est de cette Demeure intérieure où Dieu vit en notre
âme, et louez-le beaucoup ; car, vraiment, il vient de lui, ce message, ou
billet écrit avec tant d’amour, de manière à vous signifier qu’il veut que
vous- soyez seule à comprendre cette écriture, et ce qu’il vous demande. Ne
manquez sous aucun prétexte de répondre à Sa Majesté, même si vous êtes occupée
extérieurement et en conversation avec plusieurs personnes, car il arrivera
souvent que Notre-Seigneur veuille vous faire en public cette faveur secrète,
et comme votre réponse doit être intérieure, il est très facile d’agir comme je
le dis par un acte d’amour, ou en disant comme saint Paul : "Que
voulez-vous de moi, Seigneur ?" Il vous enseignera bien des façons de
lui être agréable, au moment même où nous croyons comprendre qu’il nous écoute ;
et cet attouchement si délicat dispose presque toujours l’âme à accomplir ce
qui lui a été demandé avec une ferme volonté.
10 - Cette Demeure se
différencie donc des autres par ce que je viens de dire : on n’y trouve
presque jamais la sécheresse ni les agitations intérieures qu’on a connues par
moments dans toutes les autres, mais l’âme y est presque toujours dans la
quiétude ; ne craignez pas que le démon puisse contrefaire ce si haut état
de grâce, mais soyez intimement persuadée qu’il provient de Dieu seul ;
car, comme je l’ai dit, ni les sens ni les puissances n’ont rien à voir ici ;
Sa Majesté s’est découverte à l’âme, Elle l’a introduite avec elle là où à mon
avis le démon n’oserait entrer et d’ailleurs le Seigneur ne le lui permettrait
point ; toutes les grâces qu’il accorde ici ne doivent rien aux efforts de
l’âme elle-même, comme je l’ai dit, sauf celui de se livrer tout entière à
Dieu.
11 - Les progrès que le :
Seigneur fait ici accomplir à l’âme, les enseignements qu’il lui donne, tout
cela se passe dans un silence qui me rappelle la construction du temple de
Salomon, où on ne devait entendre aucun bruit ; ainsi, dans ce temple de
Dieu, dans cette sienne demeure, Lui seul et l’âme jouissent l’un de l’autre,
dans un immense silence. L’entendement n’a aucune raison de s’agiter ni de
chercher ; le Seigneur qui l’a crée veut l’apaiser ici, et qu’il regarde
par une étroite rainure ce qui se passe. Il est des moments où il ne voit plus
rien, car on ne lui permet plus de regarder, mais ces intervalles sont brefs ;
car, ce me semble, on ne perd pas ici l’usage des puissances, mais elles n’agissent
pas, et sont comme ébahies.
12 - Je le suis de voir
que lorsque l’âme elle arrive là, elle cesse d’avoir des ravissements, (j’entends
en particulier la perte des sens) si ce n’est de temps en temps, et alors même
sans rapts ni envols de l’esprit ; ils sont très rares et n’ont presque
jamais lieu en public, comme naguère où c’était fréquemment le cas ; ils
ne sont plus provoqués comme alors par ce qui excitait sa dévotion, car lorsqu’elle
voyait une image pieuse ou entendait un sermon, ne fût-ce qu’un fragment, ou de
la musique, le pauvre petit papillon était si anxieux que tout l’étonnait, et
qu’il s’envolait. Maintenant, soit que l’âme ait trouvé son repos, soit qu’elle
ait vu tant de choses en cette Demeure elle ne s’estompe plus de rien, elle n’est
plus comme naguère, solitaire, puisqu’elle jouit d’une telle compagnie, Enfin,
mes sœurs, j’en ignore la cause, mais dès que le Seigneur commence à montrer à
l’âme ce qui se trouve en cette Demeure et à l’y introduire, elle est guérie de
la grande faiblesse qui lui a causé tant de peines et dont jamais auparavant elle
ne s’était libérée. Il se peut que le Seigneur l’ait fortifiée, élargie, et
habilitée ; il se peut aussi qu’il veuille montrer publiquement ce qu’il a
opéré secrètement dans ces âmes, à des fins que Sa Majesté connaît seule, car
Ses jugements dépassent tout ce que nous pouvons imaginer ici-bas.
13 - Ces effets, comme
tous les autres dont nous avons dit qu’ils sont bons dans les degrés d’oraison
déjà décrits, Dieu les suscite lorsqu’il attire l’âme à Lui, et lui donne le
baiser que réclamait l’épouse ; car j’entends que ce qu’elle demandait s’accomplit
dans cette Demeure. Ici, à cette biche blessée, on donne l’eau en abondance.
Ici, elle se délecte dans le tabernacle de Dieu. Ici, la colombe que Dieu
envoya voir si la tempête était apaisée trouve l’olive, signe qu’elle a trouves
la terre ferme sous les eaux et les tempêtes de ce monde. Ô Jésus ! Que ne
puisée connaître tout ce que doivent contenir les Écritures pour décrire cette
paix de l’âme ! Mon Dieu, qui en connaissez la valeur, faites que les
Chrétiens veuillent bien la chercher, et, dans votre miséricorde, ne la retirez
pas à ceux à qui vous l’avez donnée ; car, enfin, jusqu’à ce que vous leur
accordiez la véritable paix, et que vous les conduisiez là où elle ne finira
jamais, nous devons vivre dans la crainte. Lorsque je parle de la véritable
paix, je n’entends pas que celle-ci ne soit point vraie, mais que la guerre
pourrait éclater de nouveau si nous nous écartions de Dieu.
14 - Qu’éprouvent ces
âmes lorsqu’elles voient qu’un si grand bien pourrait leur faire défaut ?
Cela les oblige à plus de vigilance, à tirer force de faiblesse pour ne rien
négliger par leur faute de ce qui s’offre à elles pour mieux plaire à Dieu.
Plus Sa Majesté les favorise, plus elles sont craintives et plus elles ont peur
d’elles-mêmes. Et comme au milieu de ces grandeurs elles ont mieux connu leurs
misères et que leurs péchés leur semblent d’autant plus graves, souvent, comme
le Publicain, elles n’osent plus lever les yeux ; il en est d’autres qui
désirent cesser de vivre pour être en sécurité, mais bientôt, pour l’amour de
Lui, elles recommencent à vouloir vivre pour le servir, comme je l’ai dit et
remettent tout ce qui les concerne à sa miséricorde. Quelquefois, l’excès des
faveurs les anéantit à tel point qu’elles craignent quel n’en soit d’elles
comme d’un navire si lourdement chargé qu’il coule à pic.
15 - Je vous le dis,
mes sœurs, elles n’en portent pas moins leur croix, mais cela ne les inquiète
point et ne leur ôte pas la paix ; quelques tempêtes passent vite, comme
une vague, et le calme revient ; car la présence constante du Seigneur en
elles leur fait tout oublier. Qu’il soit toujours béni et loué par toutes ses
créatures. Amen !
CHAPITRE IV
Des buts que poursuit
Notre-Seigneur quand il accorde à l’âme de si hautes faveurs, et de la
nécessité pour Marthe et Marie de vivre unies. Chapitre fort profitable.
1 - N’allez pas croire,
mes sœurs, que ces effets dont j’ai parlé soient immuables dans ces âmes ;
c’est pourquoi, lorsque j’y pense, je précise que tel est, à l’ordinaire, leur
état ; car Notre-Seigneur les abandonne parfois à leur naturel et on
dirait alors que toutes les bêtes venimeuses des faubourgs et premières
Demeures de ce château se conjurent pour se venger du temps où elles ne les ont
pas elles à leur portée.
2 - Il est vrai que cet
état dure peu ; souvent un jour, ou un peu plus. Et dans ce grand tumulte,
suscité d’ordinaire par une circonstance quelconque, on voit ce que l’âme gagne
à vivre en si bonne compagnie ; le Seigneur lui donne une grande fermeté
pour qu’elle ne se détourne jamais de le servir et tienne ses bonnes
résolutions ; ces résolutions semblent plutôt se fortifier, elle ne s’en
écarte même pas d’un infime premier mouvement. Comme je le dis, les écarts sont
rares, mais Notre-Seigneur veut que l’âme ne perde pas le souvenir de ce qu’elle
est, d’abord pour qu’elle soit toujours humble, ensuite pour qu’elle comprenne
mieux ce qu’elle doit à Sa Majesté, la grandeur de la faveur qu’elle reçoit, et
qu’elle l’en loue.
3 - Il ne doit pas non
plus vous passer par l’esprit que du fait que ces âmes ont le si vif désir et
la si ferme détermination de ne faire pour rien au monde quoi que ce soit d’imparfait,
elles ne succombent jamais et ne commettent aucun péché. Volontairement, non,
et le Seigneur doit leur accorder pour cela une aide toute particulière. Je
parle de péchés véniels, car, autant qu’elles puissent le déceler, elles sont
affranchies des mortels ; ce n’est toutefois pas une certitude, le moindre
de leurs tourments n’est pas de se demander si elles n’en ont pas commis qu’elles
ignorent. Un autre de leurs tourments, ce sont les âmes qui se perdent ;
bien qu’elles aient en quelque sorte grand espoir de ne pas être dans ce cas,
quand elles se souviennent de certains personnages dont il est dit dans l’Écriture
qu’ils semblaient favorisés de Dieu, tel un Salomon, qui eut des rapports si
étroits avec Sa Majesté, elles ne peuvent manquer d’avoir des craintes, comme
je l’ai dit. Que celle d’entre vous qui serait le plus sure d’elle soit la plus
craintive ; car Heureux l’homme qui craint Dieu dit David (Ps 61,1).
Plaise à Sa Majesté de nous garder toujours ; la plus grande assurance que
nous pussions avoir est de toujours supplier Dieu de ne pas nous permettre de l’offenser.
Qu’il soit loué à jamais. Amen !
4 - Il sera bon, mes sœurs,
de vous dire dans quel but le Seigneur accorde tant de faveurs en ce monde. Les
effets ont du vous le faire comprendre, si vous avez été attentives, mais je
veux toutefois vous en reparler ici, pour qu’aucune d’entre vous n’imagine qu’il
ne cherche qu’à choyer ces âmes, ce serait une grave erreur ; Sa Majesté
ne peut nous accorder une plus grande faveur que de nous faire vivre dans l’imitation
de la vie de son Fils tant aimé ; j’ai donc la certitude que ces faveurs
tendent à fortifier notre faiblesse, comme je l’ai parfois dit ici, afin que
nous sachions, à son exemple, beaucoup souffrir.
5 - Nous avons toujours
vu ceux qui ont vécu le plus près du Christ Notre-Seigneur subir les plus
grandes épreuves. Considérons celles de sa glorieuse Mère et des glorieux
Apôtres. Par quel moyen supposez-vous que saint Paul ait pu supporter ses
immenses épreuves ? Nous pouvons juger d’après lui des effets des vraies
visions et de la contemplation quand elles émanent de Notre-Seigneur et qu’il
ne s’agit pas de nos imaginations ou d’une tromperie du démon. Est-il allé se
cacher, d’aventure pour jouir de ces délices, sans s’occuper de rien d’autre ?
Vous le voyez, jamais il n’eut de répit le jour, à notre connaissance ; et
il ne dut pas non plus en avoir la nuit, puisqu’il l’employait à gagner de quoi
manger (1Th 2,9). J’aime beaucoup saint Pierre, qui, lorsque
Notre-Seigneur lui apparut alors qu’il s’enfuyait de prison lui dit qu’il
allait à Rome pour être crucifié à nouveau. Jamais nous ne célébrons la fête où
ce fait est conté sans que ce me soit un réconfort tout particulier. Qu’en
fut-il de saint Pierre après cette faveur du Seigneur, ou que fit-il ?
Marcher immédiatement à la mort ; et qu’il trouve quelqu’un pour la lui
donner ne fut pas la moindre des miséricordes du Seigneur.
6 - Ô mes sœurs, quel
oubli de son repos, quel mépris de son honneur, quel éloignement de toute
recherche d’estime, chez l’âme qu’habite si particulièrement le Seigneur !
Comme elle vit beaucoup avec Lui, il est juste qu’elle ne pense guère à
elle-même ; sa mémoire s’emploie toute à chercher le meilleur moyen de le
contenter, que faire dans ce but, et comment lui montrer son amour. Tel est le
but de l’oraison, mes filles ; voilà à quoi sert ce mariage spirituel :
donner toujours naissance à des œuvres, des œuvres.
7 - C’est à cela qu’on
reconnaît vraiment que cette faveur est octroyée par Dieu, comme je vous l’ai
déjà dit ; car il ne m’est guère utile de vivre très recueillie dans la
solitude, d’agir avec Notre-Seigneur, de proposer et promettre de réaliser des
merveilles à son service si, aussitôt sortie de là, à la moindre occasion, je
fais tout le contraire. En disant que ça n’est guère utile, je me suis mal
exprimée, car tout le temps qu’on passe avec Dieu est fort utile, et ces
résolutions, même si nous sommes ensuite trop faibles pour les accomplir, Sa
Majesté nous donnera un jour ou l’autre le moyen de les respecter, même malgré
nous, comme c’est souvent le cas ; car lorsque le Seigneur voit qu’une âme
est fort lâche, il lui impose une très lourde épreuve, contre sa volonté, mais
dont elle tire grand avantage ; par la suite, l’âme qui a compris cela
perd toute crainte de s’offrir à Lui plus généreusement. J’ai voulu dire que c’est
peu de chose, en comparaison de ce qu’on obtient quand les œuvres sont
conformes aux actes et aux paroles ; et celle qui n’y parviendrait pas d’un
seul coup doit chercher à y arriver peu à peu. Qu’elle travaille à fléchir sa
volonté, si elle veut que l’oraison lui soit profitable ; de nombreuses
occasions de le faire ne lui manqueront pas, dans le petit recoin où vous
vivez.
8 - Considérez que c’est
beaucoup plus important que je ne saurais dire. Fixez votre regard sur le
Crucifix, et tout vous semblera facile. Alors que Sa Majesté nous a manifesté
son amour par tant d’actes et d’épouvantables tourments, comment voulez-vous ne
le satisfaire qu’avec des mots ? Être un vrai spirituel, savez- vous ce
que cela signifie ? C’est se faire les esclaves de Dieu ; ceux-là
sont marqués, au fer, du signe de la croix, car ils lui ont déjà aliéné leur
liberté pour qu’il puisse les vendre comme esclaves à tout le monde, comme il
le fut lui-même ; il ne leur fait ainsi nulle injure, mais une grande
faveur. Que ceux qui ne se résoudraient pas à cela n’aient crainte, ils ne
feront pas de grands progrès, car, comme je l’ai dit, l’humilité est le
fondement de tout cet édifice ; le Seigneur ne voudra pas les élever très
haut, si elle n’est pas très sincère ; cela, pour votre bien, afin de leur
éviter de s’effondrer. Donc, mes sœurs, pour que cet édifice ait de bonnes
fondations, tâchez d’être la plus petite de toutes, l’esclave de toutes vos sœurs,
cherchez comment et en quoi vous pouvez leur être agréable et les servir ;
ce que vous ferez ainsi, vous le ferez pour vous plus que pour elles, car vous
poserez des pierres si solides que votre château ne pourra s’écrouler.
9 - Je répète qu’il
faut pour cela que vos fondations ne portent pas seulement sur la prière et la
contemplation, car si vous ne recherchez pas les vertus, si vous ne vous
exercez pas à les pratiquer, vous ne serez jamais que des naines ; et même
plaise à Dieu qu’il ne s’agisse que de ne pas grandir, vous savez que celui qui
ne croît pas décroît ; et j’estime impossible que l’amour là où il est, se
contente d’être toujours le même.
10 - Il vous semblera
que je parle à ceux qui, ayant débuté, peuvent désormais se reposer. Je vous ai
déjà dit que le repos intérieur dont jouissent ces âmes aboutit à leur retirer
en partie leur repos extérieur, et à leur faire désirer de n’en avoir aucun. À
quoi tendent, selon vous, ces inspirations dont j’ai parlé, ou pour mieux dire,
ces aspirations, ces messages que l’âme envoie du centre intérieur aux gens du
sommet du château et aux demeures situées à l’extérieur de celle où elle se
trouve ? Sont-ce des invitations à se coucher pour dormir ? Non, non,
non ; pour que les puissances, les sens, et tout ce qui est corporel ne
restent pas oisifs, elle leur fait bien plus rudement la guerre qu’elle ne la
leur a jamais faite quand elle souffrait avec eux ; car alors elle ne
comprenait pas le si grand bienfait que sont les épreuves dont Dieu s’est
servi, d’aventure, pour l’amener où elle est, et la compagnie qu’elle trouve
ici lui donne plus de force qu’elle n’en a jamais eu. David dit que nous serons
saints avec les saints (Ps 17,26), nous ne pouvons donc pas en douter :
lorsque l’âme ne fait plus qu’une avec Celui qui est fort par l’union si
souveraine de l’esprit avec l’esprit, la force est contagieuse, et nous verrons
ainsi celle dont les saints ont fait preuve pour souffrir et mourir.
11 - Il est absolument
vrai que l’âme communique la contagion de cette force à tous ceux qui sont dans
le château et au corps lui-même, qu’elle semble souvent ignorer ; sa
vigueur, soutenue par le vin qu’elle boit dans cette cave où son Époux l’a
amenée et d’où il ne la laisse pas sortir, retentit sur le faible corps, comme
ici-bas la nourriture qu’on met dans l’estomac donne des forces à la tête et à
tout le corps. Le corps est donc bien infortuné, tant qu’il vit : il a
beau faire, la force intérieure surpasse de beaucoup la sienne, l’âme lui fait
la guerre et estime que ça n’est rien. De là, sans doute, les grandes
pénitences auxquelles se sont livrés de nombreux saints, en particulier la
glorieuse Madeleine, qui avait été élevée dans un tel bien-être ; et la
faim de l’honneur de Dieu qu’éprouva notre Père Élie (1R 19,10), celle que
saint Dominique, saint François, ont eue d’inciter les âmes à le louer !
Je vous le dis, oublieux d’eux-mêmes, ils n’ont guère du s’épargner.
12 - Voilà, mes sœurs,
ce que je veux que nous tâchions d’atteindre ; et pas pour jouir, mais
pour servir, désirons ces forces, et occupons-nous, par l’oraison, de les
obtenir. Ne cherchons pas à suivre un chemin non frayé, nous nous y perdrions
au meilleur moment, et il serait inouï de croire obtenir ces faveurs de Dieu
sur une voie autre que celle qu’il a suivie, et qu’ont parcourue tous ses
saints ; que cela ne nous passe pas par l’esprit ; croyez-moi, Marthe
et Marie doivent offrir ensemble l’hospitalité au Seigneur, le retenir toujours
auprès d’elles, et ne pas lui faire mauvais accueil en ne lui donnant pas à
manger. Comment Marie, toujours assise à ses pieds, le nourrirait-elle, si sa sœur
ne l’aidait point ? Sa nourriture, c’est l’effort que nous faisons de
rapprocher les âmes de Lui par tous les moyens possibles, pour qu’elles se
sauvent et ne cessent de le louer.
13 - Vous allez me dire
deux choses : d’abord, Il a dit que Marie a choisi la meilleure part
(Lc 10,42). Mais elle avait déjà rempli l’office de Marthe et choyé le
Seigneur en lui lavant les pieds, en les essuyant de ses cheveux (Lc 7,37-38).
Pensez-vous qu’une dame comme elle ne fut guère mortifiée d’aller par les rues,
peut-être même seule, car son ardeur était telle qu’elle ne savait ce qu’elle
faisait d’entrer là où jamais elle n’était entrée, d’être ensuite en butte aux
médisances du pharisien, suivies de bien d’autres dont elle eut a souffrir ?
Voir dans la ville une femme comme elle manifester un tel changement, aux yeux,
comme nous le savons, de si méchantes gens qui haïssaient le Seigneur à tel
point qu’il leur suffisait de voir qu’elle était liée d’amitié avec Lui pour qu’ils
évoquent la vie qu’elle avait menée, et disent qu’elle voulait maintenant faire
la sainte ; car il est clair qu’elle changea immédiatement ses vêtements
et tout le reste. Il en est bien ainsi de nos jours, à propos de personnes qui
ont moins de renom : que put-il en être alors ? Je vous le dis, mes sœurs,
la meilleure part venait après beaucoup d’épreuves et de mortifications ;
voir qu’on haïssait son Maître fut déjà pour elle une épreuve intolérable. Et
que n’a-t-elle souffert lors de la mort du Seigneur ? Je crois, à part
moi, que si elle n’a pas subi le martyre, c’est que voir mourir le Seigneur fut
un martyre pour elle, et les années qu’elle a vécu sans lui furent sans doute
aussi un terrible tourment ; on voit donc bien qu’elle n’a pas toujours
vécu dans les régals de la contemplation, aux pieds du Seigneur.
14 - Vous direz encore
que vous ne pouvez pas, faute de moyen, rapprocher des âmes du Seigneur ;
vous le feriez de grand cœur, mais sans pouvoir ni enseigner, ni prêcher comme
les Apôtres, vous ne savez comment vous y prendre. J’ai répondu plusieurs fois
par écrit à cette question, et peut-être même dans ce Château (Le Chemin de la
Perfection, chap. 1 et 3) ; Pensées, (chap. 2 et 7).
Toutefois je ne manquerai pas de le marquer ici, car vu le désir que vous
insuffle le Seigneur, je crois que cela vous préoccupe. Je vous ai d’ailleurs
dit que le démon, parfois, nous inspire de grands désirs qui nous empêchent de
mettre en œuvre ce qui est à portée de notre main pour servir Notre-Seigneur
dans les choses possibles, et que nous nous contentions d’avoir désiré faire l’impossible.
Sans parler de l’aide que vous apportez avec l’oraison, ne cherchez pas à être
utiles au monde entier, mais a celles qui vivent en votre compagnie ;
votre action, ainsi, sera plus efficace, et c’est à leur égard que vous avez le
plus d’obligations. Pensez-vous n’avoir guère à gagner si, du fait de votre
grande humilité ainsi que de votre mortification, serviables envers toutes vos sœurs,
débordantes d’une charité jointe à un amour du Seigneur tel que ce feu les
embrase toutes, vous les tenez constamment en éveil par tout cela et vos autres
vertus ? Ainsi, vous servirez le Seigneur non seulement abondamment, mais
d’une manière qui lui sera très agréable, c’est dans vos moyens, et ce que vous
accomplirez ainsi montrera à Sa Majesté que vous pourriez faire beaucoup plus ;
il vous récompensera donc autant que si vous lui gagniez beaucoup d’âmes.
15 - Vous direz que ce
n’est convertir personne, puisque toutes vos sœurs sont excellentes. De quoi
vous mêlez-vous ? Leurs louanges seront d’autant plus agréables au
Seigneur qu’elles sont meilleures, et leurs prières pour le prochain d’autant
plus profitables. Enfin, mes sœurs, voici ma conclusion : ne construisons
pas de tour sans fondement, car le Seigneur considère moins la grandeur des œuvres
que l’amour avec lequel on les fait ; et si nous faisons ce que nous
pouvons, Sa Majesté nous aidera à faire chaque jour davantage si nous ne nous
lassons pas bientôt ; le peu de temps que dure cette vie, et elle sera
peut-être plus brève que chacune de nous ne l’imagine, offrons intérieurement
et extérieurement au Seigneur le sacrifice qui est à notre portée, Sa Majesté l’unira
à celui qu’Elle offrit pour nous au Père sur la croix, lui conférant ainsi la
valeur que mérite notre amour, même si nos œuvres sont petites.
16 - Plaise à Sa
Majesté, mes sœurs et mes filles, de nous réunir toutes là où nous le louerons
à jamais, et qu’Elle m’accorde la grâce d’accomplir un peu de ce que je vous
recommande, par les mérites de son Fils, qui vit et règne à jamais, amen ;
car je vous le dis, ma confusion est grande, je vous demande donc, par ce même
Seigneur, de ne pas oublier dans vos prières cette pauvre misérable.
JHS
1 - Lorsque j’ai du
commencer à écrire ce qui précède, je fus bien contrariée, comme je l’ai dit au
début ; mais depuis que j’ai terminé, ma joie est vive, et je tiens pour
bien employée ma peine, qui, d’ailleurs, je le confesse, fut fort légère.
Considérant l’étroite clôture dans laquelle vous vivez, et vos rares
distractions, mes sœurs, cela joint au fait que vous n’êtes pas assez largement
logées dans certains monastères, vous trouverez, je le crois, de la
consolation, à vous délecter dans ce château intérieur ; là, sans
autorisation des supérieures, vous pouvez entrer et vous promener à n’importe
quelle heure.
2 - Il est vrai que
vous ne pouvez pénétrer dans toutes les Demeures par vos propres forces, si
grandes qu’elles vous paraissent, à moins que le Seigneur du château lui-même
ne vous y installe. C’est pourquoi je vous recommande de ne pas insister si
vous trouvez la moindre résistance : ce serait tellement le mécontenter
que jamais il ne vous laisserait y pénétrer. Il aime beaucoup l’humilité. Si
vous vous jugez même incapables de mériter de pénétrer dans les troisièmes
Demeures, vous obtiendrez de Lui d’atteindre les cinquièmes beaucoup plus
promptement ; et de là, vous pourrez le servir de telle façon que vous y
retournerez souvent, et qu’il vous introduira dans la Demeure même qu’il se
réserve, à Lui, pour n’en jamais plus sortir, sauf à l’appel de la Prieure, à
qui ce grand Seigneur veut que vous obéissiez comme à lui-même. Aussi souvent
que vous vous absentiez, vous trouverez la porte ouverte au retour. Et une fois
habituée à jouir de ce château, vous trouverez votre repos en toutes choses, si
pénibles soient-elles, du seul fait de votre espoir d’y revenir, sachant que
nul ne peut vous en empêcher.
3 - Bien que je ne
parle que de sept Demeures, elles sont nombreuses dans chacune d’elles, en bas,
en haut, sur les côtés, avec de beaux jardins, des fontaines, et des choses si
délicieuses que vous souhaiterez vous anéantir dans la louange du grand Dieu
qui a créé ce château à son image et ressemblance. Si vous trouvez quelque
chose de bien dans ces nouvelles de Dieu que, par ordre, je vous ai données,
croyez vraiment que Sa Majesté les a dites pour votre joie ; ce que vous
jugerez mal dit est de moi.
4 - Dans mon grand
désir de contribuer un peu à vous aider à servir mon Dieu et mon Seigneur, je
vous demande, chaque fois que vous lirez ceci, de beaucoup louer Sa Majesté en
mon nom, de lui demander l’exaltation de son Église, et la lumière pour les
luthériens ; quant à moi, qu’Elle me pardonne mes péchés et me sorte du
purgatoire ; j’y serai peut-être, par la miséricorde de Dieu, quand on
vous donnera à lire cet écrit, si on estime bon de le faire après que de doctes
hommes l’auront examiné. Si J’ai erré en certaines choses, ce sera faute d’avoir
compris, puisque je me soumets en toute chose à ce qu’enseigne la sainte Église
Catholique Romaine, en qui je vis, et je proteste, et je promets de vivre et
mourir. Que Dieu Notre-Seigneur soit à jamais loué et béni. Amen !
Amen !
5 - Cet écrit fut
achevé dans le Monastère de Saint Joseph d’Avila, année 1627, vigile de la
Saint-André, à la gloire de Dieu, qui vit et règne à jamais. Amen !
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