DÉRAPAGES À L’ÉLYSÉE
Lettre ouverte de Madeleine, des Veilleurs.
J’arrive
devant l’Élysée avec trois autres Veilleurs : deux personnes sont déjà
présentes. Nous nous plaçons sur le trottoir et lisons en silence. Tout d’un
coup, une cinquantaine de policiers et de CRS solidement cuirassés arrivent,
tandis que d’autres Veilleurs nous rejoignent : nous sommes dix, puis
trente, puis cinquante, debout, en silence, à plusieurs mètres d’intervalle les
uns des autres. Les CRS et gendarmes ne cessent d’affluer, la disproportion de
leurs dispositifs, comme toujours, est flagrante. Soudain, une directive fuse
dans le silence de la nuit : « Allez les gars, on les pousse ! »
L’objectif de ces hommes : créer un attroupement et provoquer une
situation illégale. Nous n’avons pourtant reçu aucune sommation.
Nous restons
debout, en silence, mais les policiers commencent à charger. Certains Veilleurs
se laissent faire, docilement ; d’autres choisissent de s’asseoir, mais
tous se mettent à chanter L’Espérance. Soudain, une jeune fille crie de douleur :
un policier la pousse tout en lui pinçant très violemment la colonne
vertébrale. Les forces de l’ordre précipitent sur nous les veilleurs qui n’ont
pas eu le temps de s’asseoir. Je suis piétinée et me recroqueville en me
couvrant tant bien que mal le visage. Je finis par lever la tête et demande
avec détresse au premier CRS que j’aperçois de venir me porter secours, car je
suis écrasée dans la bousculade : il m’extrait de la cohue, tout en me
faisant une clé de bras, alors que je ne demandais qu’à être retirée de cette
poussée aveugle. Je comprime ma douleur et subis cette violence gratuite en
silence. Seulement, une fois debout, je suis poussée par un autre policier qui
m’administre au passage une grande claque dans le dos, me faisant voler sur
plus d’un mètre. Un collègue, en l’apercevant, intervient et lui demande alors
de se calmer : il faut dire que la vue d’un mastodonte cuirassé en train
de frapper une jeune fille d’1m67 pour 48 kilos doit être difficilement
supportable.
Je contemple
interdite les scènes semblables qui se multiplient autour de moi : des CRS
administrent clés de bras et claques dans le dos, pincent les oreilles de
certains, bien que nous n’opposions pas d’autre résistance que de nous tenir
les uns aux autres. Certains CRS sont manifestement hors de contrôle. L’un
d’eux jette brutalement une mère de famille à terre, au milieu d’autres
Veilleurs debout : deux autres CRS l’attrapent alors par son gilet, et le
retirent du lieu sans dire un mot. Les personnes encore assises sont traînées
sur plusieurs mètres avant d’être lâchés brutalement, à quelques dizaines de
centimètres du sol. Un CRS ne relâche l’un de ces jeunes qu’après s’être assuré
d’avoir arraché tous les boutons de sa chemise. Un autre jeune, rouge et
suffocant, est quant à lui tiré par le cou. Les personnes qui obtempèrent et ne
demandent qu’à avancer sont projetées la face la première, qui contre les vitrines,
qui contre les voitures.
C’en est
trop, les larmes me viennent aux yeux devant pareil spectacle. Malgré la colère
et l’indignation qui m’étranglent la voix, je supplie les policiers qui restent
à l’écart, manifestement écœurés de ce qu’ils observent, d’intervenir pour
calmer leurs collègues et mettre fin à ces dérapages. Ils baissent la tête, et
soupirent, tout comme leurs voisins. Je demande à voir le commissaire, que je
commence à bien connaître puisqu’il est présent à chacune de nos veillées, et avec
lequel il me semblait jusqu’à présent avoir construit une vraie relation de
confiance : on me refuse ce droit, et malgré mes appels désespérés, le
commissaire, scotché à son talkie, semble ne pas me voir.
Une jeune
fille est alors violemment projetée au sol, à mes pieds, et se cogne la tête
sur l’angle du trottoir. Je me précipite avec d’autres Veilleurs pour la
secourir, d’autant que les CRS continuent à pousser les gens alors même que
plusieurs personnes sont au sol : la jeune fille reste à moitié inconsciente,
puis se recroqueville et se frotte lentement le crâne, sous l’effet de la
douleur. On demande un médecin, mais la bousculade reprend de plus belle. Une
jeune fille indique aux CRS qu’elle ne se sent pas bien. Malgré cette
précision, elle est transportée manu militari par 2 ou 3 CRS et posée au
numéro 70 de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Deux personnes, blessées,
devront aussitôt être ramenées chez elles afin d’être soignées. Un jeune homme
est extrait à l’extérieur du cordon de CRS par un policier visiblement hors de
lui, qui continue à le pousser violemment sur plusieurs mètres en le prenant au
cou, alors même que le jeune se trouve hors de la zone dont on veut nous
éloigner : « Mais arrêtez là ! C’est bon, je suis sorti ! ».
Je cours avec d’autres Veilleurs vers le jeune indigné pour le supplier de
rester calme, malgré cette violence gratuite qu’il vient de subir.
Autour de
moi, les clameurs et les supplications des Veilleurs se multiplient :
« Doucement, mais doucement ! », « Aïe ! Aïe, vous me faites
mal, Monsieur ! », « Arrêtez ! Arrêtez, ça suffit ! »,
« Du clame ! On se calme ! », « Médecin ! Un
médecin, s’il vous plaît ! », « Quelle honte… Mais quelle honte,
vraiment… ». Je vole d’un Veilleur à l’autre pour les engager à rester
silencieux, et vais ensuite trouver un autre policier : « Ce que vous
faites est parfaitement illégal, vous en êtes conscient ? ». Réponse
sidérante, que l’agent m’adresse en me regardant dans le blanc des yeux, à
quelques centimètres de mon visage, le sourire aux lèvres : « Oui
Madame, c’est illégal, ce que nous faisons. ». Je n’arrive pas à croire ce
que je viens d’entendre. Un jeune homme, son portable à la main, filme la scène
et demande au fonctionnaire de redire les propos qu’il vient de tenir, mais
celui-ci se reprend et rétorque alors, énergiquement : « Non, ce
n’est pas illégal ! ». Un Veilleur distribue alors des papiers sur
lesquels sont énumérés les articles du code que les forces de l’ordre sont en
ce moment-même en train de violer impunément.
J’ai peine à
croire qu’une semaine auparavant, nous étions reçus au Conseil de l’Europe afin
de témoigner des violences policières en France. Cette audition avait permis,
le lendemain, l’adoption d’une résolution par le Parlement du Conseil de
l’Europe, condamnant la France, au même titre que la Turquie, pour son « usage
disproportionné des forces de l’ordre face aux manifestations ». J’étais
convaincue que ce rappel à l’ordre inciterait le gouvernement à plus de
prudence et de modération dans son attitude face aux Veilleurs et, ingénument,
j’espérais que cette visite à Strasbourg inaugurerait une période d’apaisement.
Mais les cinquante-deux interpellations, la semaine dernière, ajoutées à ces
nouveaux dérapages témoignent du refus obstiné du gouvernement d’entendre notre
mouvement et de garantir les libertés fondamentales de tous les Français,
quelles que soient leurs opinions.
Des étrangers
sont témoins des violences que nous subissons : quelques touristes
japonais, alertés par les clameurs qu’ils ont pu entendre de loin, arrivent sur
les lieux, effarés de ce qu’ils voient. Sortant leurs portables et leurs
caméras, ils demandent aux forces de l’ordre de quoi il retourne :
celles-ci, quoiqu’embarrassées, tentent de faire bonne figure. Pendant ce
temps, les gardiens de la paix continuent leur travail : nous avons été
poussés de quelques mètres sur le trottoir, et sommes désormais non plus devant
le portail de l’Élysée, mais face à l’ambassade de Colombie. Les fenêtres de
l’Ambassade s’illuminent. Soudain, l’une d’elles s’entrouvre, et une main
dépose alors une bougie sur le rebord. La bousculade a cessé. Nous nous
asseyons, en silence, pour reprendre notre veillée, en fredonnant le Chant des
Partisans. Progressivement, les CRS sont remplacés par des gendarmes, et
l’atmosphère se détend aussitôt. Un Veilleur tente d’avoir un échange avec un
gendarme, mais ce dernier, mal à l’aise, affirme qu’il n’y a pas eu de charge.
Le Veilleur lui propose alors de lui montrer des photos, ce que le gendarme
refuse aussi net. Certains de ses collègues demandent à des veilleurs debout
d’arrêter de filmer et de prendre des photos.
Nous lisons,
comme à notre habitude, des textes et des poèmes, de Péguy à Camus, de Gramsci
à Tillinac. Je me lève malgré l’émotion qui m’étreint
encore, et m’adresse aux forces de l’ordre qui nous encerclent : je leur
dis ma tristesse et ma honte, ce soir, d’avoir vu des fonctionnaires de cette
République française que j’aime tant et au service de laquelle je me suis moi
aussi engagée, qui ont déserté leur mission en agissant sciemment en dépit de
tout droit et de toute justice. Leur réaction est saisissante : certains
ont les larmes aux yeux, d’autres se mordent les lèvres, la plupart baissent la
tête. Un père de famille, qui raconte avoir entraîné pendant trente ans des
hommes à des situations de violence extrême, nous engage à rester bienveillants
à l’égard de ceux qui nous ont maltraités, malgré la situation révoltante que
nous venons de traverser.
Ces discours,
nos chants et les poèmes que nous lisons apaisent rapidement nos esprits.
Toutefois, nous avons à cœur de marquer la responsabilité individuelle de ces
policiers qui nous entourent : conscients de l’obligation qu’ils ont
d’exécuter les ordres qu’ils reçoivent, nous les engageons toutefois à avoir le
courage de s’unir pour faire remonter à leurs supérieurs, à l’instar du
syndicat Alliance Police Nationale le 2 juillet, des documents dénonçant
les ordres absurdes qu’ils reçoivent et les situations illégales auxquelles ils
sont acculés. Alix enfin lit un extrait du Mystère de la charité de
Jeanne d’Arc de Charles Péguy : « Complice, complice, c’est
pire que coupable ! ».
Qu’il me soit
permis, puisqu’il faut conclure, de m’adresser aux personnes qui réduisent les
forces de l’ordre à ces opérations absurdes : à travers ces injustices que
vous leur faites commettre, vous manifestez semaine après semaine votre refus
de chercher à nous comprendre, alors même que vous auriez tout à y gagner. Mais
sachez-le : les Veilleurs n’ont pas peur. Non pas par bravade insensée,
par provocation factieuse ou par témérité juvénile. Non. Nous n’avons pas peur,
parce que nous sommes mus par la force d’une conscience qu’aucune menace ne
saurait briser. Nous n’avons pas peur parce que nous puisons notre courage dans
l’amour de notre Cité et de l’Homme. Nous n’avons pas peur, parce que nous
aurons toujours à cœur d’opposer à votre violence notre invincible
bienveillance et notre confiance sereine en l’avenir de notre pays.
Nous
resterons déterminés, parce que nous refusons que l’homme devienne une espèce
indéterminée. Nous resterons pacifiques, parce que nous sommes des amoureux de
la paix sociale. Nous resterons patients, parce qu’on ne « triomphe pas de
la patience du pauvre ». Nous resterons bienveillants, parce que nous
demeurerons garants du bien commun, contre les sirènes de l’individualisme, du
communautarisme et de ces intérêts particuliers et partisans que vous avez
voulu honorer. Nous ne serons jamais résignés, parce que l’on ne se résigne pas
à l’injustice. Nous ne serons jamais indifférents, parce que seul le respect
des différences garantit le respect de la dignité humaine, notamment à travers
la reconnaissance de la différenciation et de la complémentarité sexuelles.
Alors, à
défaut de pouvoir nous entretenir avec vous à travers un dialogue digne et
apaisé, face à ces hommes bâillonnés par un devoir de réserve qui leur pèse de
plus un plus, nous conversons avec ces grands penseurs qui nous parlent, et
avec ces innombrables Français qui, interpellés et silencieux, nous témoignent
leur sympathie. Car ce sont eux que nous voulons toucher par la flamme de notre
jeunesse et de notre espérance, faisant naître de la société civile ces espaces
de dialogue public dont ils ont été privés.
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