Madame R. : le voile de la Foi s’est déchiré
ROLANDE
Le lundi 18 janvier, l’église d’Ermont, sans annonces dans les
journaux, rassemblait de nombreux amis de Madame R. Ils remplissaient la
nef de l’église : une assemblée profondément recueillie, où l’on sentait
ce que l’Église de France réunit de plus vivant dans sa dimension spirituelle.
Je continue à ne pas livrer son Nom de famille pour la tranquillité des siens.
L’initiale n’indiquant que le prénom.
Son décès datait du mercredi précédent, la
nouvelle s’était répandue de bouche à oreille chez tous ceux pour qui cette
malade grabataire, depuis huit ans, était une présence importante. Le Père
Chenesseau, son Père spirituel, présidait la messe, assisté d’une couronne
d’une bonne douzaine de prêtres, jeunes et vieux, tous très motivés
spirituellement, qui se comprenaient à demi-mot dans le peu de temps que le
recueillement de la cérémonie laissa à leurs contacts.
À la sortie de la messe, quelques
connaissances me permirent de constater la qualité et la variété de ceux pour
qui cette personne sans formation ni culture était une référence et un soutien.
Des gens de tous les milieux sociaux. Un jeune Africain, haut technicien,
consacre une bonne moitié de sa vie au service de la Vierge, qu’il articule
avec ses obligations professionnelles. Un jeune polytechnicien fait de même en
France, un notaire, un éditeur, un médecin, un directeur de presse, une jeune
fille qui depuis deux ou trois ans persévère pied à pied pour bâtir une
télévision chrétienne : une dame plus âgée, sous le contrôle de
Madame R. (vérifié par son Père spirituel et son médecin), jeûne exclusivement
au pain et à l’eau depuis une dizaine d’années, ce qui est un défi aux lois de
la nutrition. D’autres encore. Il eût été passionnant de pousser l’inventaire.
Une vocation hors norme
Le père René Chenesseau retraça
l’itinéraire spirituel de Madame R., tel que l’évoque son journal, écrit par obéissance, que j’ai
publié en 1993 chez Plon (70.000 exemplaires aujourd’hui épuisé).
Orpheline de mère, incomprise par la
seconde épouse de son père, reléguée à la maison lors des promenades
familiales, réduite à des études élémentaires jusqu’au seuil de l’adolescence,
elle avait dû renoncer à la vocation religieuse faute de santé, car sur ce
point non plus elle n’ait point été gâtée.
Le Seigneur lui fit comprendre que cette
voie était bouchée de la vocation l’invitait au mariage, elle épousa un homme
qui avait déjà un enfant et elle eût souci prioritaire d’être pour lui aussi
affectueuse que pour ses propres enfants.
Dans sa vie très active, elle complétait
les revenus du foyer par de petits travaux, pour un atelier de haute couture,
médiocrement payés. Elle avançait discrètement et profondément dans les voies
spirituelles jusqu’à un long blocage. Jusqu’à trouver un directeur qui lui dit :
« Dans cette nuit, ne priez pas moins (comme on le lui avait dit) mais
davantage. » Et ce fut, en 1972, le dévoilement.
Pendant plusieurs mois elle vécut dans La
Trinité, continuant à remplir ses travaux de cuisine, de lessive, de couture,
comme ne les faisant pas, jusqu’au jour où elle demanda au Seigneur dont elle
n’oubliait pas la Passion : « Demandez-moi quelque chose, que ce soit
une folie, pour l’amour de Vous. »
Le Seigneur lui dit :
« Eh bien ! puisque c’est ton
souhait, je te demande de ne plus manger, de ne plus boire, pas la moindre
goutte d’eau, pas le plus petit médicament ! Rien. »
Ainsi commença pour elle ce que l’on
appelle l’inédie (ne plus manger, du latin : edere, avec in privatif).
Cela fut suivi d’une nouvelle phase d’épreuves.
Elle s’exécuta, tout en faisant la cuisine
quotidienne pour sa famille, sans rien goûter, malgré la tentation de le faire,
en bonne cuisinière.
Elle ressentait la faim, avec de violentes
ou subtiles tentations, mais ne céda pas. Les siens s’inquiétèrent, ils firent
tout pour l’obliger à manger ou du moins à boire un peu, à l’occasion de
réceptions. Une fois elle céda par lassitude, mais tomba en syncope.
En revanche, depuis ce nouveau régime, sa
santé auparavant détestable, devint bonne, comme elle ne l’avait jamais été.
Mais cela ne dura pas, car elle était
promise à de nouvelles épreuves, vertigineuses, mais connues chez certaines
mystiques.
Elle perdit l’évidence de son union à Dieu,
comme le Christ dans son agonie ou sur la Croix lorsqu’il dit :
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné ? », comme Bernadette, comme Thérèse de Lisieux ou Saint
Jean de la Croix et quelques autres.
Sa lumière devint nuit. Le démon la
talonnait, l’obsédait et lui imposait incoerciblement une nouvelle évidence :
« Tu es damnée. Tu es à moi. »
Dieu, qui ne faisait qu’un avec elle, selon
la parole du Christ promise à tous pour l’éternité : « qu’il soit un
comme mon Père et moi nous sommes Un » (Jn 17, 21),
se cachait et la laissait aux prises avec le tentateur. J’ai osé rappeler cette
étape peu connue et peu étudiée, qui succède à ce que la mystique classique de
Saint Jean de la Croix appelle : « la troisième voie »
spirituelle (le thabor de l’union parfaite), « la
quatrième voie » : celle du Christ de l’agonie à sa mort. Ce n’est
évidemment pas la même chose puisque le Christ est Dieu, mais l’analogie
(épreuve et tentations) est saisissante, pleine de sens. Elle prolonge la
grande leçon et grâce suprême de la Croix du Christ, si méconnue aujourd’hui,
qui fut pour lui et qui est paradoxalement pour d’autres la voie ultime,
l’étape la plus radicale de l’amour désintéressé.
L’enfer physique et moral
Cela a duré un quart de siècle, assorti de
nombreuses autres épreuves, notamment sa santé, passée à un beau fixe sans précédent,
mais qui retomba par la suite. Elle en souffrit. À quatre-vingts ans, elle se
fut opérée du cœur, faible depuis l’enfance. L’opération, qui avait réussie du
point de vue anatomique, entraina des complications qui firent d’elle une
grabataire. Elle vécu ainsi les dernières années de sa vie, un enfer
physiquement et moralement. Les stigmates s’ajoutaient aux souffrances
physiques naturelles, des stigmates invisibles, mais très douloureux, elle ne
pouvait se payer des infirmières, elle était donc au lit 24 heures sur 24,
sans assistance, et c’était de pire en pire, car depuis plusieurs années elle
ne pouvait plus se mettre par elle-même sur le bassin. Le jeûne n'avait jamais
arrêté les fonctions d'élimination, si paradoxal que cela paraisse. Quand j'ai
édité son journal j'ai contrôlé tout cela avec plusieurs médecins. On verra le
compte-rendu si je réédite le livre. Son mari, depuis sa maladie, faisait
chambre à part. Elle s'était installée dans sa chambre, une chambre de moins de
20 m² où l'espace manquait. Pour se distraire, il mettait la télévision
presque toute la journée à très haut régime, étant sourd.
Pour elle qui avait l'oreille fine, et dont la vie était prière et intériorité,
ce fut une nouvelle épreuve parmi bien d'autres qui ne peuvent pas se dire. Je
me suis toujours demandé comment elle tenait et surtout comment elle gardait ce
calme, ce sourire, cette sérénité qui semblaient démentir ses souffrances et
persuadaient les esprits simples et ignorants qu'elle était une comédienne et
ne restait au lit que pour se prélasser. Ils avaient d'autant plus cette
impression que le jeûne, qui purifie l'organisme, lui donnait un teint de jeune
fille, sans rides, et paradoxalement ne la faisait pas maigrir, autre
invraisemblance). Elle pesait 80 kg au lieu des 60 de sa cinquantaine,
elle avait alors la taille mince et pouvait changer ses robes avec celles de
ses filles.
J'ai réuni les preuves sur tous les points essentiels. Elle ne faisait
pas pitié. Ce qui a beaucoup compliqué la vérification de son jeûne,
lorsqu'elle a été à l'hôpital (la Chaise-Dieu, notamment pour l'opération du
cœur). Son Père spirituel, après avoir consulté les médecins pour éviter de
créer des problèmes que ni les hommes, ni l'Église ne souhaitaient, lui demanda
de manger pendant son hospitalisation. Elle le fit et trouva cela très
agréable, mais, fidèle à sa promesse intérieure profonde, elle mangea très peu.
Son mari venait alors la visiter et elle lui offrait le repas de midi. Elle
laissait celui du soir et tout passa inaperçu, mais ce fut un point de moins
pour la vérification du jeûne. L'hôpital constatera : les repas lui furent
servis normalement. De même pour la dernière période de sa vie, les médecins,
vu sa faiblesse du cœur et les déficiences de certaines analyses, prescrivirent
des remèdes. Elle les prenait dans un verre d'eau, deux ou trois fois par jour,
ce qui fit cesser son jeûne intégral pendant les dernières années après
l'opération du cœur. Beaucoup de constats de détail sont étonnants : la
rupture de son jeûne provoquait des syncopes lorsqu'elle tenta de prendre
quelque chose sous la pression des siens, mais ne lui donna aucun trouble quand
ce lui fut commandé par le prêtre qui la guidait.
Les paradoxes de Madame R. ont une très profonde cohérence, comme
bien d'autres choses dans la Bible et dans la vie mystique. Toujours
parfaitement avenante, oublieuse d'elle-même, soucieuse des autres, elle se
sentait en enfer, odieuse à Dieu qu'elle aimait de tout son cœur et à qui elle
avait tout donné. Je m'interrogeais sur cette épreuve mystique. Comment cette
éclipse était-elle possible après l'union transformante dont elle avait eu
conscience depuis 1972 ? Était-elle absolue ou seulement cachée ? Je
lui dis un jour :
« Mais enfin, vous êtes en enfer, vous vous sentez en enfer pour
l'éternité (ce qu'elle acceptait d'ailleurs avec sa totale disponibilité comme
une juste condamnation). Mais que feriez-vous en enfer ? » Frappante
était l'incompatibilité. Elle me répondit sitôt, dans un élan du cœur :
« J'adorais Dieu, Je rendais grâce pour sa Gloire ! »
L'évidence indéracinable qui inspirait ce réflexe instantané prouvait que
l'union profonde à Dieu restait inchangée, même en enfer, même purgée par Dieu,
ou odieuse à ses yeux. Elle ne pouvait faire autre chose que de rendre grâce et
de le glorifier de toute son âme. C'est proprement vertigineux. Elle avait donc
gardé cette conscience partielle mais profonde de son union indéfectible.
Retour en Dieu
En ses toutes dernières années, elle connut une interruption de cette
épreuve radicale. À Pâques 1997, la nuit se déchira, elle ses retrouva en Dieu,
de manière non pas extatique, mais intime et profonde, ineffable comme par le
passé. À mes visites suivantes, je lui disais :
« Alors maintenant vous n'êtes plus en enfer. »
Elle avait un grand sourire de bonheur. Mais le démon, acharné en
priorité contre ses plus efficaces adversaires, si redoutables pour son règne,
ne la lâchait pas. Après cette éclaircie, il revint avec les mêmes tentations,
les mêmes obsessions, d'autres variées, même sensuelles. Rien ne lui fut
épargné.
Cela me dépasse, mais je le dis comme je l'ai vu et entendu, car elle me
répondait très simplement, avec un langage objectif et désimpliqué d'un constat
clinique, sans affliction ni vantardise, comme elle aurait parlé d'une autre.
Ce détachement transparent m'a toujours stupéfié. Lors de mes deux dernières
visites qui ont dû m'être inspirées, car j'étais surmené et n'avais pas le
temps d'y aller, j'ai célébré deux fois la messe pour elle, avec les intimes
auxquels elle avait téléphoné. Durant le dernier trimestre de 1999 le démon
avait réussi, entre les éclaircies que Dieu lui accordait, à lui donner des
tentations ou terreurs pires que les précédentes. Elle me dit durant ces deux
dernières visites, toujours avec le même ton calme plein de sérénité, surtout
d'objectivité : « Il me tient, il me terrasse. Maintenant, non
seulement il ne donne l'évidence que je lui appartiens, irréversiblement, mais,
dans la faiblesse où je me trouve, il me persuade qu'il me dominera au point de
me faire blasphémer avec lui. »
À ces moments-là il lui faisait perdre conscience que l'adoration était
en elle un état indéfectible.
Depuis la mort de son mari, en 1998, elle avait réorganisé sa chambre,
qui était devenue après la cohabitation encombrée un sanctuaire de paix
radieuse sobres en icônes. Elle avait tout sous la main à sa gauche, et tenait
tout en ordre sur une petite table de nuit voisine. Elle écrivait, malgré son
âge, sa maladie et sa faiblesse, avec une admirable écriture, une calligraphie
souple, détendue, qui reflétait le fond de son âme. La dernière carte que j'ai
reçue, c'était ses vœux pour l'an 2000. Le lit restait dans ordre parfait
et reflétait son extraordinaire maîtrise d'elle-même. Et, avec la douleur des
stigmates, je faisais très attention, en lui donnant la main, de ne pas la
serrer quand je lui disais bonjour ou au revoir. Mais d'autres prenaient moins
garde et elle ne protestait pas. Le cœur s'affaiblissait en ces derniers mois,
elle fut hospitalisée quelques jours en décembre. Le mercredi
12 janvier 2000, l'état de santé continuait à faiblir, le démon
redoublait sa persécution quotidienne. Un jour où elle était particulièrement
assaillie, le Père spirituel pria d'abord par téléphone, et n'obtenant aucun
soulagement, il vint de quelque distance vers 16h30. Le 13 janvier, il fit
un exorcisme, mais la réaction du démon, comme il arrive en pareil cas, fut si
vive sur cet organisme épuisé qu'il renonça par crainte de provoquer la mort.
Il parti donc après avoir alerté l'hôpital d'Eaubonne. Le SAMU vint et la
transporta, plutôt difficilement.
À 20h30, tout s'est dévoilé pour elle. En ce monde où tant de causes
asphyxient la foi, il reste de surprenantes élites où continuent à se passer,
comme depuis deux mille ans, bien des merveilles de générosité, de don de soi,
de sainteté, que nous découvrirons dans l'éternité.
Madame R., dans son état grabataire, avait longtemps accepté de
répondre à SOS Délivrance, pour les personnes tourmentées par le
démon. Il y en a plus qu'on ne le pense. Elle prenait note des appels, très
divers. Elle priait pour eux et les conseillait avec l'aide de son Père
spirituel, auquel elle pouvait envoyer occasionnellement. De grandes grâces
sont passées par SOS Délivrance. Des prêtres ont retrouvé la paix
et le droit chemin : d'autres aussi. De proche en proche, nombre de gens
parfois de haut niveau avaient connu l'adresse de Madame R. et la voyaient
de temps en temps ; des gens très divers, notaires, industriels, un prêtre
qui vit comme ermite en Chine, un directeur de périodique, des médecins, des
étudiants. Cela créait entre elle et eux des liens très forts et un soutien
dont j'ai moi-même senti l'influence.
Confidence de l'un d'entre eux :
« Attaqué dans ma lutte pour le Seigneur par des ennemis puissants,
je vais trouver Rolande, je lui explique les troubles même physiques ressentis.
Je les avais précédemment soumis à un exorciste sans aucun succès. Elle me dit :
"Je vais les prendre sur moi." J'étais soulagé. J'ai vécu quelques
jours comme au paradis. Mais peu après, les assauts m'atteignaient à nouveau,
physiques et moraux. Je retourne chez Rolande. J'ai été soulagé à nouveau, y
compris de sifflements multiples dans les oreilles et de troubles organiques?
Je lui téléphone, elle était hors d'état de me répondre. Elle souffrait pour
moi. Depuis je ne lui ai plus jamais demandé... mais j'ai trouvé des parades
pour les attaques physiques, et spirituellement, moralement, je suis blindé,
comme si cela arrivait à un autre. » C'était la grâce de Madame R.
d'analyser ses propres tourments avec la totale désimplication d'un
entomologiste. Pour ce cas comme pour bien d'autres, rien ne poussera vers une
cause de béatification. Depuis la venue du Christ, et peut-être même avant,
parmi le peuple des pauvres, bien des saintetés héroïques restent ignorées. Ce
sont les paratonnerres de notre monde. Merci à Madame R. pour tous ceux
qu'elle a soutenus, par ses dialogues et par SOS Délivrance, que nous avons interrompu au bout de peu
d'années pour ne pas risquer de poser des problèmes dans l'Église où l'on
n'aime pas l'exception. Mais beaucoup en gardent la grâce et le souvenir.
Beaucoup lui prêtaient un don de prophétie. Mais elle le récusait avec
une grande fermeté. Pas d'intuition de l'avenir, maintenait-elle. Il est vrai
qu'elle était plus douée pour les transferts des souffrances d'autrui, mais il
reste vrai qu'elle avait des paroles inspirées. Une jeune universitaire, qui
l'a rencontrée quelques jours avant sa mort, fut frappée de lui entendre dire
une parole qu'une autre sainte femme lui avait dite une quinzaine d'années
auparavant et qui avait guidé sa vie. C'était comme une réanimation posthume et
un testament.
René Laurentin - (Extrait de Chrétiens Magazine N°
128 - 15 février 2000)
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